Jazz live
Publié le 25 Fév 2024 • Par Xavier Prévost

Pierrick Pédron Quartet revisite Ornette au Sunside

Une soirée singulière, d’une densité musicale extrême : une relecture très autonome, et hardie, du répertoire de l’édition originale du disque « The Shape Of Jazz To Come » enregistré par Ornette Coleman en mai 1959 et publié en octobre de la même année sous le label Atlantic. Une aventure, car il s’agit de reprendre un programme qui marque un tournant dans l’histoire de cette musique, un programme enregistré quelques semaines seulement après le « Kind Of Blue » de Miles Davis, qui marquait aussi un (autre) tournant. De surcroît la reprise se fait dans une instrumentation différente : le groupe d’Ornette avec sax alto, cornet, contrebasse et batterie ; celui de Pierrick Pédron avec sax alto, piano, contrebasse et batterie. Un projet longuement mûri avec le concours de Daniel Yvinec pour la direction artistique, et de Laurent Couthaliac pour les arrangements. Après une résidence de travail à La Passerelle, scène nationale de Saint-Brieuc (solidarité artistique bretonne!), le groupe inaugurait sur scène cette aventure, à Paris au Sunside, avec deux concerts par soir les 23 & 24 février

PIERRICK PÉDRON Quartet

Pierrick Pédron (saxophone alto), Carl-Henri Morisset (piano), Thomas Bramerie (contrebasse) & Elie Martin-Charrière (batterie)

Paris, Sunside, 24 février 2024, 21h40

« La boîte était pleine comme un œuf » comme disait Claude Nougaro dans la chanson À bout de souffle, évoquant le défunt Living Room, près des Champs-Élysées. Mais ce soir ce n’est pas « Deux ou trois jazzmen faisaient le bœuf » sur un thème de Brubeck, c’est un quartette qui fait revivre, à sa manière, un moment décisif de la musique d’Ornette Coleman. Et il y a une monde fou : les amateurs, les amis musiciens, les chroniqueurs de la chose syncopée. Le concert commence par l’immarcescible Lonely Woman, première plage du 33 tours (mais pas le premier titre enregistré le 22 mai 1959). Et dès l’abord je suis frappé par l’approche musicale : c’est comme un univers parallèle qui se déploie, en miroir ou en contrepoint, au pied de la lettre comme au pied d’un mur à franchir ; pour un saut dans le vide, mais le vide est absent : il y a du plein, plein d’audace, d’imagination, d’inspiration, de nécessité combinée au plus vertigineux hasard. Du plein et du délié aussi, de la nuance, de la vibrante incertitude et de l’expression engagée. Une fois de plus, tout au fil du concert, Carl-Henri Morisset m’émerveille par la pluralité de langages qu’il fait surgir, dans l’accompagnement comme dans les solos. Thomas Bramerie conduit la cohabitation des explosions (et des tensions) de piano, de sax et de batterie, jouant ce rôle de fondation si souvent attribué au bassiste, tout en se réservant en solo des épisodes de lyrisme ou de volubilité. Élie Martin-Charrière impressionne par sa faculté de dynamiter sans détruire, de tendre à l’extrême le fil, sans le rompre. Quant à Pierrick Pédron, il puise ses couleurs à toutes les palettes, osant ici le parkérisme saillant (comme le fit Ornette en 1958 dans le quintette de Paul Bley) ; ailleurs l’audace ou la retenue, la volubilité ou l’expression mesurée ; et partout un mélange d’inspiration profonde, de maîtrise sans ostentation et d’inimitable sincérité sans fard. Je suis frappé par la fécondité du travail collectif réalisé avec les deux partenaires, Daniel Yvinec et Laurent Courthaliac. Très belle façon de concevoir ce qui fait le jazz : se saisir d’une musique, et lui donner une autre vie. L’essence du jazz en quelque sorte. Et là j’ai une pensée amicale pour le regretté Lucien Malson. Le philosophe sérieux qu’il était reprochait à l’étudiant en philosophie que j’avais été de céder trop facilement à l’essentialisme…. Et aussi de mettre constamment des points de suspension. Comme j’en mettais trois, il y voyait une sorte de signe maçonnique subliminal : ce qui n’est pas ma paroisse ! Aussi depuis cette époque je pose systématiquement QUATRE points de suspension…. Voilà comment une formidable, et très autonome, relecture d’Ornette Coleman me plonge soudain dans cette évocation un brin nostalgique. Bonne nouvelle : le programme que nous avons écouté samedi soir sera bientôt enregistré par le quartette de Pierrick Pédron. Nous sommes déjà impatients….

Xavier Prévost (texte & photos)