Jazz live
Publié le 6 Déc 2023

Quatre lauréats pour une Jazz Migration

Ce 4 décembre, les représentants de l’AJC, collectif de diffuseurs partageant une conception progressiste du jazz, se réunissaient pour deux journées de rencontres et débats, ainsi que la présentation de la nouvelle promotion du dispositif Jazz Migration.

Kesaco ? L’AJC (sigle au demeurant plus explicite que l’obscur Association Jazzé Croisé) a remplacé en 2013 l’Afijma (Association des festivals innovants en jazz et musiques actuelles) en s’élargissant à l’ensemble des structures de diffusion au-delà des seuls festivals. Au compteur d’aujourd’hui, l’association regroupe 87 adhérents du petit Atelier du Plateau au festival Jazz à Juan (ce dernier se prévalant d’actions parallèles), au nom d’un « positionnement militant » portant tant sur l’organisation de concerts que sur un travail de fond à l’année (saison, stages, ateliers pédagogiques, actions en milieu scolaire, en milieu rural, résidences d’artistes, projet avec les pratiques amateurs…), susceptible de peser dans le dispositif de soutien à la création et à la diffusion du jazz en France. Largement confisqué par les musiques que l’on pourrait qualifier au sens large de « pop » (lisibilité mélodique, rythmique et structurelle immédiate, l’élément musical étant assigné à porter un texte chanté ou slammé, en gros ce qui reste « bankable »), le terme de « musiques actuelles » étant remplacé dans la charte de l’AJC par celui de « musiques improvisées » qui associé au mot « jazz » fonctionne à peu près, en un temps où la problématique de l’étiquetage esthétique qui concerne notamment l’utilisation du mot « jazz » depuis son apparition, s’est compliquée avec la multiplication et l’accélération des métissages et fusions en tous genres dans tous les domaines artistiques.

AJC a assuré la continuité de Jazz Migration créé en 2002 par l’Afijma, dispositif conçu pour soutenir et donner de la visibilité à l’émergence artistique à travers l’Hexagone. Ainsi, chaque année une centaine de programmaeurs « engagés dans le soutien à l’émergence et à l’accompagnement d’artistes » désignent quatre formations lauréates qui bénéficieront la première année d’une formation pratique et théorique dans domaine de la communication et de la diffusion, de rencontres avec des professionnels du réseau AJC ou européens, etc., et la deuxième année de « la Tournée Jazz Migration » consistant en une série de 15 à 20 concerts en France et en Europe.

La nouvelle promotion Jazz Migration a donc été dévoilée sur scène à la Dynamo ce 4 décembre. En voici les groupes :

Petite Lucette (parrainé par Tourcoing Jazz) : Clémentine Ristord (saxophone, voix), Sylvain Fouché (piano, claviers), Manon Saillard (vibraphone), Pierre-Antoine Despatures (contrebasse), Mathieu Imbert (batterie).

Par delà une entrée en matière slammée qui aurait pu occulter les qualités instrumentales du groupe et mériterait peut-être d’être non supprimée, mais repensée, mieux articulée dans le répertoire pour ne pas venir avant ou en plus mais mieux s’incruster dans cet univers luxuriant, déviant, une peu dingue (mélodique, rythmique, orchestral), avec des gestes iconoclastes et des présences scéniques épatantes qui mériteraient d’être pensées comme atout (en prenant garde de ne pas risquer l’exagération), la musique en elle-même ayant une vraie dimension cinématographique a telle point que nous venaient à l’esprit des images de L’Homme à la caméra de Dziga Vertov, d’une époque où l’image n’avait pas encore été asservie à l’univocité du parlé. Passé les premières réticences, une vraie séduction.

Inui (parrainé par Crest Jazz) : Valeria Vitrano, Clémence Lagier (voix), Maya Cros (claviers), Dimitri Kogane (batterie).

Là encore des réticences initiales. Vocal, fun, mi-world mi-rock, électo-amplifié. N’est-on pas là au domaine de ces musiques actuelles qui ont confisqué leur appellation, excluant par là tout ce qui peut être soupçonné d’être instrumental, relevant de l’abstraction musicale, avant-gardiste… Entendez par là excluant et non-bankable ? Les instrumentistes et improvisateurs.rices prétendant à sortir de cette case se sont tellement entendu répondre par des organisateurs « on n’aime pas la trompette », « on n’aime pas les solos », « le jazz, c’est chiant », « ah, ça a l’air bien votre truc, mais il n’y a pas de chanteuse ? », « votre truc, c’est excluant» , qu’au premier abord, face à cette puissance sonore soudaine où le son n’est plus qu’une mixture de ce qui sort des enceintes, que je me suis dit d’abord, est-ce qu’elles ont besoin de Jazz Migration ? De quel groupe ont-elles pris la place? Puis, titre après titre, j’ai fini pas céder à un recyclage sensible et une assimilation authentique d’une culture générale des musiques vocales du monde, à des stratégies inventives de jouages à défaut d’authentique improvisation, et surtout un vrai son collectif avec une claviériste disposant d’un authentique vocabulaire d’improvisatrice mis largement à contribution et d’une palette sonore bien à elle. Plus une présence scénique qui fait parfois défaut à certains groupes… À certains, car je continue à penser qu’un grand discours orchestral ou improvisé se passe de toute “présence” scénique. Charlie Parker ou Bill Evans avaient-ils une présence scénique ou leur en a-t-on découvert une a posteriori du fait de l’intensité de leurs musiques ?

Adèle Viret Quartet (parrainé par le Comptoir de Fontenay-sous-Bois) : Oscar Viret (trompette), Adèle Viret (violoncelle), Wadji Riai (piano), Pierre Hurty (batterie).

On retient là d’emblée les qualités coloristes de ce violoncelle jouant tantôt de la ponctuation harmonique pincée sur les cordes et de la mélodie tirée de l’archet, alternant avec ou se combinant aux inflexions douces-amères de la trompette qui évoque parfois Arve Henriksen, voire Ambrose Akinmusire. Soit une musique chambriste où la batterie s’apparente tout autant aux percussions orientales qu’elle occupe la place laissée vacante par la contrebasse, les miroitements du piano cédant parfois à des solos au détaché énergique d’une qualité quasi percussive.

Prospectus (parrainé par le Petit Faucheux) : Léa Ciechelski (saxes alto et soprano, flûtes), Henry Peyrous (saxes ténor et soprano, clarinettes), Julien Ducoin (contrebasse), Florentin Hay (batterie).

J’ai entendu pendant les entractes, parmi les éloges, des propos désobligeants concernant cet orchestre. « Déjà entendu », « banalité », « conventionnel », « manque d’unité du répertoire ». D’emblée, la cohésion du groupe, celle de sa rythmique et sa qualité d’interaction avec la front line m’ont suffi. Mais aussi la diversité des couleurs orchestrales qu’offraient les combinaisons instrumentales de cette dernière, la complémentarité des vocabulaires des deux soufflants, la dynamique et l’inventivité des discours improvisés… et, l’absence de cliché dans un format qui pourtant évoque bien des précédents historiques (à commencer les trio et quartettes à deux saxes d’Ornette Coleman, et les stratégies d’improvisateur de ce dernier, de Steve Lacy, d’Eric Dolphy et quelques autres). Franchement, ce fut « mon » groupe de la soirée que je quittais ravi d’avoir constaté que l’on pouvait dire encore des choses fraîches avec deux saxophones, une contrebasse et une batterie.

Mais vous jugerez par vous-mêmes ces concerts ayant été diffusés en direct par Alex Dutilh sur France Musique dans son Open Jazz (pour Prospectus) ou enregistrés pour le Jazz Club désormais produit par Nathalie Piolé. Franck Bergerot

À suivre dans ces pages la soirée du 5 décembre autour de trois groupes trans-européens.