Jazz live
Publié le 20 Mar 2024

Philippe Soirat On the Spot

Après une semaine de vagabondage esthétique annoncé dans ces pages il y a quelques jours dans ce pages, Franck Bergerot revient, sans rien renier, au jazz-jazz, avec un maître de la batterie et magistral chef d’orchestre, Philippe Soirat

Ce concert je ne l’avais pas signalé dans mon dernier texte pour ces pages qui annonçait le détail de ma semaine à venir, trop chargée pour prévoir des comptes-rendus de chacun des concerts. Emmanuel Bex y a célébré comme il se doit Eddy Louiss en fanfare. Des Rugissants de Grégoire Letouvet avec Leïla Martial en invité et Ellinoa en première partie au Studio de l’Ermitage, on trouvera dans ces pages un compte-rendu de Jean-François Mondot illustré par Annie-Claire Alvoet. Le concert au Triton du trio de Matthieu Donarier, Paul Jarret et Arnault Cuisinier fut un miracle d’inventivité et de délicatesse sonore et d’entente musicale, où, quoiqu’en l’absence de batterie, je pensais beaucoup à Paul Motian… et à Steve Swallow. Le lendemain, Paul Jarret relevait un difficile pari que lui avait lancé la Maison de la Musique de Nanterre : seul avec sa guitare, il lui avait été demandé d’évoquer une vingtaine de minutes durant l’histoire du jazz dans le hall de l’établissement où se tient jusqu’au 29 mars l’exposition Jazzbox de Cécile Léna. Rappelons ici que cette exposition conçue en collaboration avec notre ami Philippe Méziat, consiste en une série d’isoloirs, chacun d’eux donnant à voir au spectateur un décor miniature, minutieusement réalisé, évocateur d’un moment du jazz, d’un courant, d’une époque, d’un lieu, le tout illustré par une sélection musicale diffusée au casque. Le lendemain, on retrouvait Paul Jarret et son Acoustic Large Ensemble (A.L.E., véritable all stars générationnel, d’une parité presque respectée), soit quatorze musiciens (sans tambour et quasiment sans trompette, les autres cuivres relevant du registre medium grave, bois et cordes frottées du nyckeharpa à un double pupitre de contrebasse, le tout sans sono), le tout formant au centre du public un cercle autour du leader-compositeur. Pour un éloge orchestral de la lenteur, du geste minimal, du son orchestral en apesanteur et lente évolution comme un banc de nuages. Cette après-midi dominicale se terminait avec une autre résidente de la Maison de la musique de Nanterre, Airelle Besson à la tête de son quartette “Try !” où Lynn Cassiers remplace Isabel Sörling aux côtés de Benjamin Moussay et Fabrice Moreau.

Toutes ces soirées m’avaient entrainé parfois loin de ce jazz-jazz qui donne son nom à notre magazine et dont Philippe Soirat a toujours été un digne représentant, associé dans ma mémoire à tant de concerts dans des lieux comme le Petit Opportun. Sideman recherché depuis son installation à Paris en 1986, il a voulu affirmer une vocation de leader la cinquantaine passée, avec la sortie de son premier album “You Know I Care” (2015). Hier au Studio de l’Ermitage, il célébrait la sortie de son troisième, “On the Spot”, publié chez Gaya Records.

Sideman, Philippe Soirat a très tôt été un batteur que les musiciens recherchaient et que le public des connaisseurs guettait. Une assimilation complète des traditions du jazz et du métier, inventif sans forfanterie, toujours en adéquation avec la musique qu’il est sensé servir, le sens des nuances et du timbre avec un volume sonore toujours juste dans les situations “acoustiques”. Quelques noms piqués dans son curriculum vitae : Barney Wilen, Lee Konitz, les Frères Belmondo, Lou Donaldson… On pense bop, hard bop, ce qu’on appelait le jazz moderne. Bien souvent rejoué à la lettre selon un intégrisme blême. Je n’ai jamais senti ça chez Soirat, qui sait concevoir un tempo dans les trois dimensions de l’architecture. D’autant plus que son répertoire de leader, s’il est enraciné dans l’Histoire c’est sous la bannière de l’ouverture, répertoire des années 1960, décennie des grandes remises en cause : Wayne Shorter (Angola et, tel que créé par le Second Quintet de Miles, Pinocchio), Charles Mingus (Eclipse), Andrew Hill (Pumpkin), Miles Davis (Side Car), John Coltrane (le très fréquenté Moment’s Notice et le trop peu sollicité Mr. Day), Inner Circle (Chick Corea) et Sam Rivers (Cyclic Episode). D’emblée de quoi nourrir des sets passionnants

Jouer ce répertoire, c’est être déjà dans l’actualité qui s’en nourrit encore, d’autant plus que Soirat n’est pas venu seul. David Prez est non seulement venu avec son ténor, élégamment fluide, une sorte de Getz shorterien (ou l’inverse) avec des aigus sublimes, notamment dans une palpitante introduction a capella sur Inner Circle ; il a contribué aux arrangement, par petites touches de mise en place, redécoupages, équivalences rythmiques ou harmoniques qui font revivre ces morceaux en toute fraîcheur. S’y associe pleinement Yoni Zelnik (contrebasse), mingusien légitime en pizz comme lorsqu’il introduit Eclipse à l’archet, tempiste indiscutable mais qui construit constamment d’improbables figures, pour partie inspirée de la tumbao cubaine avec un sens bien à lui de l’abstraction, en toute complicité avec Vincent Bourgeyx (piano), constamment à l’écoute et à la relance sans être envahissant, dans des rôles qui ne sont pas sans évoquer ceux d’Herbie Hancock au sein du second quintette de Miles (Side Car notamment où l’on hésitait hier avant de décider qui était vraiment le soliste), selon un sobriété hyperactive se nourrissant de la chair mélodique et harmonique des morceaux et des arrangements.

Une ballade s’impose d’un onirisme d’autant plus intrigant qu’elle adopte le plus classique des schémas (AABA), c’est Psaume 22 dont le compositeur est dans la salle, Gilles Naturel. Soirat expliquera qu’il a déjà joué ce “psaume” en sa compagnie et celle du saxophoniste Lenny Popkin également présent hier avec la batteuse Carol Tristano. D’autres musiciens sont là, et non des moindres, Leonardo Montana, Sylvain Romano… évidemment Sammy Thiébaut et toute l’équipe que ce dernier a su réunir autour de son label Gaya Records. Franck Bergerot