Jazz live
Publié le 13 Nov 2021

Pas de férié pour le trio Blaser/Ducret/Bruun à l’AJMI D’Avignon

Alors que les camarades Bergerot et Prévost continuent leur marathon intense mais enthousiasmant, je rentre du D’jazz Nevers festival en faisant une halte vauclusienne, à Avignon à l’Ajmi pour écouter et voir le trio Blaser/Ducret/Bruun le soir du 11 novembre. C’est toujours un défi que de parler de musique, et encore plus dans le cas de ces instrumentistes exceptionnels. Qui dit chronique dit brièveté en principe, saisie de l’instant écouté et permanence de l’entendu...

TRIO SAMUEL BLASER/ MARC DUCRET/ PETER BRUUN

AJMi Jazz Club Avignon | Le meilleur moyen d’écouter du jazz c’est d’en voir ! (jazzalajmi.com)

Alors que les camarades Bergerot et Prévost continuent leur marathon intense, enthousiasmant, je rentre du D’jazz Nevers festival en faisant  une halte vauclusienne, à Avignon à l’Ajmi pour écouter et voir le trio Blaser/Ducret/Bruun le soir du 11 novembre.

 C’est toujours un défi que de parler de musique et encore plus dans le cas de ces instrumentistes exceptionnels. Qui dit chronique dit brièveté en principe, saisie de l’instant écouté et permanence de l’entendu. De cet éphémère qui demeure trace, il y a l’envie de faire partager ce qui a traversé l’horizon musical du moment. On est loin de l’achèvement, mais de toute façon avec le jazz, lieu d’ouvertures, de passages et de frontières abolies ou avec les musiques de ce trio par exemple, il n’en a jamais été question. Ce serait même une façon d’aborder leur répertoire, de le comprendre mieux peut être alors que l’écriture est toujours en retard.

Samuel Blaser et Marc Ducret articulent compositions écrites et improvisations (éternel débat) au fil d’une forme ambitieuse, rigoureuse et spontanée. Avec une intensité d’expression, une sophistication qui ne contredit pas la force de l’improvisation et de la pulsation. Des formes libres, abstraites, bousculées par le phrasé du guitariste, avec des effets de tension-détente, des formes dessinées précisément de motifs cycliques, ou des séquences de déconstruction radicale, débordant de tous côtés, faisant craquer les coutures.

Marc Ducret, Samuel Blaser et  Peter Bruun se sont rencontrés, il y déjà quelques années et leur compagnonnage se renforce au cours du temps. Ils se sont reconnus au sein d’un même territoire musical, construisant  un répertoire commun qu’ils continuent à enrichir, une construction qu’ils élaborent patiemment.

Samuel Blaser est une figure aujourd’hui incontournable de la scène musicale européenne au parcours incroyable : parti du hard bop, passé par le free, aimant autant Jack Teagarden qu’Albert Mangelsdorff, il travaille le son en improvisateur de l’avant-garde. Il fait le grand écart, aimant tous les genres, coulissant large:

SAMUEL BLASER-MARC DUCRET, sur le vif et/ou en studio – Jazz Magazine

Il ne pouvait pas ne pas croiser le chemin de ce perfectionniste virtuose qu’est Marc Ducret, dont l’exigence, si elle peut déstabiliser, n’a fait que susciter le désir du tromboniste de ferrailler avec lui, au début. On n’en est plus là à présent, ils jouent rapprochés, en se regardant, démarrent au quart de tour, chacun répondant aux stimulations de l’autre, en essayant tous les modes possibles de jeu sur leurs instruments respectifs. Cette connivence exceptionnelle, télépathique qui les fait réagir à la sensibilité du moment, cette cohésion organique, on la ressent même sans comprendre comment ils jouent.

Leur musique si “atypique” n’est vraiment pas descriptive, mais ils sont capables de nous plonger dans “leur” atmosphère en quelques motifs : ce qu’elle évoque permet à l’imagination de se déployer, à la mémoire de se réactiver, quand certains fragments remontent en surface, affleurent à la pointe de la conscience. Quelle est la force de cette évocation, de leur Journal intime ? La sonorité spécifique de ce trio creuse t-elle une empreinte inoubliable? En tous les cas, ces concerts ne ressemblent guère aux autres, même dans le registre free ou improvisé. Il ne s’agit plus du tout d’une relecture, même hardie et provocante des standards, plutôt d’une auto-relecture, de variations autour de thèmes courus et parcourus qu’ils apportent chacun dans le pot commun. Un coup d’oeil aux partitions à la balance montre que l’on revient à “Mouse”, “Morse”, “La vie sans toi”, titres consacrés du répertoire de Ducret.

Ces compositions ne seront pas jouées pour autant une heure plus tard, mais elles sont là et ils ont réfléchi à ce qu’ils allaient jouer. A l’instar de ces profs qui ont toujours une réserve de documents dont ils peuvent faire usage à n’importe quel moment et qu’ils n’utilisent pas nécessairement car ils font appel à l’improvisation, au grand dam de collègues moins libres, respectueux de consignes toujours plus formatées, donc rassurantes d’ inspecteurs de l’éducation nationale.

Le répertoire, ce soir, sera un montage original combinant “Des états lumineux” de Marc Ducret issu de Voyageurs, leur  tout dernier duo des Jazzdor Series,

« Fanfare for a new theater” d’après Stravinski, qu’ils assaisonnent à leur sauce expérimentale. Quant au final “Held”, il dure plus de 18 minutes sur le CD ABC, vol.2 ( Bandcamp). En live, de telles compositions, aussi longues soient-elles, ne le paraissent plus, le temps s’étire avec des musiciens qui sont loin de jouer au ralenti.  Le temps est cyclique dans un ressassement obsessionnel de la part de Ducret, du moins, qui retravaille ses thèmes en permanence, creuse, en extirpe des fragments qu’il va développer, dans sa bibliothèque de citations, d’un album à l’autre. Une écoute plus qu’attentive est donc nécessaire, à renouveler de concert en concert, pour circuler dans l’’imbrication de ce réseau labyrinthique et rhizomatique. Une démarche postmoderne en quelque sorte.

Quand j’écoute Marc Ducret, sur une guitare électrique (de François Vendramini), je l’imagine volontiers en néo « guitar hero” : un phrasé accidenté de zébrures violentes, griffures, gratouillis ou friselis (plus poétique), mais sans fioriture mièvre, rhapsodisante. Une gestuelle qui correspond à un jeu heurté, un son plus agressif -il se refuse à des envolées lyriques et à toute tentation de la sorte. Il ne joue que de peu d’effets, ne s’embarrasse pas vraiment d’électronique: des pédales certes, on est électrique tout de même, un “bottle neck” qui adoucit l’âpreté de certaines textures sonores, recherchées en direct, travaillant ses distorsions, renouvelant des gestes acrobatiques-signature, une main qui s’envole sur le manche, une autre qui en fait le tour ou le percute, le frappe à la façon d’un bassiste. Mais il ne faudrait pas oublier des passages de séduction quasi immédiate, des leitmotifs rassurants qui font retour, pour que l’on garde pied dans ce foisonnement complexe ? Il laisse aussi le contrepoint sensuel au tromboniste, qui attendrit la matière sonore avec ses sourdines, la longue pixie, la wah wah surtout qu’il peut transformer en Harmon.

Samuel Blaser sait s’adapter, il est l’un des musiciens les plus plastiques dans sa recherche formelle, jamais dénuée de sens, l’un de ses albums ne s’intitule t-il pas 18 monologues élastiques? S’il s’est fait connaître en sideman comme en leader, repérer avec Berio ou Machaut, il revient volontiers au blues issu des worksongs, s’attendrit avec les airs du folklore suisse (évidemment) qu’il glisse toujours avec humour dans ses projets comme ce traditionnel  “Guggisberglied”, entendu dans le trio sang pour sang hélvétique, Humair Blaser Känzig 1291, en juillet dernier, à Jazz au Méjan d’Arles. On en aura une autre version ce soir, “Vreneli vom Guggisberg ( un traditionnel de la vallée de l’Emmental, canton de Berne ) , un moment de détente intempestif et drôle.

Si l’élément premier est le son, la mélodie et surtout le rythme ne sont pas exclus pour autant.

C’est là qu’intervient le batteur danois Peter Bruun, familier lui aussi de cet univers depuis leur tournée européenne de 2013 au Jazz d’or Berlin. Avec une extrême fluidité, toujours délié dans sa gestuelle, d’une grande finesse aux balais, plus insistant aux mailloches ou aux baguettes, il porte le duo qui se taille de belles échappées au creux de son flux continu aux métriques complexes. Le meilleur moyen d’écouter du jazz c’est d’en voir, le slogan de l’AJMI, redisons-le. Le ballet que dansent ces trois acrobates du son est épatant.

La saison automnale est repartie vaillamment en dépit de la pandémie : ce concert, après le généreux Transatlantic Roots du trio de Bruno Angelini, montre la diversité de la programmation du nouvel AJMI, membre récent de l’AJC. Le directeur et programmateur Julien Tamisier s’inscrit dans la continuité de cette scène de jazz historique, qui fêta ses quarante ans en 1978, tout en cherchant à étendre son champ musical. Car demain est toujours la question…

Merci à Bruno RUMEN pour ses photos!

Sophie Chambon