Jazz live
Publié le 2 Juil 2014

Pat Metheny Unity Group à Bordeaux avec Jazz & Wine 9ème édition

Étape bordelaise vendredi dernier pour l’équipe de l’immense guitariste, rendue possible grâce à la persévérance du saxophoniste Jean-Jacques Quesada et de l’association Jazz & Wine. Le public nombreux a réservé un accueil chaleureux à Pat Metheny et son Unity Group, combinaison humaine, musicale et technologique idéale qui permet à son leader de présenter une synthèse ambitieuse de quatre décennies d’explorations musicales.

Pat Metheny (g), Chris Potter (ts, ss, bcl, fl), Guilio Carmassi (p, cla, bu), Ben Williams (b), Antonio Sanchez (dm). Théâtre Fémina, Bordeaux, vendredi 27 juin 2014.


    Pour votre chroniqueur, tombé dans le chaudron de la potion magique Metheny à l’âge de 16 ans, assister à un concert du grand Pat n’est jamais un acte anodin. Cela relève plutôt de l’expérience mystique, d’une recherche de transcendance, et dans tous les cas d’une fringale insatiable d’une musique dont on sait qu’elle vous recharge immanquablement en ondes positives. Alors oui, j’assume le fait que cette chronique soit, quel est le mot… Partiale ? Partisane ? Biaisée ? Comme vous voudrez.


     Toujours est-il qu’en franchissant à nouveau les portes du théâtre Fémina, je ne pouvais m’empêcher de repenser au fabuleux concert que Pat avait donné en ces murs en 2010, seul sur scène entouré de son capharnaüm d’instruments acoustiques déclenchés en temps réel par de savants processus pneumatiques et solénoïdes, c’est-à-dire l’Orchestrion. Le souvenir est si marquant que j’ai l’impression que c’était il y a six mois – entre-temps, j’ai pourtant vu le Unity Band en 2012 au festival de Vitoria en Espagne.


     Comme à l’accoutumée, c’est un show soigneusement construit et articulé que Metheny a donné à voir à son public. En lever de rideau, il a commencé par une improvisation en solo sur sa fameuse guitare Pikasso à 42 cordes. Au lieu d’une entrée en matière fracassante, comme il a parfois l’habitude de le faire avec cet instrument, Metheny et son fidèle ingénieur du son David Oakes ont au contraire choisi de démarrer au ras du sol, de manière très intimiste, comme pour prendre par la main l’auditeur en douceur et l’inviter de manière élégante à embarquer pour un beau voyage. Puis c’est l’entrée dans l’arène de Chris Potter, Ben Williams et Antonio Sanchez pour une première partie en quartette conventionnel, dans la configuration du Unity Band tel qu’il apparaît sur l’album éponyme de 2012. Au programme, quelques morceaux de ce même album ainsi que certains titres de l’album 80/81 comme « Folk Song » ,« The Bat » et « James », prétexte à une improvisation atonale du guitariste, aussi vigoureuse que surprenante. Dès les premières notes, on sent que Chris Potter est en grande forme – cela dit, qui l’a déjà vu en « petite » ? – sa formidable musicalité ainsi que sa technique gargantuesque lui permettent d’endosser sans aucun complexe le rôle tenu plus de 30 ans auparavant par les pourtant inégalables Michael Brecker et Dewey Redman. Tout au long du concert, Potter s’adonnera à des improvisations toutes plus enthousiasmantes et jubilatoires les unes que les autres, qui me feront penser, non sans une certaine subjectivité là aussi, que chez les saxophonistes actuels, c’est bien lui le patron.


     Pat prend ensuite le micro pour annoncer la transition avec la deuxième partie de la soirée : le Unity Band va se transformer en Unity Group, et ce n’est pas qu’un effet d’annonce. Le talentueux multi instrumentiste Guilio Carmassi entre en scène, on enlève les toiles noires qui dissimulaient une partie de l’Orchestrion, les effets d’éclairage deviennent plus appuyés et clairement, la musique prend une toute autre dimension. Fini le schéma classique thème-solo-thème du début du concert, place aux compositions à tiroirs, étirées et développées en de nombreuses parties distinctes, place à la fameuse dimension narrative et cinématographique si caractéristique des compositions de Metheny. C’est le répertoire du dernier album Kin ( ) qui est maintenant abordé, avec, dans le désordre, le très ambitieux « On Day One » (solo incendiaire de Chris Potter), « Rise Up » où ce dernier est mis à contribution pour gratter énergiquement les cordes d’une guitare folk de conserve avec son leader (une image assez insolite, d’ailleurs), le titre éponyme « « Kin », la très belle ballade folk « Born » et son climat hypnotique…


     Pour contraster avec la richesse et la densité de textures orchestrales extrêmement élaborées, Metheny propose à son public une sorte de trêve plus intimiste : c’est à une série de duos qu’il nous convie, croisant le fer tour à tour avec chacun des membres du groupe. Avec son contrebassiste Ben Williams, une splendide version de « Bright Size Life » dont les huit premières notes font toujours autant d’effet sur un public de connaisseurs. Il n’y a pas à dire, réentendre « Bright Size Life » (comme les autres tubes Metheniens, d’ailleurs) procure un peu le même effet que de se souvenir des premiers pas de l’homme sur la lune,pour ceux qui les ont vus en direct. Je veux dire par là que cela renvoie de manière assez troublante à des souvenirs très précis, chacun se rappelant des circonstances dans lesquelles il ou elle a découvert cette musique pour la première fois. Mais je reviendrai un peu plus loin sur ce rapport si particulier au temps, ce brouillage de pistes entre passé et présent.

Je me doutais bien que Pat allait choisir un standard pour « duologuer » avec son diable de saxophoniste, je m’attendais à « Solar » ou « All The Things You Are » comme véhicule d’improvisation en terrain connu pour ces deux spécialistes de haute voltige. C’est finalement le célèbre « Cherokee » qui est choisi, véritable tour de force Parkerien, histoire de bien réaffirmer que même dans un contexte plus moderne et expérimental, les liens avec le vocabulaire du be-bop restent toujours aussi forts. C’est alors deux âmes qui semblent en totale télépathie qui s’expriment d’une seule voix, entrelaçant avec grâce et dextérité leur discours mélodiques, avec toujours comme il se doit un placement rythmique implacable malgré la rapidité du tempo. Pour son duo avec Antonio Sanchez, le guitariste a également pris un morceau rapide « Go Get It », et comme pour se rajouter un défi supplémentaire, la guitare qu’il choisit est une électroacoustique à cordes nylon, fretless c’est-à-dire sans barrettes, et qu’il détourne de son usage initialement prévu en la jouant avec un gros son saturé. Rock ‘n Roll, Baby ! Ensuite, retour au calme : assis au piano Guilio Carmassi entonne seul la splendide balade « Dream Of The Return » immortalisée par Pedro Aznar, sur laquelle l’Argentin avait écrit un texte en espagnol. Point de paroles ici, mais simplement la mélodie, somptueuse, chantée en voie de tête, suivie d’un solo de Pat lyrique et limpide à la guitare acoustique. Un moment plein de poésie, mais durant lequel je ne pu m’empêcher de penser que si l’interprétation de Carmassi tenait la route, elle était loin d’égaler celle d’Aznar. Une fois de plus, on ne peut que constater cette cruelle et mystérieuse injustice : il y a les bons, les excellents, et puis il y a ceux touchés par la grâce, avec leur inexplicable supplément d’âme…


     De retour en quintette augmenté des instruments « orchestrioniques » ( carillons, percussions, bouteilles soufflées etc…), le feu d’artifice se poursuit et les fans du Pat Metheny Group ne sont pas en reste puisque des classiques du PMG sont également au programme, subtilement adaptés et arrangés pour cette configuration si particulière. On retiendra une magnifique version de « Have You Heard », l’occasion pour Metheny de rappeler comment improviser comme un fou sur une grille de Blues mineur, et surtout, en rappel, l’envoûtant « Are You Going With Me » interprété avec la même fraîcheur et intensité que s’il avait été écrit la semaine dernière. Là aussi, dès les premières mesures, la salle entière laisse échapper un éclat d’enthousiasme ! Je n’y connais rien en neurosciences, mais quelque chose me dit que certaines combinaisons sonores laissent quelque part dans nos cerveaux l’empreinte intacte du tout premier émoi qu’elles ont suscité, et que la moindre réactivation en restitue l’intensité originelle. La musique de Pat Metheny, comme celle de Mozart ou de Coltrane, me semble appartenir à cette catégorie.


     Enfin, après les très longs applaudissements d’un public dressé sur ses pattes de derrière, Pat revient en solo pour un somptueux medley à la guitare acoustique, histoire de se quitter dans l’intimité d’un mini récital au coin du feu. Là aussi, les classiques s’enchaînent habilement, « Minuano », « September 15th », « This Is Not America », avec ça et là quelques surprises comme l’évocation de « Praise », immortalisée encore une fois par Pedro Aznar sur l’album incontournable First Circle. « C’était la dernière séquence… » comme aurait pu le dire Eddy.


     Au cours des quelques minutes nécessaires à mon retour sur terre, me voilà pris de considérations philosophico-existentielles : comment ne pas être troublé devant une démonstration si convaincante d’un rapport au temps tellement étranger à la linéarité, où les frontières entre passé, présent et avenir semblent complètement oblitérées, nulles et non avenues ? Où les premières compos d’un gamin de 19 ans originaire d’une bourgade du Missouri ont passé haut la main l’épreuve du temps pour se retrouver, quatre décennies plus tard, à coexister en un tout cohérent (Unity !) avec celles d’un musicien au succès planétaire, bientôt sexagénaire et récompensé de 20 Grammy Awards ? Difficile à appréhender, cette fichue notion d’intemporalité, pourtant c’est bien d’elle qu’il s’agit ici.


     Après un rapide coup d’œil vers mes chaussures pour m’assurer qu’elles touchent bien à nouveau le plancher des vaches, je contourne l’entrée principale du théâtre pour me diriger discrètement vers celle des artistes. Une fois Pat salué et chaleureusement remercié, je fais enfin la connaissance de Jean-Jacques Quesada, saxophoniste de son état et chaleureux instigateur de l’événement. Neuf ans déjà que cet homme autant passionné par la musique que par les musiciens (ces choses-là se sentent très vite) sévit au sein de l’association Jazz & Wine pour promouvoir des concerts de qualité en partenariat avec de grandes appellations des vins de Bordeaux. Un mariage qui promet d’émoustiller autant les papilles gustatives que les cils des tympans…


    C’est finalement à regret que je réintègre mes pénates, conscient d’avoir passé un moment privilégié, hors du temps, des étoiles plein les yeux et le cœur empli d’enthousiasme. Et surtout, boosté à bloc pour mener à bien le fantastique projet d’écriture du l… Oups ! Je n’ai rien dit. D’ailleurs, on ne s’est pas vu.

 

Pascal Ségala

 

Prochains rendez-vous proposés par Jazz & Wine (05.56.51.93.28) http://jazzandwine.org/  :

 

Jack DeJohnette Trio (Ravi Coltrane/Matthew Garrison)

5 juillet @ 20:30 – 22:30

Vignoble Despagne-Rapin, 1 Maison Blanche, Montagne Saint-Emilion, Gironde 33570
 
Carte blanche à Baptiste Trotignon

19 juillet @ 19:30 – 22:30

Eglise SaintMartin

68 Le Bourg, Gajac, Gironde 33430
 
We Three (David Liebman /Steve Swallow /Adam Nussbaum)

23 juillet @ 20:30 – 22:30

Château Beychevelle, Saint-Julien-Beychevelle, Gironde 33250
 
Joe Lovano Trio (Darryl Hall/Dré Pallemaerts)

29 juillet @ 20:30 – 22:30

Château de la Citadelle

rue Bistaudeau, Bourg sur Gironde, Gironde 33710 France
 
John Abercrombie/Marc Copland

7 août @ 20:30 – 22:30

Château Laroze

Saint-Emilion, Saint-Emillion, Gironde 33330
 
Richie Beirach/Dave Liebman

27 août @ 20:30 – 22:30

Château Guiraud, Sauternes, Gironde 33210

 

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Étape bordelaise vendredi dernier pour l’équipe de l’immense guitariste, rendue possible grâce à la persévérance du saxophoniste Jean-Jacques Quesada et de l’association Jazz & Wine. Le public nombreux a réservé un accueil chaleureux à Pat Metheny et son Unity Group, combinaison humaine, musicale et technologique idéale qui permet à son leader de présenter une synthèse ambitieuse de quatre décennies d’explorations musicales.

Pat Metheny (g), Chris Potter (ts, ss, bcl, fl), Guilio Carmassi (p, cla, bu), Ben Williams (b), Antonio Sanchez (dm). Théâtre Fémina, Bordeaux, vendredi 27 juin 2014.


    Pour votre chroniqueur, tombé dans le chaudron de la potion magique Metheny à l’âge de 16 ans, assister à un concert du grand Pat n’est jamais un acte anodin. Cela relève plutôt de l’expérience mystique, d’une recherche de transcendance, et dans tous les cas d’une fringale insatiable d’une musique dont on sait qu’elle vous recharge immanquablement en ondes positives. Alors oui, j’assume le fait que cette chronique soit, quel est le mot… Partiale ? Partisane ? Biaisée ? Comme vous voudrez.


     Toujours est-il qu’en franchissant à nouveau les portes du théâtre Fémina, je ne pouvais m’empêcher de repenser au fabuleux concert que Pat avait donné en ces murs en 2010, seul sur scène entouré de son capharnaüm d’instruments acoustiques déclenchés en temps réel par de savants processus pneumatiques et solénoïdes, c’est-à-dire l’Orchestrion. Le souvenir est si marquant que j’ai l’impression que c’était il y a six mois – entre-temps, j’ai pourtant vu le Unity Band en 2012 au festival de Vitoria en Espagne.


     Comme à l’accoutumée, c’est un show soigneusement construit et articulé que Metheny a donné à voir à son public. En lever de rideau, il a commencé par une improvisation en solo sur sa fameuse guitare Pikasso à 42 cordes. Au lieu d’une entrée en matière fracassante, comme il a parfois l’habitude de le faire avec cet instrument, Metheny et son fidèle ingénieur du son David Oakes ont au contraire choisi de démarrer au ras du sol, de manière très intimiste, comme pour prendre par la main l’auditeur en douceur et l’inviter de manière élégante à embarquer pour un beau voyage. Puis c’est l’entrée dans l’arène de Chris Potter, Ben Williams et Antonio Sanchez pour une première partie en quartette conventionnel, dans la configuration du Unity Band tel qu’il apparaît sur l’album éponyme de 2012. Au programme, quelques morceaux de ce même album ainsi que certains titres de l’album 80/81 comme « Folk Song » ,« The Bat » et « James », prétexte à une improvisation atonale du guitariste, aussi vigoureuse que surprenante. Dès les premières notes, on sent que Chris Potter est en grande forme – cela dit, qui l’a déjà vu en « petite » ? – sa formidable musicalité ainsi que sa technique gargantuesque lui permettent d’endosser sans aucun complexe le rôle tenu plus de 30 ans auparavant par les pourtant inégalables Michael Brecker et Dewey Redman. Tout au long du concert, Potter s’adonnera à des improvisations toutes plus enthousiasmantes et jubilatoires les unes que les autres, qui me feront penser, non sans une certaine subjectivité là aussi, que chez les saxophonistes actuels, c’est bien lui le patron.


     Pat prend ensuite le micro pour annoncer la transition avec la deuxième partie de la soirée : le Unity Band va se transformer en Unity Group, et ce n’est pas qu’un effet d’annonce. Le talentueux multi instrumentiste Guilio Carmassi entre en scène, on enlève les toiles noires qui dissimulaient une partie de l’Orchestrion, les effets d’éclairage deviennent plus appuyés et clairement, la musique prend une toute autre dimension. Fini le schéma classique thème-solo-thème du début du concert, place aux compositions à tiroirs, étirées et développées en de nombreuses parties distinctes, place à la fameuse dimension narrative et cinématographique si caractéristique des compositions de Metheny. C’est le répertoire du dernier album Kin ( ) qui est maintenant abordé, avec, dans le désordre, le très ambitieux « On Day One » (solo incendiaire de Chris Potter), « Rise Up » où ce dernier est mis à contribution pour gratter énergiquement les cordes d’une guitare folk de conserve avec son leader (une image assez insolite, d’ailleurs), le titre éponyme « « Kin », la très belle ballade folk « Born » et son climat hypnotique…


     Pour contraster avec la richesse et la densité de textures orchestrales extrêmement élaborées, Metheny propose à son public une sorte de trêve plus intimiste : c’est à une série de duos qu’il nous convie, croisant le fer tour à tour avec chacun des membres du groupe. Avec son contrebassiste Ben Williams, une splendide version de « Bright Size Life » dont les huit premières notes font toujours autant d’effet sur un public de connaisseurs. Il n’y a pas à dire, réentendre « Bright Size Life » (comme les autres tubes Metheniens, d’ailleurs) procure un peu le même effet que de se souvenir des premiers pas de l’homme sur la lune,pour ceux qui les ont vus en direct. Je veux dire par là que cela renvoie de manière assez troublante à des souvenirs très précis, chacun se rappelant des circonstances dans lesquelles il ou elle a découvert cette musique pour la première fois. Mais je reviendrai un peu plus loin sur ce rapport si particulier au temps, ce brouillage de pistes entre passé et présent.

Je me doutais bien que Pat allait choisir un standard pour « duologuer » avec son diable de saxophoniste, je m’attendais à « Solar » ou « All The Things You Are » comme véhicule d’improvisation en terrain connu pour ces deux spécialistes de haute voltige. C’est finalement le célèbre « Cherokee » qui est choisi, véritable tour de force Parkerien, histoire de bien réaffirmer que même dans un contexte plus moderne et expérimental, les liens avec le vocabulaire du be-bop restent toujours aussi forts. C’est alors deux âmes qui semblent en totale télépathie qui s’expriment d’une seule voix, entrelaçant avec grâce et dextérité leur discours mélodiques, avec toujours comme il se doit un placement rythmique implacable malgré la rapidité du tempo. Pour son duo avec Antonio Sanchez, le guitariste a également pris un morceau rapide « Go Get It », et comme pour se rajouter un défi supplémentaire, la guitare qu’il choisit est une électroacoustique à cordes nylon, fretless c’est-à-dire sans barrettes, et qu’il détourne de son usage initialement prévu en la jouant avec un gros son saturé. Rock ‘n Roll, Baby ! Ensuite, retour au calme : assis au piano Guilio Carmassi entonne seul la splendide balade « Dream Of The Return » immortalisée par Pedro Aznar, sur laquelle l’Argentin avait écrit un texte en espagnol. Point de paroles ici, mais simplement la mélodie, somptueuse, chantée en voie de tête, suivie d’un solo de Pat lyrique et limpide à la guitare acoustique. Un moment plein de poésie, mais durant lequel je ne pu m’empêcher de penser que si l’interprétation de Carmassi tenait la route, elle était loin d’égaler celle d’Aznar. Une fois de plus, on ne peut que constater cette cruelle et mystérieuse injustice : il y a les bons, les excellents, et puis il y a ceux touchés par la grâce, avec leur inexplicable supplément d’âme…


     De retour en quintette augmenté des instruments « orchestrioniques » ( carillons, percussions, bouteilles soufflées etc…), le feu d’artifice se poursuit et les fans du Pat Metheny Group ne sont pas en reste puisque des classiques du PMG sont également au programme, subtilement adaptés et arrangés pour cette configuration si particulière. On retiendra une magnifique version de « Have You Heard », l’occasion pour Metheny de rappeler comment improviser comme un fou sur une grille de Blues mineur, et surtout, en rappel, l’envoûtant « Are You Going With Me » interprété avec la même fraîcheur et intensité que s’il avait été écrit la semaine dernière. Là aussi, dès les premières mesures, la salle entière laisse échapper un éclat d’enthousiasme ! Je n’y connais rien en neurosciences, mais quelque chose me dit que certaines combinaisons sonores laissent quelque part dans nos cerveaux l’empreinte intacte du tout premier émoi qu’elles ont suscité, et que la moindre réactivation en restitue l’intensité originelle. La musique de Pat Metheny, comme celle de Mozart ou de Coltrane, me semble appartenir à cette catégorie.


     Enfin, après les très longs applaudissements d’un public dressé sur ses pattes de derrière, Pat revient en solo pour un somptueux medley à la guitare acoustique, histoire de se quitter dans l’intimité d’un mini récital au coin du feu. Là aussi, les classiques s’enchaînent habilement, « Minuano », « September 15th », « This Is Not America », avec ça et là quelques surprises comme l’évocation de « Praise », immortalisée encore une fois par Pedro Aznar sur l’album incontournable First Circle. « C’était la dernière séquence… » comme aurait pu le dire Eddy.


     Au cours des quelques minutes nécessaires à mon retour sur terre, me voilà pris de considérations philosophico-existentielles : comment ne pas être troublé devant une démonstration si convaincante d’un rapport au temps tellement étranger à la linéarité, où les frontières entre passé, présent et avenir semblent complètement oblitérées, nulles et non avenues ? Où les premières compos d’un gamin de 19 ans originaire d’une bourgade du Missouri ont passé haut la main l’épreuve du temps pour se retrouver, quatre décennies plus tard, à coexister en un tout cohérent (Unity !) avec celles d’un musicien au succès planétaire, bientôt sexagénaire et récompensé de 20 Grammy Awards ? Difficile à appréhender, cette fichue notion d’intemporalité, pourtant c’est bien d’elle qu’il s’agit ici.


     Après un rapide coup d’œil vers mes chaussures pour m’assurer qu’elles touchent bien à nouveau le plancher des vaches, je contourne l’entrée principale du théâtre pour me diriger discrètement vers celle des artistes. Une fois Pat salué et chaleureusement remercié, je fais enfin la connaissance de Jean-Jacques Quesada, saxophoniste de son état et chaleureux instigateur de l’événement. Neuf ans déjà que cet homme autant passionné par la musique que par les musiciens (ces choses-là se sentent très vite) sévit au sein de l’association Jazz & Wine pour promouvoir des concerts de qualité en partenariat avec de grandes appellations des vins de Bordeaux. Un mariage qui promet d’émoustiller autant les papilles gustatives que les cils des tympans…


    C’est finalement à regret que je réintègre mes pénates, conscient d’avoir passé un moment privilégié, hors du temps, des étoiles plein les yeux et le cœur empli d’enthousiasme. Et surtout, boosté à bloc pour mener à bien le fantastique projet d’écriture du l… Oups ! Je n’ai rien dit. D’ailleurs, on ne s’est pas vu.

 

Pascal Ségala

 

Prochains rendez-vous proposés par Jazz & Wine (05.56.51.93.28) http://jazzandwine.org/  :

 

Jack DeJohnette Trio (Ravi Coltrane/Matthew Garrison)

5 juillet @ 20:30 – 22:30

Vignoble Despagne-Rapin, 1 Maison Blanche, Montagne Saint-Emilion, Gironde 33570
 
Carte blanche à Baptiste Trotignon

19 juillet @ 19:30 – 22:30

Eglise SaintMartin

68 Le Bourg, Gajac, Gironde 33430
 
We Three (David Liebman /Steve Swallow /Adam Nussbaum)

23 juillet @ 20:30 – 22:30

Château Beychevelle, Saint-Julien-Beychevelle, Gironde 33250
 
Joe Lovano Trio (Darryl Hall/Dré Pallemaerts)

29 juillet @ 20:30 – 22:30

Château de la Citadelle

rue Bistaudeau, Bourg sur Gironde, Gironde 33710 France
 
John Abercrombie/Marc Copland

7 août @ 20:30 – 22:30

Château Laroze

Saint-Emilion, Saint-Emillion, Gironde 33330
 
Richie Beirach/Dave Liebman

27 août @ 20:30 – 22:30

Château Guiraud, Sauternes, Gironde 33210

 

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Étape bordelaise vendredi dernier pour l’équipe de l’immense guitariste, rendue possible grâce à la persévérance du saxophoniste Jean-Jacques Quesada et de l’association Jazz & Wine. Le public nombreux a réservé un accueil chaleureux à Pat Metheny et son Unity Group, combinaison humaine, musicale et technologique idéale qui permet à son leader de présenter une synthèse ambitieuse de quatre décennies d’explorations musicales.

Pat Metheny (g), Chris Potter (ts, ss, bcl, fl), Guilio Carmassi (p, cla, bu), Ben Williams (b), Antonio Sanchez (dm). Théâtre Fémina, Bordeaux, vendredi 27 juin 2014.


    Pour votre chroniqueur, tombé dans le chaudron de la potion magique Metheny à l’âge de 16 ans, assister à un concert du grand Pat n’est jamais un acte anodin. Cela relève plutôt de l’expérience mystique, d’une recherche de transcendance, et dans tous les cas d’une fringale insatiable d’une musique dont on sait qu’elle vous recharge immanquablement en ondes positives. Alors oui, j’assume le fait que cette chronique soit, quel est le mot… Partiale ? Partisane ? Biaisée ? Comme vous voudrez.


     Toujours est-il qu’en franchissant à nouveau les portes du théâtre Fémina, je ne pouvais m’empêcher de repenser au fabuleux concert que Pat avait donné en ces murs en 2010, seul sur scène entouré de son capharnaüm d’instruments acoustiques déclenchés en temps réel par de savants processus pneumatiques et solénoïdes, c’est-à-dire l’Orchestrion. Le souvenir est si marquant que j’ai l’impression que c’était il y a six mois – entre-temps, j’ai pourtant vu le Unity Band en 2012 au festival de Vitoria en Espagne.


     Comme à l’accoutumée, c’est un show soigneusement construit et articulé que Metheny a donné à voir à son public. En lever de rideau, il a commencé par une improvisation en solo sur sa fameuse guitare Pikasso à 42 cordes. Au lieu d’une entrée en matière fracassante, comme il a parfois l’habitude de le faire avec cet instrument, Metheny et son fidèle ingénieur du son David Oakes ont au contraire choisi de démarrer au ras du sol, de manière très intimiste, comme pour prendre par la main l’auditeur en douceur et l’inviter de manière élégante à embarquer pour un beau voyage. Puis c’est l’entrée dans l’arène de Chris Potter, Ben Williams et Antonio Sanchez pour une première partie en quartette conventionnel, dans la configuration du Unity Band tel qu’il apparaît sur l’album éponyme de 2012. Au programme, quelques morceaux de ce même album ainsi que certains titres de l’album 80/81 comme « Folk Song » ,« The Bat » et « James », prétexte à une improvisation atonale du guitariste, aussi vigoureuse que surprenante. Dès les premières notes, on sent que Chris Potter est en grande forme – cela dit, qui l’a déjà vu en « petite » ? – sa formidable musicalité ainsi que sa technique gargantuesque lui permettent d’endosser sans aucun complexe le rôle tenu plus de 30 ans auparavant par les pourtant inégalables Michael Brecker et Dewey Redman. Tout au long du concert, Potter s’adonnera à des improvisations toutes plus enthousiasmantes et jubilatoires les unes que les autres, qui me feront penser, non sans une certaine subjectivité là aussi, que chez les saxophonistes actuels, c’est bien lui le patron.


     Pat prend ensuite le micro pour annoncer la transition avec la deuxième partie de la soirée : le Unity Band va se transformer en Unity Group, et ce n’est pas qu’un effet d’annonce. Le talentueux multi instrumentiste Guilio Carmassi entre en scène, on enlève les toiles noires qui dissimulaient une partie de l’Orchestrion, les effets d’éclairage deviennent plus appuyés et clairement, la musique prend une toute autre dimension. Fini le schéma classique thème-solo-thème du début du concert, place aux compositions à tiroirs, étirées et développées en de nombreuses parties distinctes, place à la fameuse dimension narrative et cinématographique si caractéristique des compositions de Metheny. C’est le répertoire du dernier album Kin ( ) qui est maintenant abordé, avec, dans le désordre, le très ambitieux « On Day One » (solo incendiaire de Chris Potter), « Rise Up » où ce dernier est mis à contribution pour gratter énergiquement les cordes d’une guitare folk de conserve avec son leader (une image assez insolite, d’ailleurs), le titre éponyme « « Kin », la très belle ballade folk « Born » et son climat hypnotique…


     Pour contraster avec la richesse et la densité de textures orchestrales extrêmement élaborées, Metheny propose à son public une sorte de trêve plus intimiste : c’est à une série de duos qu’il nous convie, croisant le fer tour à tour avec chacun des membres du groupe. Avec son contrebassiste Ben Williams, une splendide version de « Bright Size Life » dont les huit premières notes font toujours autant d’effet sur un public de connaisseurs. Il n’y a pas à dire, réentendre « Bright Size Life » (comme les autres tubes Metheniens, d’ailleurs) procure un peu le même effet que de se souvenir des premiers pas de l’homme sur la lune,pour ceux qui les ont vus en direct. Je veux dire par là que cela renvoie de manière assez troublante à des souvenirs très précis, chacun se rappelant des circonstances dans lesquelles il ou elle a découvert cette musique pour la première fois. Mais je reviendrai un peu plus loin sur ce rapport si particulier au temps, ce brouillage de pistes entre passé et présent.

Je me doutais bien que Pat allait choisir un standard pour « duologuer » avec son diable de saxophoniste, je m’attendais à « Solar » ou « All The Things You Are » comme véhicule d’improvisation en terrain connu pour ces deux spécialistes de haute voltige. C’est finalement le célèbre « Cherokee » qui est choisi, véritable tour de force Parkerien, histoire de bien réaffirmer que même dans un contexte plus moderne et expérimental, les liens avec le vocabulaire du be-bop restent toujours aussi forts. C’est alors deux âmes qui semblent en totale télépathie qui s’expriment d’une seule voix, entrelaçant avec grâce et dextérité leur discours mélodiques, avec toujours comme il se doit un placement rythmique implacable malgré la rapidité du tempo. Pour son duo avec Antonio Sanchez, le guitariste a également pris un morceau rapide « Go Get It », et comme pour se rajouter un défi supplémentaire, la guitare qu’il choisit est une électroacoustique à cordes nylon, fretless c’est-à-dire sans barrettes, et qu’il détourne de son usage initialement prévu en la jouant avec un gros son saturé. Rock ‘n Roll, Baby ! Ensuite, retour au calme : assis au piano Guilio Carmassi entonne seul la splendide balade « Dream Of The Return » immortalisée par Pedro Aznar, sur laquelle l’Argentin avait écrit un texte en espagnol. Point de paroles ici, mais simplement la mélodie, somptueuse, chantée en voie de tête, suivie d’un solo de Pat lyrique et limpide à la guitare acoustique. Un moment plein de poésie, mais durant lequel je ne pu m’empêcher de penser que si l’interprétation de Carmassi tenait la route, elle était loin d’égaler celle d’Aznar. Une fois de plus, on ne peut que constater cette cruelle et mystérieuse injustice : il y a les bons, les excellents, et puis il y a ceux touchés par la grâce, avec leur inexplicable supplément d’âme…


     De retour en quintette augmenté des instruments « orchestrioniques » ( carillons, percussions, bouteilles soufflées etc…), le feu d’artifice se poursuit et les fans du Pat Metheny Group ne sont pas en reste puisque des classiques du PMG sont également au programme, subtilement adaptés et arrangés pour cette configuration si particulière. On retiendra une magnifique version de « Have You Heard », l’occasion pour Metheny de rappeler comment improviser comme un fou sur une grille de Blues mineur, et surtout, en rappel, l’envoûtant « Are You Going With Me » interprété avec la même fraîcheur et intensité que s’il avait été écrit la semaine dernière. Là aussi, dès les premières mesures, la salle entière laisse échapper un éclat d’enthousiasme ! Je n’y connais rien en neurosciences, mais quelque chose me dit que certaines combinaisons sonores laissent quelque part dans nos cerveaux l’empreinte intacte du tout premier émoi qu’elles ont suscité, et que la moindre réactivation en restitue l’intensité originelle. La musique de Pat Metheny, comme celle de Mozart ou de Coltrane, me semble appartenir à cette catégorie.


     Enfin, après les très longs applaudissements d’un public dressé sur ses pattes de derrière, Pat revient en solo pour un somptueux medley à la guitare acoustique, histoire de se quitter dans l’intimité d’un mini récital au coin du feu. Là aussi, les classiques s’enchaînent habilement, « Minuano », « September 15th », « This Is Not America », avec ça et là quelques surprises comme l’évocation de « Praise », immortalisée encore une fois par Pedro Aznar sur l’album incontournable First Circle. « C’était la dernière séquence… » comme aurait pu le dire Eddy.


     Au cours des quelques minutes nécessaires à mon retour sur terre, me voilà pris de considérations philosophico-existentielles : comment ne pas être troublé devant une démonstration si convaincante d’un rapport au temps tellement étranger à la linéarité, où les frontières entre passé, présent et avenir semblent complètement oblitérées, nulles et non avenues ? Où les premières compos d’un gamin de 19 ans originaire d’une bourgade du Missouri ont passé haut la main l’épreuve du temps pour se retrouver, quatre décennies plus tard, à coexister en un tout cohérent (Unity !) avec celles d’un musicien au succès planétaire, bientôt sexagénaire et récompensé de 20 Grammy Awards ? Difficile à appréhender, cette fichue notion d’intemporalité, pourtant c’est bien d’elle qu’il s’agit ici.


     Après un rapide coup d’œil vers mes chaussures pour m’assurer qu’elles touchent bien à nouveau le plancher des vaches, je contourne l’entrée principale du théâtre pour me diriger discrètement vers celle des artistes. Une fois Pat salué et chaleureusement remercié, je fais enfin la connaissance de Jean-Jacques Quesada, saxophoniste de son état et chaleureux instigateur de l’événement. Neuf ans déjà que cet homme autant passionné par la musique que par les musiciens (ces choses-là se sentent très vite) sévit au sein de l’association Jazz & Wine pour promouvoir des concerts de qualité en partenariat avec de grandes appellations des vins de Bordeaux. Un mariage qui promet d’émoustiller autant les papilles gustatives que les cils des tympans…


    C’est finalement à regret que je réintègre mes pénates, conscient d’avoir passé un moment privilégié, hors du temps, des étoiles plein les yeux et le cœur empli d’enthousiasme. Et surtout, boosté à bloc pour mener à bien le fantastique projet d’écriture du l… Oups ! Je n’ai rien dit. D’ailleurs, on ne s’est pas vu.

 

Pascal Ségala

 

Prochains rendez-vous proposés par Jazz & Wine (05.56.51.93.28) http://jazzandwine.org/  :

 

Jack DeJohnette Trio (Ravi Coltrane/Matthew Garrison)

5 juillet @ 20:30 – 22:30

Vignoble Despagne-Rapin, 1 Maison Blanche, Montagne Saint-Emilion, Gironde 33570
 
Carte blanche à Baptiste Trotignon

19 juillet @ 19:30 – 22:30

Eglise SaintMartin

68 Le Bourg, Gajac, Gironde 33430
 
We Three (David Liebman /Steve Swallow /Adam Nussbaum)

23 juillet @ 20:30 – 22:30

Château Beychevelle, Saint-Julien-Beychevelle, Gironde 33250
 
Joe Lovano Trio (Darryl Hall/Dré Pallemaerts)

29 juillet @ 20:30 – 22:30

Château de la Citadelle

rue Bistaudeau, Bourg sur Gironde, Gironde 33710 France
 
John Abercrombie/Marc Copland

7 août @ 20:30 – 22:30

Château Laroze

Saint-Emilion, Saint-Emillion, Gironde 33330
 
Richie Beirach/Dave Liebman

27 août @ 20:30 – 22:30

Château Guiraud, Sauternes, Gironde 33210

 

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Étape bordelaise vendredi dernier pour l’équipe de l’immense guitariste, rendue possible grâce à la persévérance du saxophoniste Jean-Jacques Quesada et de l’association Jazz & Wine. Le public nombreux a réservé un accueil chaleureux à Pat Metheny et son Unity Group, combinaison humaine, musicale et technologique idéale qui permet à son leader de présenter une synthèse ambitieuse de quatre décennies d’explorations musicales.

Pat Metheny (g), Chris Potter (ts, ss, bcl, fl), Guilio Carmassi (p, cla, bu), Ben Williams (b), Antonio Sanchez (dm). Théâtre Fémina, Bordeaux, vendredi 27 juin 2014.


    Pour votre chroniqueur, tombé dans le chaudron de la potion magique Metheny à l’âge de 16 ans, assister à un concert du grand Pat n’est jamais un acte anodin. Cela relève plutôt de l’expérience mystique, d’une recherche de transcendance, et dans tous les cas d’une fringale insatiable d’une musique dont on sait qu’elle vous recharge immanquablement en ondes positives. Alors oui, j’assume le fait que cette chronique soit, quel est le mot… Partiale ? Partisane ? Biaisée ? Comme vous voudrez.


     Toujours est-il qu’en franchissant à nouveau les portes du théâtre Fémina, je ne pouvais m’empêcher de repenser au fabuleux concert que Pat avait donné en ces murs en 2010, seul sur scène entouré de son capharnaüm d’instruments acoustiques déclenchés en temps réel par de savants processus pneumatiques et solénoïdes, c’est-à-dire l’Orchestrion. Le souvenir est si marquant que j’ai l’impression que c’était il y a six mois – entre-temps, j’ai pourtant vu le Unity Band en 2012 au festival de Vitoria en Espagne.


     Comme à l’accoutumée, c’est un show soigneusement construit et articulé que Metheny a donné à voir à son public. En lever de rideau, il a commencé par une improvisation en solo sur sa fameuse guitare Pikasso à 42 cordes. Au lieu d’une entrée en matière fracassante, comme il a parfois l’habitude de le faire avec cet instrument, Metheny et son fidèle ingénieur du son David Oakes ont au contraire choisi de démarrer au ras du sol, de manière très intimiste, comme pour prendre par la main l’auditeur en douceur et l’inviter de manière élégante à embarquer pour un beau voyage. Puis c’est l’entrée dans l’arène de Chris Potter, Ben Williams et Antonio Sanchez pour une première partie en quartette conventionnel, dans la configuration du Unity Band tel qu’il apparaît sur l’album éponyme de 2012. Au programme, quelques morceaux de ce même album ainsi que certains titres de l’album 80/81 comme « Folk Song » ,« The Bat » et « James », prétexte à une improvisation atonale du guitariste, aussi vigoureuse que surprenante. Dès les premières notes, on sent que Chris Potter est en grande forme – cela dit, qui l’a déjà vu en « petite » ? – sa formidable musicalité ainsi que sa technique gargantuesque lui permettent d’endosser sans aucun complexe le rôle tenu plus de 30 ans auparavant par les pourtant inégalables Michael Brecker et Dewey Redman. Tout au long du concert, Potter s’adonnera à des improvisations toutes plus enthousiasmantes et jubilatoires les unes que les autres, qui me feront penser, non sans une certaine subjectivité là aussi, que chez les saxophonistes actuels, c’est bien lui le patron.


     Pat prend ensuite le micro pour annoncer la transition avec la deuxième partie de la soirée : le Unity Band va se transformer en Unity Group, et ce n’est pas qu’un effet d’annonce. Le talentueux multi instrumentiste Guilio Carmassi entre en scène, on enlève les toiles noires qui dissimulaient une partie de l’Orchestrion, les effets d’éclairage deviennent plus appuyés et clairement, la musique prend une toute autre dimension. Fini le schéma classique thème-solo-thème du début du concert, place aux compositions à tiroirs, étirées et développées en de nombreuses parties distinctes, place à la fameuse dimension narrative et cinématographique si caractéristique des compositions de Metheny. C’est le répertoire du dernier album Kin ( ) qui est maintenant abordé, avec, dans le désordre, le très ambitieux « On Day One » (solo incendiaire de Chris Potter), « Rise Up » où ce dernier est mis à contribution pour gratter énergiquement les cordes d’une guitare folk de conserve avec son leader (une image assez insolite, d’ailleurs), le titre éponyme « « Kin », la très belle ballade folk « Born » et son climat hypnotique…


     Pour contraster avec la richesse et la densité de textures orchestrales extrêmement élaborées, Metheny propose à son public une sorte de trêve plus intimiste : c’est à une série de duos qu’il nous convie, croisant le fer tour à tour avec chacun des membres du groupe. Avec son contrebassiste Ben Williams, une splendide version de « Bright Size Life » dont les huit premières notes font toujours autant d’effet sur un public de connaisseurs. Il n’y a pas à dire, réentendre « Bright Size Life » (comme les autres tubes Metheniens, d’ailleurs) procure un peu le même effet que de se souvenir des premiers pas de l’homme sur la lune,pour ceux qui les ont vus en direct. Je veux dire par là que cela renvoie de manière assez troublante à des souvenirs très précis, chacun se rappelant des circonstances dans lesquelles il ou elle a découvert cette musique pour la première fois. Mais je reviendrai un peu plus loin sur ce rapport si particulier au temps, ce brouillage de pistes entre passé et présent.

Je me doutais bien que Pat allait choisir un standard pour « duologuer » avec son diable de saxophoniste, je m’attendais à « Solar » ou « All The Things You Are » comme véhicule d’improvisation en terrain connu pour ces deux spécialistes de haute voltige. C’est finalement le célèbre « Cherokee » qui est choisi, véritable tour de force Parkerien, histoire de bien réaffirmer que même dans un contexte plus moderne et expérimental, les liens avec le vocabulaire du be-bop restent toujours aussi forts. C’est alors deux âmes qui semblent en totale télépathie qui s’expriment d’une seule voix, entrelaçant avec grâce et dextérité leur discours mélodiques, avec toujours comme il se doit un placement rythmique implacable malgré la rapidité du tempo. Pour son duo avec Antonio Sanchez, le guitariste a également pris un morceau rapide « Go Get It », et comme pour se rajouter un défi supplémentaire, la guitare qu’il choisit est une électroacoustique à cordes nylon, fretless c’est-à-dire sans barrettes, et qu’il détourne de son usage initialement prévu en la jouant avec un gros son saturé. Rock ‘n Roll, Baby ! Ensuite, retour au calme : assis au piano Guilio Carmassi entonne seul la splendide balade « Dream Of The Return » immortalisée par Pedro Aznar, sur laquelle l’Argentin avait écrit un texte en espagnol. Point de paroles ici, mais simplement la mélodie, somptueuse, chantée en voie de tête, suivie d’un solo de Pat lyrique et limpide à la guitare acoustique. Un moment plein de poésie, mais durant lequel je ne pu m’empêcher de penser que si l’interprétation de Carmassi tenait la route, elle était loin d’égaler celle d’Aznar. Une fois de plus, on ne peut que constater cette cruelle et mystérieuse injustice : il y a les bons, les excellents, et puis il y a ceux touchés par la grâce, avec leur inexplicable supplément d’âme…


     De retour en quintette augmenté des instruments « orchestrioniques » ( carillons, percussions, bouteilles soufflées etc…), le feu d’artifice se poursuit et les fans du Pat Metheny Group ne sont pas en reste puisque des classiques du PMG sont également au programme, subtilement adaptés et arrangés pour cette configuration si particulière. On retiendra une magnifique version de « Have You Heard », l’occasion pour Metheny de rappeler comment improviser comme un fou sur une grille de Blues mineur, et surtout, en rappel, l’envoûtant « Are You Going With Me » interprété avec la même fraîcheur et intensité que s’il avait été écrit la semaine dernière. Là aussi, dès les premières mesures, la salle entière laisse échapper un éclat d’enthousiasme ! Je n’y connais rien en neurosciences, mais quelque chose me dit que certaines combinaisons sonores laissent quelque part dans nos cerveaux l’empreinte intacte du tout premier émoi qu’elles ont suscité, et que la moindre réactivation en restitue l’intensité originelle. La musique de Pat Metheny, comme celle de Mozart ou de Coltrane, me semble appartenir à cette catégorie.


     Enfin, après les très longs applaudissements d’un public dressé sur ses pattes de derrière, Pat revient en solo pour un somptueux medley à la guitare acoustique, histoire de se quitter dans l’intimité d’un mini récital au coin du feu. Là aussi, les classiques s’enchaînent habilement, « Minuano », « September 15th », « This Is Not America », avec ça et là quelques surprises comme l’évocation de « Praise », immortalisée encore une fois par Pedro Aznar sur l’album incontournable First Circle. « C’était la dernière séquence… » comme aurait pu le dire Eddy.


     Au cours des quelques minutes nécessaires à mon retour sur terre, me voilà pris de considérations philosophico-existentielles : comment ne pas être troublé devant une démonstration si convaincante d’un rapport au temps tellement étranger à la linéarité, où les frontières entre passé, présent et avenir semblent complètement oblitérées, nulles et non avenues ? Où les premières compos d’un gamin de 19 ans originaire d’une bourgade du Missouri ont passé haut la main l’épreuve du temps pour se retrouver, quatre décennies plus tard, à coexister en un tout cohérent (Unity !) avec celles d’un musicien au succès planétaire, bientôt sexagénaire et récompensé de 20 Grammy Awards ? Difficile à appréhender, cette fichue notion d’intemporalité, pourtant c’est bien d’elle qu’il s’agit ici.


     Après un rapide coup d’œil vers mes chaussures pour m’assurer qu’elles touchent bien à nouveau le plancher des vaches, je contourne l’entrée principale du théâtre pour me diriger discrètement vers celle des artistes. Une fois Pat salué et chaleureusement remercié, je fais enfin la connaissance de Jean-Jacques Quesada, saxophoniste de son état et chaleureux instigateur de l’événement. Neuf ans déjà que cet homme autant passionné par la musique que par les musiciens (ces choses-là se sentent très vite) sévit au sein de l’association Jazz & Wine pour promouvoir des concerts de qualité en partenariat avec de grandes appellations des vins de Bordeaux. Un mariage qui promet d’émoustiller autant les papilles gustatives que les cils des tympans…


    C’est finalement à regret que je réintègre mes pénates, conscient d’avoir passé un moment privilégié, hors du temps, des étoiles plein les yeux et le cœur empli d’enthousiasme. Et surtout, boosté à bloc pour mener à bien le fantastique projet d’écriture du l… Oups ! Je n’ai rien dit. D’ailleurs, on ne s’est pas vu.

 

Pascal Ségala

 

Prochains rendez-vous proposés par Jazz & Wine (05.56.51.93.28) http://jazzandwine.org/  :

 

Jack DeJohnette Trio (Ravi Coltrane/Matthew Garrison)

5 juillet @ 20:30 – 22:30

Vignoble Despagne-Rapin, 1 Maison Blanche, Montagne Saint-Emilion, Gironde 33570
 
Carte blanche à Baptiste Trotignon

19 juillet @ 19:30 – 22:30

Eglise SaintMartin

68 Le Bourg, Gajac, Gironde 33430
 
We Three (David Liebman /Steve Swallow /Adam Nussbaum)

23 juillet @ 20:30 – 22:30

Château Beychevelle, Saint-Julien-Beychevelle, Gironde 33250
 
Joe Lovano Trio (Darryl Hall/Dré Pallemaerts)

29 juillet @ 20:30 – 22:30

Château de la Citadelle

rue Bistaudeau, Bourg sur Gironde, Gironde 33710 France
 
John Abercrombie/Marc Copland

7 août @ 20:30 – 22:30

Château Laroze

Saint-Emilion, Saint-Emillion, Gironde 33330
 
Richie Beirach/Dave Liebman

27 août @ 20:30 – 22:30

Château Guiraud, Sauternes, Gironde 33210