Jazz live
Publié le 28 Juin 2021

Respire Jazz 2, sous le soleil !

Deuxième journée. Pleuvra ? Pleuvra pas ? Le soleil sera finalement au rendez-vous et l’on regrettera parfois même son chapeau, l’œil cependant sur la météo qui promet un orage à minuit. Elle tiendra parole, nous laissant cependant entendre le quartette Slow de Yoann Loustalot et le trio Baa Box de Leïla Martial.

Romain Pilon Quartet

Les noms d’orchestre sont trompeurs, car derrière ceux des leaders se cachent de véritables collectifs. Prenez le trio de Romain Pilon: à la contrebasse Yoni Zelnik, à la batterie Fred Pasqua… deux incontournables de la scène française. Le leader: un certain classicisme (phrasé que l’on ferait remonter à Jimmy Raney), l’héritage de la guitare post-Wes (Scofield, Metheny) et post-post (Kurt Rosenwinkel), l’acquis d’un séjour à Boston (la Berklee, sa faune de déjà et futurs jazz stars) puis à New York au cœur du volcan, avec en arrière-plan la culture pop-rock des dernières décennies et du tournant de siècle. Une musique soigneusement pensée, énoncée, prolongée d’improvisations savamment articulées, avec cet art de la concision que l’on rencontre chez Wes Montgomery et Jim Hall, sur un répertoire de standards (Golden Earrings), d’emprunts (Nicolette de Kenny Wheeler, Bye-Ya de Thelonious Monk, Texture d’Herbie Hancock), de détournements (une réécriture du Four on Six de Wes) et d’originaux dont un amusant hommage à Sixto Rodriguez. Mais ce Romain Pilon Trio, c’est surtout une complicité de groupe, Yoni Zelknik, pilier-chanteur-danseur, et Fred Pasqua, batteur doté qualités de metteur en scène-dramaturge-scénographe. On ne vient pas là écouter un guitariste, mais un véritable trio.

Ça se passait à 14h30, à l’extérieur de l’enceinte de l’abbaye du Puypéroux, sous les arbres. La journée avait commencé à 10h par une promenade musicale autour du site qui s’était conclue à 11h30 par une aubade aux Années folles par l’orphéon Méléhouatts, habitué du festival. Un planning contraint par les impératifs du couvre-feu, conservé malgré la levée de cette mesure, les programmes ayant déjà été imprimés… Il permettra en outre une sérieuse économie en électricité et autres frais d’éclairage en cette année de disette, les aides habituelles de l’Adami ayant été mangées par une sombre affaire d’arriérés réclamés par les par les syndicat américains aux sociétés de recouvrements de droits musicaux en France, les caisses de la Spedidam ayant été mises à mal tant par la fermeture des lieux de diffusion musicale consécutive aux mesures d’isolement que par les mesures de soutien en faveur des musiciens eux-mêmes pendant cette année passée de confinement. Par bonheur, de nombreux autres partenaires restent mobilisés, des plus officiels aux entreprises privées.

Slow

Et c’est grâce à cette mobilisation que l’on put voir entrer sur scène à 17h, le bien nommé Quartet Slow que nous présentions ci-dessous sous le seul nom de Yoann Loustalot, trompettiste qui s’est hissé ces dernières années avec une assurance tranquille en haut de l’affiche des programmes. C’est pourtant bien le nom du Slow Quartet qui est mis en avant dans le programme imprimé de Respire Jazz, avec Julien Touéry qui a imaginé ce programme avec le trompettiste, le contrebassiste Éric Surménian et le batteur Laurent Paris. Yoann Loustalot, on l’a déjà entendu à Respire Jazz en front line avec le saxophoniste Frédéric Borey et – tiens, tiens ! – la rythmique Zelnik-Pasqua. Julien Touéry, c’est le pianiste de l’Émile Parisien Quartet, on a tendance à l’oublier, le côté photo-télégénique du remuant Parisien accaparant toute l’attention des médias. Et en 2017, lorsque ce dernier fit tourner son Sfumato Quintet enregistré chez Act avec Joachim Kühn, c’est à son vieil ami Julien que l’Émile fit appel pour remplacer ce dernier sans que l’on trouve à s’en plaindre. Et le public de Respire Jazz s’en souvient encore ! Slow Quartet donc, pour un éloge de la lenteur, du suspens, de la brume et des crépuscules de pleine lune à l’automne. Rêverie rubato, bugle en apesanteur (dont on ne s’étonne pas de voir Enrico faire l’éloge sur la page d’ouverture yoannloustalot.com – « Chaque note compte et conte »), piano sonnant le glas d’un ostinato de soir de deuil ou faisant gronder des abstractions bartokiennes, contrebasse murmurante où l’on passe du pizz à l’archet sans s’en rendre compte, percussions d’oiseleur, de forgeron lointain, de scieur de long. Soudain un grand vacarme, comme pour sonner l’alerte d’une planète en danger (si ce n’est elle, c’est la vie qui l’habite).

Public en hypnose qui soudain s’éveille pour applaudir à tout rompre. Il y aura de discrets râleurs, amateur d’un jazz d’autrefois ou de rudesses ontologiques… À voix basse au bar : « Dis, moi, c’est quoi qu’on vient d’entendre ? Ça swingue pas… C’est mou… Ça m’emmerde… Ça m’endort… » En effet, ça peut surprendre. Mais je garde le souvenir de ce vieil homme dont le visage et les mains disaient de durs travaux manuels à l’air libre et qui s’étonnait à voix haute derrière moi en voyant Touéry “préparer” son piano, magnifique Steinway du Domaine de Petignac de Gérard Fauvin (qui n’est pas le dernier à se réjouir de ce qu’il entend à Respire Jazz), ce veil homme, donc, qui maugréait derrière moi : « mais qu’est-ce qu’il lui met dans ce beau piano ? Il va l’abîmer avec tout ce fourbil, ces gamelles, ces ferrailles… » À la fin du concert, il applaudissait sans réserve et ravi, l’âme ouverte à ce qu’il venait d’entendre, de découvrir.

Leila Martial et Baa Box

Regards inquiets sur la météo. Pleuvra ? Pleuvra pas ? Ça devrait tenir jusqu’à minuit. On aura même le temps de faire la jam. Mais pour l’heure, c’est Leila Martial et son Baa Box qui apparaissent sur scène. Ce qui se présentait à l’origine comme une chanteuse accompagnée est devenu un vrai trio où l’on peine à distinguer un leader, tant la musique s’avère le résultat d’un travail collectif, le batteur même, Eric Perez, ayant abandonné ses peaux et ses métaux pour ne plus utiliser que sa voix, et son corps qu’il frappe parfois comme une caisse de résonnance. Pierre Tereygeol reste guitariste, virtuose d’un instrument qu’il fait tantôt chanter tantôt qu’il percute, mais il est tout autant chanteur, et les trois voix se mêlent l’une à l’autre en d’ensorcelantes homophonies en étourdissantes polyphonies, jouant des extrêmes de leurs registres et, sur ce terrain, on sait que Leila Martial sait s’aventurer très loin. On pense évidemment aux chorales pygmées au-devant desquelles elle est allée à la rencontre en vue du projet Äkä qu’elle nous promet pour l’automne prochain. Mais on imagine toutes sortes d’apparentements avec d’autres cultures – sardes, albanaises, balkaniques, mélanésiennes… –, la voix de Leila Martial ayant les vertus d’une espèce de sampling acoustique. L’adjectif “acoustique” prend en outre tout son sens avec l’intention de nos trois musiciens de “désélectrifier” leur musique en se rapprochant les uns des autres autour d’un seul et même micro et en soignant, par la même, la proximité avec leur public qui leur fait ovation. Détractions avant, détractions après, détractions arrières, derrière le bar…

Là aussi, il y aura des détracteurs, toujours discrets, mais tenaces. Avec mes réflexes de vieux jazzfan, nourri notamment à la lecture d’Hugues Panassié (la conduite narrative du chorus improvisé) et André Hodeir (le thème non comme prétexte, mais comme motif à variations et développement), j’entends leurs arguments… qui porte sur le caractère fragmentaire de la prestation de Baa Box, le côté “novelty”, qui voit chaque morceau progresser non dans le sens d’un développement, mais comme une succession sketches juxtaposés… Et peut-être me suis-je moi-même laissé distraire par la disparition de deux pointes ailes subrepticement disparues dans entre les pierres de l’abbaye Saint-Gilles surplombant la scène. Quel diable d’oiseau pour disparaître dans un si petit espace? Serait-ce George ou Georgettes, mon couple de crécerelles dont j’avais observé les allers-venues lors des concerts du précédent festivals et que je guettais en vain depuis le début de l’après-midi. Et à guetter cette interstice en espérant identifier ce visiteur du soir – en vain, il avait disparu là pour la nuit –, j’ai parfois manqué d’attention.  Mais il faut prendre cette musique pour ce qu’elle est. Et si Leila Martial a su s’attaquer à la “forme longue” en collaboration avec Fred Maurin avec l’ONJ (Femme délit sur l’album “Rituels”, dont André Hodeir n’aurait probablement pas détesté les dérives quasi “joyciennes”), elle appartient aussi au monde circassien, et l’on prendra dans tous les sens du terme cette définition qu’elle donne d’elle-même en ouverture de leilamartial.com : « Vocaliste multi-timbrée ». Baa Box s’apparente à cet art du numéro, du sketch, du pot-pourri, du “pot-pour rire, pot-pour pleurer, pot-pour rêver”, du coq-à-l’âne, de l’Humpty Dumpty. C’est tout à la fois le mime Marceau, le clown Grock et Alice au pays des merveilles. Franck Bergerot (photos X. Deher)