Jazz live
Publié le 30 Juin 2023

Respire jazz 2023, 1ère soirée

Le festival Respire Jazz ouvrait ses portes hier 29 juin, avec une découverte, le Saïma Quartet issu du Centre des musiques Didier Lockwood, et une petit miracle de musique, le duo Daniel Zimmermann – Eric Séva.

Retour pour la onzième fois depuis 2012 au Respire Jazz Festival de Pierre Perchaud, festival familial, loin des grands bazars de la saison estivale, où quelques dizaines de bénévoles, parents et amis clouent, tendent, câblent, dressent, flèchent, affichent, épluchent, cuisinent, accueillent, billettent… tout autour de l’Abbaye du Puypéroux, au sud d’Angoulême, dont l’ancien couvent s’est agrandi pour devenir la Maison familiale rurale Sud Charente. J’y ai eu longtemps mes habitudes, logé dans l’ancienne chambre de la Mère supérieure. Cette année j’ai été rétrogradé ou promu (j’y dispose désormais de deux lavabos), dans les bâtiments récents, plus précisément dans la chambre de la surveillante de nuit. Face à ma table de travail est affichée la « procédure évacuation de l’internat suite à déclenchement de l’alarme incendie. » Après avoir donné l’alerte j’aurai donc la responsabilité de faire un pointage des « élèves » positionnés en rang au niveau du 2ème poteau de la cour, en l’occurrence bénévoles et musiciens, dont hier soir Daniel Zimmermann et Éric Séva, ainsi que les membres du Saïma Quartet. Ce sont ces derniers qui ouvraient hier soir, le festival : Abdelbari Fannush (sax ténor), Baptiste Gilbert (guitare électrique), Antoine Morera (contrebasse), Thomas Le Galo (batterie).

Les premières notes, le premier thème, les premiers solos éveillent en moi le souvenir des quartettes réunissant Joe Lovano et John Scofield. La première impression n’est pas toujours la bonne mais peut infléchir la perception de tout un concert. Les notes de programme mentionnent quelques influences : Joe Henderson, Wayne Shorter, Wynton Marsalis, Aaron Parks et Walter Smith III. En ce qui concerne l’identité d’Abdel – comme l’appellent ses camarades –, les saxophonistes cités bornent bien le terrain, mais j’aurais ajouté Mark Turner, peut-être à tort. Il y a en tout cas chez ce jeune artiste une intériorité se traduisant par une sonorité tendre et mate, un discours retenu et une alternance de lignes claires et de gestes mélodiques plus abstraits voire kabalistiques, plus des montées en chauffe patientes, progressives, une façon de tenir en haleine tout en laissant paraître des emballements à venir. À ses côtés, Baptiste Guilbert est tout impatience dans un désir de dire se heurtant à des limites techniques relative, au regard de ses modèles apparents, mais révélant une musicalité vraie déjà très épanouie.

Le répertoire qu’il soit original ou emprunté (Take the Coltrane et, Pierre Perchaud invité à les rejoindre, Ask Me Now) est habité, habillé, décoré, meublé, « arrangé ». La rythmique y a sa part dans un travail de mises en place jamais convenues, jamais surfaites, aucunement « m’as-tu-vu ? » qui se poursuit jusqu’au cœur des improvisations. On a vu rythmique plus cohérente dans l’expression du tempo, mais Antoine Morera et Thomas Le Gallo jouent avec le soliste dans ce même esprit collectif de mise en espace qui anime leurs exposés. À l’issue du concert, Pierre Perchaud a le mot juste, qu’hélas je n’ai ni retenu, ni noté, mais qui signifiait en gros que ces jeunes gens savaient pourquoi ils étaient sur scène et ce qu’ils avaient à raconter. Chose qui n’est pas la plus courante.

Le temps de laisser réaménager la scène, on admire les hauts murs de pierre de la grange qui nous abrite, « La Grange » et sa charpente noueuse, branchue, labyrinthique et néanmoins respectueuse de l’identité plastique des troncs plus ou moins torses qui la constituent, sauvée des injures du temps par d’ingénieux rapiéçages qui portent la signature de leurs époques respectives, de pièces de bois rapportées par un appareillage de tenons et mortaises à la poutre métallique IPN vissée boulonnée.

Rendant hommage à l’équipe qui les accueille, Daniel Zimmermann (trombone) et Éric Séva (saxophone baryton) saluent l’endroit et il ne fait nul doute que la majesté simple et savante du lieu aura quelque peu influencé leur prestation. Non que sa qualité en dépende totalement. Quelques bénévoles ont milité pour l’inscription du duo à l’affiche de Respire Jazz, emmenés par Philippe Vincent, le Monsieur Loyal de la manifestation, qui l’avait découvert en un tout autre endroit, il est vrai aussi splendide, lors d’un concert au Patio de La Roche de La Rochefoucauld.

Le duo ouvre son concert par Oblivion et Libertango d’Astor Piazzolla, dont le disque avec Gerry Mulligan à laissé quelque empreinte sur Séva. On imagine, on redouterait presque, les poncifs et les facilités que pourraient inspirer la musique d’Astor Piazzolla à un tel duo. L’écueil de l’échange de solos sur une poignée d’ostinatos et de contrechants qui tournent en rond. Mais c’est à un véritable travail d’écriture auquel se sont livrés les deux musiciens, pressant comme un citron tout le jus, jusqu’à la pulpe, des mélodies qu’ils empruntent (notamment Les Valseuses de Stéphane Grappelli et Caravan de Juan Tizol) ou qu’ils imaginent (dont un très belle évocation de l’univers des gnaouas par Zimmermann) pour en tirer les motifs de véritables développements, voire de véritables suites où l’on a parfois l’impression de tourner des pages d’un chapitre à l’autre. Et ils nous emportent dans leurs histoires sans rien nous laisser voire des lignes de couture entre improvisation et composition, sans même nous laisser deviner leurs erreurs, leurs hésitations ou égarements dans ces structures mémorisées sans partitions tant sont grandes leur écoute mutuelle, l’aisance de chacun à venir au secours de l’autre, à faire en sorte que l’erreur sonne juste.

Leur présence dans cette acoustique de pierre et de bois – j’étais au deuxième rang, face à leurs deux pavillons, dans le son, soutenus juste ce qu’il faut à l’arrière par une sonorisation très judicieuse – rendait pleinement justice à ce art du souffle, à cette malléabilité du son, des mélodies et des rythmes, de la complémentarité des voix, à cette virtuosité également à l’œuvre dans les phrasés rapides comme dans les notes tenues. En rappel, Indifférence de Tony Murena et Joseph Colombo: j’en ai entendu des versions jazzées de cette valse musette (et d’autres) depuis celle d’André Minvielle, versions souvent cadrées, calibrées par la partition originale et l’imaginaire musette… mais je crois n’avoir jamais entendu un telle liberté de placement rythmique sur ce répertoire. Pour ne rien dire de l’improbable transposition de la virtuosité ornementale de l’accordéon à boutons propre au musette sur un instrument à coulisse.

Le temps de congratuler notre duo à la buvette, on entend dans La Grange de jeunes musiciens qui se sont emparés de la scène, et je suis attiré par des tâtonnements autour de la mélodie de Beatrice de Sam Rivers qui doit d’être entré au répertoire des standards à Chet Baker qui l’inscrivit à son répertoire vers 1980. Je retourne donc à La Grange pour faire connaissance avec le trombone de Maxime Chevalier qui, devant d’autres musiciens indécis, propose cette mélodie, d’abord timidement dans des friselis de cymbales et des tintinnabulements de guitares, puis l’impose, entraine l’orchestre qui prend forme, le tempo qui se dessine enchanté par une coulisse souple et véloce, une imagination, une tenue ; Abdelbari Fannush et son ténor sortent de l’ombre, la prestation prend forme, puis soudain un véritable tournant comme si les deux guitaristes présents Baptiste Gilbert et Ronan Escudier avaient soudain versé les deux gouttes d’huile additionnelles qui font prendre une mayonnaise.

Une autre surprise nous attend encore, lorsque, succédant à Maxime Chevalier, un tout jeune homme, d’apparence presque enfantine sous son bob et du haut de ses quinze ans, se lance au trombone (un ténor complet presque aussi haut que lui) dans un blues parkerien. Pas encore le grand art, mais tellement prometteur. Nous le réentendrons probablement dans les jams des jours à venir, mais pour l’heure, six heures de route dans les pattes, je file me coucher. Au petit déjeuner ce matin, j’apprendrai qu’il s’agit de Paul Walszak… neveu de Pierre Perchaud. À suivre. Franck Bergerot