Jazz live
Publié le 28 Juin 2025

Respire jazz 2 : équations, résolutions et transports extrêmes

Concilier jazz et musique mandingue, piano et kora, rendre hommage à la prime fraîcheur d’un jazz dont la “forme” était à venir (“The Shape of Jazz to Come”) il y a trois quarts de siècle tout en faisant autre chose (“Something Else”). Telles étaient les équations qui ont transporté le public de Respire Jazz, hier 27 juin.

Jazz et mathématiques, jazz et algèbre, équations solutions… J’aime, jusqu’à en abuser, citer Leibnitz (quoique ne le comptant pas parmi mes intimes) : «La musique est un calcul secret de l’âme qui ignore qu’elle compte.» Du chiffre, des fréquences, des harmoniques, des partiels, des échelles et leurs degrés, des intervalles, des fractions, des tierces, des quintes diminuées, des onzièmes augmentées (sans parler de la troisième octave, chère à Jean-Louis Chautemps), un décompte du temps ternaire, binaire, des mesures simples ou composées, du ¾ de la valse viennoise ou des faubourgs au dhamâr indien (5+2+3+4), le jazz qui vient d’Afrique et qui se joue en 4/4 mais ternaire (comme on dit en France), lorsque l’Afrique serait plutôt binaire (comme on dit en France) mais en 6/8, alors que les Américains diraient plutôt even ou uneven eigths, soit des nombres à pertes de vue parfois à la limite de la mécanique quantique en guise de supplément d’âme pour rendre à l’équation sa solution musicale. Et dire que j’ai rendu copie blanche au Bac de la seconde à la terminale. Aussi me contenterai-je de paraphraser Nougaro : « Jazz et kora copains, ça doit pouvoir se faire. » C’est en tout cas une équation que, pour se “désœuvrer” en plein covid, le pianiste Olivier Hutman et le joueur de kora Lamine Cissokho ont décider de résoudre ensemble à quelques milliers de kilomètres de distance, l’un habitant en France, l’autre en Suède. Ce qui les a réunis, une fois déconfinés, autour d’un programme de concert et un premier disque, “Double Skyline” (Cristal Records), l’enregistrement d’un deuxième disque étant programmé, avec la participation d’Eric Bibb, afin d’ajouter une deuxième inconnue à l’équation : parenté et différence entre blues et musique mandingue”.

Pour ce premier programme, il y avait déjà fort à faire pour aller l’un vers l’autre à travers la brume des distances esthétiques et se croiser sans se manquer. Concilier deux prolixités, deux factures instrumentales qui, par-delà les essences timbrales respectives et concurrentes dans leurs dissemblances, induisent des façons différentes de penser et toucher la musique, ce qui saute aux yeux lorsqu’on les regarde : d’un côté les mains courant sur la géographique tempérée du clavier, où les hauteurs s’enchainent dans une progressivité linéaire qui a façonné notre perception – même inconsciente – de la musique, de l’autre une répartition des cordes et des doigtes induisant d’autres logiques musicales qui pourraient à l’oreille occidentale s’apparenter à du désordre. Ceci, sans avoir rien dit de la fracture entre pensée harmonique et pensée modale, fracture que la modalité telle qu’elle est pensée dans le jazz ne résout pas.

Et c’est cette résolution qui se joue sous nos yeux, comment sortir (jouer “out” disent les musiciens) de la proposition modale de la cora, et comment mettre à profit le patrimoine harmonique du piano, et donc ne pas y renoncer, sans perdre de vue le comparse. Comment concilier deux conceptions de l’espace rythmique sans brouiller l’une et l’autre. Jusqu’où aller au plus loin et cependant pas trop loin, de soi autant que de l’autre. C’est ce à quoi parviennent l’un et l’autre, ensemble, pour le plaisir du public, loin des chiffres et des nombres que fait oublier cette belle et jubilatoire camaraderie musicale.

Première équation pour le saxophoniste Pierrick Pédron, le pianiste Carl-Henri Morisset, le contrebassiste Thomas Bramerie et le batteur Elie Martin-Charrière : comment honorer son contrat, lorsque couché à 2h du matin et réveillé à 6, pour rejoindre de Ramatuelle la gare de Marseille qui s’avère fermée pour alerte à la bombe, et donc, la gare rouvrant enfin, comment parvenir pour la balance du début d’après-midi dans la campagne charentaise, alors qu’après sept heures de train, on loupe à Bordeaux la correspondance pour Angoulême. Pendant le concert d’Hutman et Cissoko, on les vit passer derrière la scène, à la descente de la camionnette dépêchée en catastrophe à Bordeaux, avec soulagement mais non sans inquiétude. En moins, de temps qu’il n’en fallait pour survoler les premières boîtes du stand de disques tenu par notre ami Philippe Vincent, la balance était bouclée et ils attaquaient sans crier gare leur programme : un hommage au premier disque du quartette d’Ornette Coleman, Don Cherry Charlie Haden et Billy Higgins, “The Shape of the Jazz to Come. Avec cette double équation qui en générait d’autres, la première étant celle du futur antérieur, un genre de retour vers le futur, de la part d’un saxophoniste que l’on a connu bopper, peut-être post-bopper, mais bopper quand même jusqu’au bout des ongles, attaché à un certain rapport à la harmonie, même au-delà de ce tournant pris, il y a déjà une bonne dizaine d’années, vers une énergie d’égale intensité à celle qui est chez lui première, mais moins “guindée”, plus “débraillée”. Je ne sais pas s’il apprécierait l’adjectif. Et l’on verra plus loin que si “débraillé”, ce n’est qu’une apparence. La tension oui, nous confie-t-il, mais aussi la détente, la résolution. La réponse viendrait-elle de cette mer d’histoires que nous raconte au piano Carl-Henri Morisset qui, soudain, endosse un stride (d’ailleurs inscrit au scénario du groupe) avec la faconde des années 1920, tout en balayant cette généalogie qu’il fait sienne, d’Ornette (et en-deça) à Keith Jarrett (et au-delà), avec – me confiera Pédron après le concert – un sens de l’inédit, un absence rare de redite, de tic ou de cliché.

La solution de la deuxième équation (la troisième si l’on compte le problème ferroviaire) tient dans la première : elle concerne la présence du piano dans la musique d’Ornette qui n’en connut que quatre occurence, Paul Bley (1958), puis en fin de carrière Geri Allen et Joachim Kühn (1996). D’où ce sous-titre à l’album du quartette de Pierrick Pédron, “The Shape of Jazz to Come (Something Else)”, allusion au premier album officiel de 1958 avec le pianiste Walter Norris, dont la présence relevait plus d’une concession faite au patron de Contemporary Records, Lester Koenig. Mais ce “Something Else” dont Carl-Henri Morisset transfigure la part pianistique, c’est aussi cette autre chose, cet au-delà que Pierrick et ses amis, avec les conseils de Daniel Yvinec, ont imaginé dans un travail, non seulement de reprise thématique, mais de radiographie de la musique d’Ornette consistant à relever solos et fragments d’Ornette et Don Cherry, travail dément si l’on songe à aux précipités et fluctuations de la phrase et de l’intonation ornettienne. Soit une musique originale portée par l’énergie folle qu’elle inspire à ces quatre musiciens galvanisés plus qu’abattus par leurs mésaventures du jour, portée par une rythmique équilibrée, soudée et solidaire du programme imaginé par leur leader, et qui là encore ne joue ni la carte Haden/Higgins, ni même Haden/Backwell mais une histoire de la rythmique et de leurs instruments respectifs dont ils sont tout à la fois les dépositaires et les acteurs-créateurs.

En conclusion, Pierrick Pédron annonça un écart en guise de conclusion : Enjoy the Silence de Depêche Mode. Apaisement nécessaire dont le tendre exposé fut prolongé d’une frémissante rêverie pianistique qui m’aurait semblé conclure admirablement ce concert échevelé. Aussi, lorsque l’altiste remit les gazs pour un nouveau solo, puis un rappel, j’étais déjà loin, au bar, où le sextette Sunor, venu du Centre des Musiques Didier Lockwood, s’apprêtait à prendre le relai, voire à accueillir parmi eux, les héros de la soirée. Franck Bergerot