Jazz live
Publié le 3 Juil 2017

Respire Jazz 3 : Paul Lay Alcazar Trio, Yonathan Avishai 4tet et un bœuf d’exception

Une affiche en or, une belle affluence, un public ravi, des bénévoles fervents, une équipe technique royale, des bœufs saignants et de tendres vachettes… la neuvième édition de Respire Jazz aura été une grande réussite.Et pourtant, pour faire mentir la chute de mon blog d’hier (« Demain, il fera beau. »), le soleil, ce vieux farceur ne s’est pas montré. Du coup l’équipe technique qui avait prévu de ramener la scène au pied de l’abbaye est restée sous la grange. La pluie cependant s’est faite discrète, et l’on a pu écouter avec attention l’Olivier Gay Small Ensemble au préau, que j’appellerai désormais “le lavoir”, car si personne n’a pu me confirmer mon hypothèse d’hier, tout le monde l’a trouvée convaincante et j’espère bien la voir vérifiée à mon retour l’an prochain.

Olivier Gay Small Ensemble : Olivier Gay (trompette, bugle), Amir Mahla (saxophone ténor), Oscar Siffritt (guitare électrique), Arthur Henn (contrebasse), Marco Girardi (batterie).

Chaque année, Pierre Perchaud, le maître d’œuvre de cette programmation, fait connaître un groupe du CMDL (Centre de musique Didier Lockwood) où il enseigne, tel ce Small Ensemble d’Olivier Gay, trompettiste sensible à la sonorité mystérieuse dont le voile timbral craque ici et là sous quelque dramatique tension et dont la phrase au cours faussement paisible trahit par ses méandre et ses rapides inattendus une imagination inquiète et toujours en alerte. A ces qualités, s’ajoute une écriture aux vertus romanesques, le tout contribuant à évoquer les univers ici de Tom Harrell et là d’Ambrose Akinmusire. Et tout son groupe (dont ses orchestrations tirent le meilleur parti jusqu’au cœur des improvisations qu’il aime à confier ici et là de manière simultanée à deux solistes, ou lors de ces solos de batterie qu’il aime scénariser par quelque arrière-plan écrit) se prête à ce sens du récit, qu’il s’agisse du saxophoniste Amir Mahla, – sonorité crémeuse comme le lait giclant du pis de la vache directement au seau de la fermière – qui prend son temps pour entrer dans ses solos, en ménager les effets, fluidifier la succession des débits et des climats, susciter le suspens jusqu’à la “grande tirade du II” qui fait soudain frémir le public ; ou qu’il s’agisse du guitariste Oscar Siffritt au jeu moins discontinu, plus dense, qu’il va porter à l’incandescence sur le morceau Tintinnabulation dans une montée en chauffe d’une telle intensité que, ne sachant en atteindre le plafond, c’est l’explosion de joie commune au public et à ses comparses qui crèvera ce plafond et fera une conclusion à son solo. Ce qui nous amène à souligner la bonne humeur qu’ils ont à jouer ensemble, l’attention admirative réciproque qu’ils semblent se porter, le tout constamment entretenu par une paire rythmique totalement cohérente. Un orchestre solidaire dans tous les sens du terme.

Le concert se termine, on se disperse en papotant, l’un faisant détour par la buvette, l’autre par la petite salle où, entouré d’affichettes du défunt Jazzman dont on se souvient qu’il sollicitait les meilleurs dessinateurs, le légendaire luthier de Cognac, Maurice Dupont, expose ses guitares, classiques, folk, électriques…  Pascal Ségala, gourmand, s’y essaye, en tirant toute la sève. Je file quant à moi vers un ordinateur doté d’une clé 4G pour tenter de mettre mon compte rendu de la veille en ligne… non sans mal. On gave les Parisiens et le cœur des grandes villes de fibre optique et l’on multiplie les opérateurs à prix cassés tandis que des campagnes entières n’ont encore accès qu’à un adsl souffreteux (lorsqu’il existe), à une couverture 3 et 4 G trouée comme un gruyère sans pâte, à des réseaux de téléphonie mobile aphones. Et l’on s’étonnera que la France se sente fracturée…

Et quand, la toile avale enfin mon texte, mais sans me donner le loisir de me relire (aïe, aïe, aïe… un sms me signale 24h plus tard que j’ai donné le nom de notre collaborateur Paul Jaillet au guitariste et leader du PJ5 Paul Jarret), le guitariste classique Nicolas Papin joue la fin de son concert en l’abbaye Saint-Gilles, consacré à un répertoire voisinant avec le jazz. Alors que l’on a regroupé astucieusement le public derrière le chœur, sous le cul de four de l’abside vers laquelle s’est tourné le guitariste pour contourner les problèmes acoustiques soulevés par l’architecture romane, moi, passablement distrait par la beauté du lieu, je n’entends qu’un rappel qui me parvient sous forme d’échos se dispersant entre les majestueux piliers de la nef où je me suis discrètement assis, retardataire coupable, comme attendant mon tour pour la confesse.

Paul Lay Alcazar Trio : Isabel Sörling (chant), Paul Lay (piano), Simon Tailleu (contrebasse).

Il est des programmes qui ne se révèlent qu’au concert… En ce qui me concerne, ç’aura été le cas de ces Alcazar Memories, créées il y a cinq ans à la Criée de Marseille et dont le programme de chansons qui firent la réputation du célèbre Alcazar marseillais s’est enrichi de musiques originales de Paul Lay et de textes en anglais ou en suédois d’Isabel Sörling, voire de traditionnels suédois. Même préparé, pour avoir entendu cette dernière avec Airelle Besson l’an passé aux cloître de Carmes en Avignon dans un usage très différent, je partage la stupéfaction immédiate du public, une stupéfaction qui laissera quelques uns à l’extérieur de l’enthousiasme largement partagé une heure plus tard, à la sortie du concert. Et s’il ne faut pas écouter l’album de ces “Alcazar Memories” comme n’importe quelle disque de chanson, en sifflotant à l’unisson pour accompagner quelque tâche domestique pas plus qu’en bouclant un numéro de Jazz Magazine, c’est qu’il s’agit d’une œuvre d’une musicalité profonde dont tous les détails méritent attention : de la sonorité chantante de la sobre contrebasse de Simon Tailleu à l’imagination débordante de Paul Lay en passant surtout par Isabel Sörling que tous deux sont les dramaturges…

Une voix d’abord, d’un ambitus époustouflant où la chanteuse voltige avec une aisance folle, montant soudain vers la stratosphère comme ça, comme on franchit la porte de sa cuisine pour se servir un verre d’eau. Des aigus qui voisinent la scie musicale par la pureté du timbre et la souplesse de l’intonation pourtant toujours précise, et où l’on soupçonne l’influence de traditions populaires scandinaves (interrogée plus tard, elle fera, comme je m’en doutais un peu, référence au külning, cet art de l’appel des troupeaux dans les montagnes suédoises qu’entre autres la chanteuse Lena Willemark a déjà porté à notre connaissance sur le catalogue ECM). Des aigus qu’elle peut aussi briser par quelque soudain étranglement émotif. On pourrait parler de l’intensité de sa présence scénique que je ne perçois que de derrière un pilier d’où dépassent ses mains de tragédienne, à quoi s’ajoute quelque chose d’un peu dingue, un humour mêlé d’autant de tendresse et de douleur, sans aucune lourdeur, débarrassant Adieu Venise Provençale et Amour et Printemps (qu’elle conclue en couvrant le piano d’une fragile boîte à musique) de tout le pathos et du kitsch dont pouvaient les alourdir les chanteurs du music-hall marseillais, ramenant la candeur de ces textes à leur exacte charge émotionnelle. Tragédienne, parfois clown (comme elle peut l’être dans la vie, comme elle le sera tout à l’heure en rejoignant, puis en relançant les bans que les bénévoles adresseront, pour le dernier repas du festival, à Anne-Marie, la cuisinière en chef), elle est musicienne par le choix et la dynamique des timbres et des nuances, la précision des phrasés et des effets qu’elle en tire.

Enfin, pour clore la conversation avec l’un des quelques spectateurs insatisfaits, elle est une vraie jazzwoman. Et j’en prends à témoin sa version de The Man I Love où, dans le dernier chorus, comme le fait Louis Armstrong dans le dernier de chorus de West End Blues, mais sur un tempo qui rend ici l’effet plus dramatique encore, elle tient la première note, la première syllabe du pont, longtemps, longtemps, longtemps… tenant en haleine un public qui se demande comment elle va s’en sortir et compressant soudain, d’une projection folle, en une demie mesure, ce qui aurait dû s’exprimer tout au long des quatre mesures écoulées, laissant exploser la douleur de l’espoir trop incertain dans les quatre suivantes pour atterrir toute tremblante sur la dernière ligne comme anéantie. Je vous rapporte tout ça de mémoire… et peut-être mon analyse n’est-elle pas exacte, mais l’essentiel est là, dans une généalogie qui, tout inconsciemment que ce puisse être, remonte au West End Blues de Louis Armstrong en passant par le Stella By Starlight de Miles Davis de 1964.

Yonathan Avishai Quintet : César Poirier (clarinette, sax alto), Yonathan Avishai (piano), Yoni Zelnik (contrebasse), Donald Kontomanou (batterie), Inor Sotolongo (percussions).

Et me voici bien embarrassé, dans la situation inverse à celle où je m’étais trouvé face à “Alcazar Memories”… Car ce groupe de Yonathan Avishai dont le disque mis en débat dans notre numéro de décembre dernier avait fait une unanimité que je partageai, me laisse ici sur ma fin. J’y retrouve certes la finesse de l’écriture, cette expression tout en rétention d’énergie au profit de l’élégance, ce refus du spectaculaire qu’incarnent les anches discrètes de César Poirier, ce faux classicisme échappant à tous les canons du “modernisme moderne”, mais comme à charge, où je rejoins les réserves des premiers musiciens que nous avions invités à notre débat et qui s’y refusèrent. J’attends un lâcher prise qui ne vient pas, sauf du côté du tandem batterie-percussion le temps d’un faux montuno. Au risque d’y voir une musique illustrative dont la préciosité et les chinoiseries évoquent quelque théâtre d’ombres faisant ici défaut. La fatigue accumulée lors des soirées précédentes pourrait être l’explication de cette impression, car le concert s’est déroulé trop rapidement pour que je n’y ai pas, ici et là, piqué du nez. Mais une autre explication me vient de Yonathan Avishai lui-même à l’issue du concert, qui m’explique avoir ajouté à quelques pièces du disque “The Parade” célébré dans nos pages le répertoire encore en rodage d’un disque à venir. À suivre donc… Le rappel du public n’a pas attendu.

La jam de minuit : Amir Mahla (saxophone ténor), Oscar Siffritt, Pierre Perchaud (guitare électrique), Arthure Henn (contrebasse), Donald Kontomanou (batterie)

Et nous revoici “au lavoir”, sous un ciel étoilé où une demie lune entame sa course nocturne à travers les branchages environnants. Simon Tailleu s’applique sur la contrebasse gauchère d’Arthur Henn (cordes montées à l’envers, les cordes graves vers la main gauche), s’en tirant assez bien sur le blues, refusant quelques propositions par trop complexes, puis acceptant une anatole (la grille standard du standard des standards, I Got Rhythm). Yoni Zelnik viendra s’y essayer, mais renoncera rapidement et l’instrument revient entre les mains de son propriétaire sur Maiden Voyage. Grand moment d’écoute mutuelle, d’échange, d’onirisme porté par l’entente entre Arthur Henn, révélation de cette édition, et Donald Kontomanou : dynamique des nuances, pertinence des relances, sens de l’espace, opportunité de la profusion ou de la sobriété du geste, réglage parfait des doublages de battue… jusqu’à ce moment de grâce où le temps sembla suspendu à quelques stridulations des instruments soudain fragiles comme de menus insectes sous l’immensité du firmament. Un miracle musical que César Poirier, invité à donner de l’alto, n’osera troubler. C’est lui qui, ensuite, proposera Doxy puis Donna Lee dont il entame le solo par une de pédale harmonique (feinte ou non) qui confirme une espèce de classicisme post-moderne et non parkerien, difficilement classable, en symbiose avec l’encylopédisme pianistique dont Yonathan Avishai parvient à faire une chose toute personnelle. Demain matin, j’emporterai ce moment de grâce intimiste bien rangé au creux de ma mémoire, vers le gigantesque de Jazz à Vienne. • Franck Bergerot

 

 

 |Une affiche en or, une belle affluence, un public ravi, des bénévoles fervents, une équipe technique royale, des bœufs saignants et de tendres vachettes… la neuvième édition de Respire Jazz aura été une grande réussite.Et pourtant, pour faire mentir la chute de mon blog d’hier (« Demain, il fera beau. »), le soleil, ce vieux farceur ne s’est pas montré. Du coup l’équipe technique qui avait prévu de ramener la scène au pied de l’abbaye est restée sous la grange. La pluie cependant s’est faite discrète, et l’on a pu écouter avec attention l’Olivier Gay Small Ensemble au préau, que j’appellerai désormais “le lavoir”, car si personne n’a pu me confirmer mon hypothèse d’hier, tout le monde l’a trouvée convaincante et j’espère bien la voir vérifiée à mon retour l’an prochain.

Olivier Gay Small Ensemble : Olivier Gay (trompette, bugle), Amir Mahla (saxophone ténor), Oscar Siffritt (guitare électrique), Arthur Henn (contrebasse), Marco Girardi (batterie).

Chaque année, Pierre Perchaud, le maître d’œuvre de cette programmation, fait connaître un groupe du CMDL (Centre de musique Didier Lockwood) où il enseigne, tel ce Small Ensemble d’Olivier Gay, trompettiste sensible à la sonorité mystérieuse dont le voile timbral craque ici et là sous quelque dramatique tension et dont la phrase au cours faussement paisible trahit par ses méandre et ses rapides inattendus une imagination inquiète et toujours en alerte. A ces qualités, s’ajoute une écriture aux vertus romanesques, le tout contribuant à évoquer les univers ici de Tom Harrell et là d’Ambrose Akinmusire. Et tout son groupe (dont ses orchestrations tirent le meilleur parti jusqu’au cœur des improvisations qu’il aime à confier ici et là de manière simultanée à deux solistes, ou lors de ces solos de batterie qu’il aime scénariser par quelque arrière-plan écrit) se prête à ce sens du récit, qu’il s’agisse du saxophoniste Amir Mahla, – sonorité crémeuse comme le lait giclant du pis de la vache directement au seau de la fermière – qui prend son temps pour entrer dans ses solos, en ménager les effets, fluidifier la succession des débits et des climats, susciter le suspens jusqu’à la “grande tirade du II” qui fait soudain frémir le public ; ou qu’il s’agisse du guitariste Oscar Siffritt au jeu moins discontinu, plus dense, qu’il va porter à l’incandescence sur le morceau Tintinnabulation dans une montée en chauffe d’une telle intensité que, ne sachant en atteindre le plafond, c’est l’explosion de joie commune au public et à ses comparses qui crèvera ce plafond et fera une conclusion à son solo. Ce qui nous amène à souligner la bonne humeur qu’ils ont à jouer ensemble, l’attention admirative réciproque qu’ils semblent se porter, le tout constamment entretenu par une paire rythmique totalement cohérente. Un orchestre solidaire dans tous les sens du terme.

Le concert se termine, on se disperse en papotant, l’un faisant détour par la buvette, l’autre par la petite salle où, entouré d’affichettes du défunt Jazzman dont on se souvient qu’il sollicitait les meilleurs dessinateurs, le légendaire luthier de Cognac, Maurice Dupont, expose ses guitares, classiques, folk, électriques…  Pascal Ségala, gourmand, s’y essaye, en tirant toute la sève. Je file quant à moi vers un ordinateur doté d’une clé 4G pour tenter de mettre mon compte rendu de la veille en ligne… non sans mal. On gave les Parisiens et le cœur des grandes villes de fibre optique et l’on multiplie les opérateurs à prix cassés tandis que des campagnes entières n’ont encore accès qu’à un adsl souffreteux (lorsqu’il existe), à une couverture 3 et 4 G trouée comme un gruyère sans pâte, à des réseaux de téléphonie mobile aphones. Et l’on s’étonnera que la France se sente fracturée…

Et quand, la toile avale enfin mon texte, mais sans me donner le loisir de me relire (aïe, aïe, aïe… un sms me signale 24h plus tard que j’ai donné le nom de notre collaborateur Paul Jaillet au guitariste et leader du PJ5 Paul Jarret), le guitariste classique Nicolas Papin joue la fin de son concert en l’abbaye Saint-Gilles, consacré à un répertoire voisinant avec le jazz. Alors que l’on a regroupé astucieusement le public derrière le chœur, sous le cul de four de l’abside vers laquelle s’est tourné le guitariste pour contourner les problèmes acoustiques soulevés par l’architecture romane, moi, passablement distrait par la beauté du lieu, je n’entends qu’un rappel qui me parvient sous forme d’échos se dispersant entre les majestueux piliers de la nef où je me suis discrètement assis, retardataire coupable, comme attendant mon tour pour la confesse.

Paul Lay Alcazar Trio : Isabel Sörling (chant), Paul Lay (piano), Simon Tailleu (contrebasse).

Il est des programmes qui ne se révèlent qu’au concert… En ce qui me concerne, ç’aura été le cas de ces Alcazar Memories, créées il y a cinq ans à la Criée de Marseille et dont le programme de chansons qui firent la réputation du célèbre Alcazar marseillais s’est enrichi de musiques originales de Paul Lay et de textes en anglais ou en suédois d’Isabel Sörling, voire de traditionnels suédois. Même préparé, pour avoir entendu cette dernière avec Airelle Besson l’an passé aux cloître de Carmes en Avignon dans un usage très différent, je partage la stupéfaction immédiate du public, une stupéfaction qui laissera quelques uns à l’extérieur de l’enthousiasme largement partagé une heure plus tard, à la sortie du concert. Et s’il ne faut pas écouter l’album de ces “Alcazar Memories” comme n’importe quelle disque de chanson, en sifflotant à l’unisson pour accompagner quelque tâche domestique pas plus qu’en bouclant un numéro de Jazz Magazine, c’est qu’il s’agit d’une œuvre d’une musicalité profonde dont tous les détails méritent attention : de la sonorité chantante de la sobre contrebasse de Simon Tailleu à l’imagination débordante de Paul Lay en passant surtout par Isabel Sörling que tous deux sont les dramaturges…

Une voix d’abord, d’un ambitus époustouflant où la chanteuse voltige avec une aisance folle, montant soudain vers la stratosphère comme ça, comme on franchit la porte de sa cuisine pour se servir un verre d’eau. Des aigus qui voisinent la scie musicale par la pureté du timbre et la souplesse de l’intonation pourtant toujours précise, et où l’on soupçonne l’influence de traditions populaires scandinaves (interrogée plus tard, elle fera, comme je m’en doutais un peu, référence au külning, cet art de l’appel des troupeaux dans les montagnes suédoises qu’entre autres la chanteuse Lena Willemark a déjà porté à notre connaissance sur le catalogue ECM). Des aigus qu’elle peut aussi briser par quelque soudain étranglement émotif. On pourrait parler de l’intensité de sa présence scénique que je ne perçois que de derrière un pilier d’où dépassent ses mains de tragédienne, à quoi s’ajoute quelque chose d’un peu dingue, un humour mêlé d’autant de tendresse et de douleur, sans aucune lourdeur, débarrassant Adieu Venise Provençale et Amour et Printemps (qu’elle conclue en couvrant le piano d’une fragile boîte à musique) de tout le pathos et du kitsch dont pouvaient les alourdir les chanteurs du music-hall marseillais, ramenant la candeur de ces textes à leur exacte charge émotionnelle. Tragédienne, parfois clown (comme elle peut l’être dans la vie, comme elle le sera tout à l’heure en rejoignant, puis en relançant les bans que les bénévoles adresseront, pour le dernier repas du festival, à Anne-Marie, la cuisinière en chef), elle est musicienne par le choix et la dynamique des timbres et des nuances, la précision des phrasés et des effets qu’elle en tire.

Enfin, pour clore la conversation avec l’un des quelques spectateurs insatisfaits, elle est une vraie jazzwoman. Et j’en prends à témoin sa version de The Man I Love où, dans le dernier chorus, comme le fait Louis Armstrong dans le dernier de chorus de West End Blues, mais sur un tempo qui rend ici l’effet plus dramatique encore, elle tient la première note, la première syllabe du pont, longtemps, longtemps, longtemps… tenant en haleine un public qui se demande comment elle va s’en sortir et compressant soudain, d’une projection folle, en une demie mesure, ce qui aurait dû s’exprimer tout au long des quatre mesures écoulées, laissant exploser la douleur de l’espoir trop incertain dans les quatre suivantes pour atterrir toute tremblante sur la dernière ligne comme anéantie. Je vous rapporte tout ça de mémoire… et peut-être mon analyse n’est-elle pas exacte, mais l’essentiel est là, dans une généalogie qui, tout inconsciemment que ce puisse être, remonte au West End Blues de Louis Armstrong en passant par le Stella By Starlight de Miles Davis de 1964.

Yonathan Avishai Quintet : César Poirier (clarinette, sax alto), Yonathan Avishai (piano), Yoni Zelnik (contrebasse), Donald Kontomanou (batterie), Inor Sotolongo (percussions).

Et me voici bien embarrassé, dans la situation inverse à celle où je m’étais trouvé face à “Alcazar Memories”… Car ce groupe de Yonathan Avishai dont le disque mis en débat dans notre numéro de décembre dernier avait fait une unanimité que je partageai, me laisse ici sur ma fin. J’y retrouve certes la finesse de l’écriture, cette expression tout en rétention d’énergie au profit de l’élégance, ce refus du spectaculaire qu’incarnent les anches discrètes de César Poirier, ce faux classicisme échappant à tous les canons du “modernisme moderne”, mais comme à charge, où je rejoins les réserves des premiers musiciens que nous avions invités à notre débat et qui s’y refusèrent. J’attends un lâcher prise qui ne vient pas, sauf du côté du tandem batterie-percussion le temps d’un faux montuno. Au risque d’y voir une musique illustrative dont la préciosité et les chinoiseries évoquent quelque théâtre d’ombres faisant ici défaut. La fatigue accumulée lors des soirées précédentes pourrait être l’explication de cette impression, car le concert s’est déroulé trop rapidement pour que je n’y ai pas, ici et là, piqué du nez. Mais une autre explication me vient de Yonathan Avishai lui-même à l’issue du concert, qui m’explique avoir ajouté à quelques pièces du disque “The Parade” célébré dans nos pages le répertoire encore en rodage d’un disque à venir. À suivre donc… Le rappel du public n’a pas attendu.

La jam de minuit : Amir Mahla (saxophone ténor), Oscar Siffritt, Pierre Perchaud (guitare électrique), Arthure Henn (contrebasse), Donald Kontomanou (batterie)

Et nous revoici “au lavoir”, sous un ciel étoilé où une demie lune entame sa course nocturne à travers les branchages environnants. Simon Tailleu s’applique sur la contrebasse gauchère d’Arthur Henn (cordes montées à l’envers, les cordes graves vers la main gauche), s’en tirant assez bien sur le blues, refusant quelques propositions par trop complexes, puis acceptant une anatole (la grille standard du standard des standards, I Got Rhythm). Yoni Zelnik viendra s’y essayer, mais renoncera rapidement et l’instrument revient entre les mains de son propriétaire sur Maiden Voyage. Grand moment d’écoute mutuelle, d’échange, d’onirisme porté par l’entente entre Arthur Henn, révélation de cette édition, et Donald Kontomanou : dynamique des nuances, pertinence des relances, sens de l’espace, opportunité de la profusion ou de la sobriété du geste, réglage parfait des doublages de battue… jusqu’à ce moment de grâce où le temps sembla suspendu à quelques stridulations des instruments soudain fragiles comme de menus insectes sous l’immensité du firmament. Un miracle musical que César Poirier, invité à donner de l’alto, n’osera troubler. C’est lui qui, ensuite, proposera Doxy puis Donna Lee dont il entame le solo par une de pédale harmonique (feinte ou non) qui confirme une espèce de classicisme post-moderne et non parkerien, difficilement classable, en symbiose avec l’encylopédisme pianistique dont Yonathan Avishai parvient à faire une chose toute personnelle. Demain matin, j’emporterai ce moment de grâce intimiste bien rangé au creux de ma mémoire, vers le gigantesque de Jazz à Vienne. • Franck Bergerot

 

 

 |Une affiche en or, une belle affluence, un public ravi, des bénévoles fervents, une équipe technique royale, des bœufs saignants et de tendres vachettes… la neuvième édition de Respire Jazz aura été une grande réussite.Et pourtant, pour faire mentir la chute de mon blog d’hier (« Demain, il fera beau. »), le soleil, ce vieux farceur ne s’est pas montré. Du coup l’équipe technique qui avait prévu de ramener la scène au pied de l’abbaye est restée sous la grange. La pluie cependant s’est faite discrète, et l’on a pu écouter avec attention l’Olivier Gay Small Ensemble au préau, que j’appellerai désormais “le lavoir”, car si personne n’a pu me confirmer mon hypothèse d’hier, tout le monde l’a trouvée convaincante et j’espère bien la voir vérifiée à mon retour l’an prochain.

Olivier Gay Small Ensemble : Olivier Gay (trompette, bugle), Amir Mahla (saxophone ténor), Oscar Siffritt (guitare électrique), Arthur Henn (contrebasse), Marco Girardi (batterie).

Chaque année, Pierre Perchaud, le maître d’œuvre de cette programmation, fait connaître un groupe du CMDL (Centre de musique Didier Lockwood) où il enseigne, tel ce Small Ensemble d’Olivier Gay, trompettiste sensible à la sonorité mystérieuse dont le voile timbral craque ici et là sous quelque dramatique tension et dont la phrase au cours faussement paisible trahit par ses méandre et ses rapides inattendus une imagination inquiète et toujours en alerte. A ces qualités, s’ajoute une écriture aux vertus romanesques, le tout contribuant à évoquer les univers ici de Tom Harrell et là d’Ambrose Akinmusire. Et tout son groupe (dont ses orchestrations tirent le meilleur parti jusqu’au cœur des improvisations qu’il aime à confier ici et là de manière simultanée à deux solistes, ou lors de ces solos de batterie qu’il aime scénariser par quelque arrière-plan écrit) se prête à ce sens du récit, qu’il s’agisse du saxophoniste Amir Mahla, – sonorité crémeuse comme le lait giclant du pis de la vache directement au seau de la fermière – qui prend son temps pour entrer dans ses solos, en ménager les effets, fluidifier la succession des débits et des climats, susciter le suspens jusqu’à la “grande tirade du II” qui fait soudain frémir le public ; ou qu’il s’agisse du guitariste Oscar Siffritt au jeu moins discontinu, plus dense, qu’il va porter à l’incandescence sur le morceau Tintinnabulation dans une montée en chauffe d’une telle intensité que, ne sachant en atteindre le plafond, c’est l’explosion de joie commune au public et à ses comparses qui crèvera ce plafond et fera une conclusion à son solo. Ce qui nous amène à souligner la bonne humeur qu’ils ont à jouer ensemble, l’attention admirative réciproque qu’ils semblent se porter, le tout constamment entretenu par une paire rythmique totalement cohérente. Un orchestre solidaire dans tous les sens du terme.

Le concert se termine, on se disperse en papotant, l’un faisant détour par la buvette, l’autre par la petite salle où, entouré d’affichettes du défunt Jazzman dont on se souvient qu’il sollicitait les meilleurs dessinateurs, le légendaire luthier de Cognac, Maurice Dupont, expose ses guitares, classiques, folk, électriques…  Pascal Ségala, gourmand, s’y essaye, en tirant toute la sève. Je file quant à moi vers un ordinateur doté d’une clé 4G pour tenter de mettre mon compte rendu de la veille en ligne… non sans mal. On gave les Parisiens et le cœur des grandes villes de fibre optique et l’on multiplie les opérateurs à prix cassés tandis que des campagnes entières n’ont encore accès qu’à un adsl souffreteux (lorsqu’il existe), à une couverture 3 et 4 G trouée comme un gruyère sans pâte, à des réseaux de téléphonie mobile aphones. Et l’on s’étonnera que la France se sente fracturée…

Et quand, la toile avale enfin mon texte, mais sans me donner le loisir de me relire (aïe, aïe, aïe… un sms me signale 24h plus tard que j’ai donné le nom de notre collaborateur Paul Jaillet au guitariste et leader du PJ5 Paul Jarret), le guitariste classique Nicolas Papin joue la fin de son concert en l’abbaye Saint-Gilles, consacré à un répertoire voisinant avec le jazz. Alors que l’on a regroupé astucieusement le public derrière le chœur, sous le cul de four de l’abside vers laquelle s’est tourné le guitariste pour contourner les problèmes acoustiques soulevés par l’architecture romane, moi, passablement distrait par la beauté du lieu, je n’entends qu’un rappel qui me parvient sous forme d’échos se dispersant entre les majestueux piliers de la nef où je me suis discrètement assis, retardataire coupable, comme attendant mon tour pour la confesse.

Paul Lay Alcazar Trio : Isabel Sörling (chant), Paul Lay (piano), Simon Tailleu (contrebasse).

Il est des programmes qui ne se révèlent qu’au concert… En ce qui me concerne, ç’aura été le cas de ces Alcazar Memories, créées il y a cinq ans à la Criée de Marseille et dont le programme de chansons qui firent la réputation du célèbre Alcazar marseillais s’est enrichi de musiques originales de Paul Lay et de textes en anglais ou en suédois d’Isabel Sörling, voire de traditionnels suédois. Même préparé, pour avoir entendu cette dernière avec Airelle Besson l’an passé aux cloître de Carmes en Avignon dans un usage très différent, je partage la stupéfaction immédiate du public, une stupéfaction qui laissera quelques uns à l’extérieur de l’enthousiasme largement partagé une heure plus tard, à la sortie du concert. Et s’il ne faut pas écouter l’album de ces “Alcazar Memories” comme n’importe quelle disque de chanson, en sifflotant à l’unisson pour accompagner quelque tâche domestique pas plus qu’en bouclant un numéro de Jazz Magazine, c’est qu’il s’agit d’une œuvre d’une musicalité profonde dont tous les détails méritent attention : de la sonorité chantante de la sobre contrebasse de Simon Tailleu à l’imagination débordante de Paul Lay en passant surtout par Isabel Sörling que tous deux sont les dramaturges…

Une voix d’abord, d’un ambitus époustouflant où la chanteuse voltige avec une aisance folle, montant soudain vers la stratosphère comme ça, comme on franchit la porte de sa cuisine pour se servir un verre d’eau. Des aigus qui voisinent la scie musicale par la pureté du timbre et la souplesse de l’intonation pourtant toujours précise, et où l’on soupçonne l’influence de traditions populaires scandinaves (interrogée plus tard, elle fera, comme je m’en doutais un peu, référence au külning, cet art de l’appel des troupeaux dans les montagnes suédoises qu’entre autres la chanteuse Lena Willemark a déjà porté à notre connaissance sur le catalogue ECM). Des aigus qu’elle peut aussi briser par quelque soudain étranglement émotif. On pourrait parler de l’intensité de sa présence scénique que je ne perçois que de derrière un pilier d’où dépassent ses mains de tragédienne, à quoi s’ajoute quelque chose d’un peu dingue, un humour mêlé d’autant de tendresse et de douleur, sans aucune lourdeur, débarrassant Adieu Venise Provençale et Amour et Printemps (qu’elle conclue en couvrant le piano d’une fragile boîte à musique) de tout le pathos et du kitsch dont pouvaient les alourdir les chanteurs du music-hall marseillais, ramenant la candeur de ces textes à leur exacte charge émotionnelle. Tragédienne, parfois clown (comme elle peut l’être dans la vie, comme elle le sera tout à l’heure en rejoignant, puis en relançant les bans que les bénévoles adresseront, pour le dernier repas du festival, à Anne-Marie, la cuisinière en chef), elle est musicienne par le choix et la dynamique des timbres et des nuances, la précision des phrasés et des effets qu’elle en tire.

Enfin, pour clore la conversation avec l’un des quelques spectateurs insatisfaits, elle est une vraie jazzwoman. Et j’en prends à témoin sa version de The Man I Love où, dans le dernier chorus, comme le fait Louis Armstrong dans le dernier de chorus de West End Blues, mais sur un tempo qui rend ici l’effet plus dramatique encore, elle tient la première note, la première syllabe du pont, longtemps, longtemps, longtemps… tenant en haleine un public qui se demande comment elle va s’en sortir et compressant soudain, d’une projection folle, en une demie mesure, ce qui aurait dû s’exprimer tout au long des quatre mesures écoulées, laissant exploser la douleur de l’espoir trop incertain dans les quatre suivantes pour atterrir toute tremblante sur la dernière ligne comme anéantie. Je vous rapporte tout ça de mémoire… et peut-être mon analyse n’est-elle pas exacte, mais l’essentiel est là, dans une généalogie qui, tout inconsciemment que ce puisse être, remonte au West End Blues de Louis Armstrong en passant par le Stella By Starlight de Miles Davis de 1964.

Yonathan Avishai Quintet : César Poirier (clarinette, sax alto), Yonathan Avishai (piano), Yoni Zelnik (contrebasse), Donald Kontomanou (batterie), Inor Sotolongo (percussions).

Et me voici bien embarrassé, dans la situation inverse à celle où je m’étais trouvé face à “Alcazar Memories”… Car ce groupe de Yonathan Avishai dont le disque mis en débat dans notre numéro de décembre dernier avait fait une unanimité que je partageai, me laisse ici sur ma fin. J’y retrouve certes la finesse de l’écriture, cette expression tout en rétention d’énergie au profit de l’élégance, ce refus du spectaculaire qu’incarnent les anches discrètes de César Poirier, ce faux classicisme échappant à tous les canons du “modernisme moderne”, mais comme à charge, où je rejoins les réserves des premiers musiciens que nous avions invités à notre débat et qui s’y refusèrent. J’attends un lâcher prise qui ne vient pas, sauf du côté du tandem batterie-percussion le temps d’un faux montuno. Au risque d’y voir une musique illustrative dont la préciosité et les chinoiseries évoquent quelque théâtre d’ombres faisant ici défaut. La fatigue accumulée lors des soirées précédentes pourrait être l’explication de cette impression, car le concert s’est déroulé trop rapidement pour que je n’y ai pas, ici et là, piqué du nez. Mais une autre explication me vient de Yonathan Avishai lui-même à l’issue du concert, qui m’explique avoir ajouté à quelques pièces du disque “The Parade” célébré dans nos pages le répertoire encore en rodage d’un disque à venir. À suivre donc… Le rappel du public n’a pas attendu.

La jam de minuit : Amir Mahla (saxophone ténor), Oscar Siffritt, Pierre Perchaud (guitare électrique), Arthure Henn (contrebasse), Donald Kontomanou (batterie)

Et nous revoici “au lavoir”, sous un ciel étoilé où une demie lune entame sa course nocturne à travers les branchages environnants. Simon Tailleu s’applique sur la contrebasse gauchère d’Arthur Henn (cordes montées à l’envers, les cordes graves vers la main gauche), s’en tirant assez bien sur le blues, refusant quelques propositions par trop complexes, puis acceptant une anatole (la grille standard du standard des standards, I Got Rhythm). Yoni Zelnik viendra s’y essayer, mais renoncera rapidement et l’instrument revient entre les mains de son propriétaire sur Maiden Voyage. Grand moment d’écoute mutuelle, d’échange, d’onirisme porté par l’entente entre Arthur Henn, révélation de cette édition, et Donald Kontomanou : dynamique des nuances, pertinence des relances, sens de l’espace, opportunité de la profusion ou de la sobriété du geste, réglage parfait des doublages de battue… jusqu’à ce moment de grâce où le temps sembla suspendu à quelques stridulations des instruments soudain fragiles comme de menus insectes sous l’immensité du firmament. Un miracle musical que César Poirier, invité à donner de l’alto, n’osera troubler. C’est lui qui, ensuite, proposera Doxy puis Donna Lee dont il entame le solo par une de pédale harmonique (feinte ou non) qui confirme une espèce de classicisme post-moderne et non parkerien, difficilement classable, en symbiose avec l’encylopédisme pianistique dont Yonathan Avishai parvient à faire une chose toute personnelle. Demain matin, j’emporterai ce moment de grâce intimiste bien rangé au creux de ma mémoire, vers le gigantesque de Jazz à Vienne. • Franck Bergerot

 

 

 |Une affiche en or, une belle affluence, un public ravi, des bénévoles fervents, une équipe technique royale, des bœufs saignants et de tendres vachettes… la neuvième édition de Respire Jazz aura été une grande réussite.Et pourtant, pour faire mentir la chute de mon blog d’hier (« Demain, il fera beau. »), le soleil, ce vieux farceur ne s’est pas montré. Du coup l’équipe technique qui avait prévu de ramener la scène au pied de l’abbaye est restée sous la grange. La pluie cependant s’est faite discrète, et l’on a pu écouter avec attention l’Olivier Gay Small Ensemble au préau, que j’appellerai désormais “le lavoir”, car si personne n’a pu me confirmer mon hypothèse d’hier, tout le monde l’a trouvée convaincante et j’espère bien la voir vérifiée à mon retour l’an prochain.

Olivier Gay Small Ensemble : Olivier Gay (trompette, bugle), Amir Mahla (saxophone ténor), Oscar Siffritt (guitare électrique), Arthur Henn (contrebasse), Marco Girardi (batterie).

Chaque année, Pierre Perchaud, le maître d’œuvre de cette programmation, fait connaître un groupe du CMDL (Centre de musique Didier Lockwood) où il enseigne, tel ce Small Ensemble d’Olivier Gay, trompettiste sensible à la sonorité mystérieuse dont le voile timbral craque ici et là sous quelque dramatique tension et dont la phrase au cours faussement paisible trahit par ses méandre et ses rapides inattendus une imagination inquiète et toujours en alerte. A ces qualités, s’ajoute une écriture aux vertus romanesques, le tout contribuant à évoquer les univers ici de Tom Harrell et là d’Ambrose Akinmusire. Et tout son groupe (dont ses orchestrations tirent le meilleur parti jusqu’au cœur des improvisations qu’il aime à confier ici et là de manière simultanée à deux solistes, ou lors de ces solos de batterie qu’il aime scénariser par quelque arrière-plan écrit) se prête à ce sens du récit, qu’il s’agisse du saxophoniste Amir Mahla, – sonorité crémeuse comme le lait giclant du pis de la vache directement au seau de la fermière – qui prend son temps pour entrer dans ses solos, en ménager les effets, fluidifier la succession des débits et des climats, susciter le suspens jusqu’à la “grande tirade du II” qui fait soudain frémir le public ; ou qu’il s’agisse du guitariste Oscar Siffritt au jeu moins discontinu, plus dense, qu’il va porter à l’incandescence sur le morceau Tintinnabulation dans une montée en chauffe d’une telle intensité que, ne sachant en atteindre le plafond, c’est l’explosion de joie commune au public et à ses comparses qui crèvera ce plafond et fera une conclusion à son solo. Ce qui nous amène à souligner la bonne humeur qu’ils ont à jouer ensemble, l’attention admirative réciproque qu’ils semblent se porter, le tout constamment entretenu par une paire rythmique totalement cohérente. Un orchestre solidaire dans tous les sens du terme.

Le concert se termine, on se disperse en papotant, l’un faisant détour par la buvette, l’autre par la petite salle où, entouré d’affichettes du défunt Jazzman dont on se souvient qu’il sollicitait les meilleurs dessinateurs, le légendaire luthier de Cognac, Maurice Dupont, expose ses guitares, classiques, folk, électriques…  Pascal Ségala, gourmand, s’y essaye, en tirant toute la sève. Je file quant à moi vers un ordinateur doté d’une clé 4G pour tenter de mettre mon compte rendu de la veille en ligne… non sans mal. On gave les Parisiens et le cœur des grandes villes de fibre optique et l’on multiplie les opérateurs à prix cassés tandis que des campagnes entières n’ont encore accès qu’à un adsl souffreteux (lorsqu’il existe), à une couverture 3 et 4 G trouée comme un gruyère sans pâte, à des réseaux de téléphonie mobile aphones. Et l’on s’étonnera que la France se sente fracturée…

Et quand, la toile avale enfin mon texte, mais sans me donner le loisir de me relire (aïe, aïe, aïe… un sms me signale 24h plus tard que j’ai donné le nom de notre collaborateur Paul Jaillet au guitariste et leader du PJ5 Paul Jarret), le guitariste classique Nicolas Papin joue la fin de son concert en l’abbaye Saint-Gilles, consacré à un répertoire voisinant avec le jazz. Alors que l’on a regroupé astucieusement le public derrière le chœur, sous le cul de four de l’abside vers laquelle s’est tourné le guitariste pour contourner les problèmes acoustiques soulevés par l’architecture romane, moi, passablement distrait par la beauté du lieu, je n’entends qu’un rappel qui me parvient sous forme d’échos se dispersant entre les majestueux piliers de la nef où je me suis discrètement assis, retardataire coupable, comme attendant mon tour pour la confesse.

Paul Lay Alcazar Trio : Isabel Sörling (chant), Paul Lay (piano), Simon Tailleu (contrebasse).

Il est des programmes qui ne se révèlent qu’au concert… En ce qui me concerne, ç’aura été le cas de ces Alcazar Memories, créées il y a cinq ans à la Criée de Marseille et dont le programme de chansons qui firent la réputation du célèbre Alcazar marseillais s’est enrichi de musiques originales de Paul Lay et de textes en anglais ou en suédois d’Isabel Sörling, voire de traditionnels suédois. Même préparé, pour avoir entendu cette dernière avec Airelle Besson l’an passé aux cloître de Carmes en Avignon dans un usage très différent, je partage la stupéfaction immédiate du public, une stupéfaction qui laissera quelques uns à l’extérieur de l’enthousiasme largement partagé une heure plus tard, à la sortie du concert. Et s’il ne faut pas écouter l’album de ces “Alcazar Memories” comme n’importe quelle disque de chanson, en sifflotant à l’unisson pour accompagner quelque tâche domestique pas plus qu’en bouclant un numéro de Jazz Magazine, c’est qu’il s’agit d’une œuvre d’une musicalité profonde dont tous les détails méritent attention : de la sonorité chantante de la sobre contrebasse de Simon Tailleu à l’imagination débordante de Paul Lay en passant surtout par Isabel Sörling que tous deux sont les dramaturges…

Une voix d’abord, d’un ambitus époustouflant où la chanteuse voltige avec une aisance folle, montant soudain vers la stratosphère comme ça, comme on franchit la porte de sa cuisine pour se servir un verre d’eau. Des aigus qui voisinent la scie musicale par la pureté du timbre et la souplesse de l’intonation pourtant toujours précise, et où l’on soupçonne l’influence de traditions populaires scandinaves (interrogée plus tard, elle fera, comme je m’en doutais un peu, référence au külning, cet art de l’appel des troupeaux dans les montagnes suédoises qu’entre autres la chanteuse Lena Willemark a déjà porté à notre connaissance sur le catalogue ECM). Des aigus qu’elle peut aussi briser par quelque soudain étranglement émotif. On pourrait parler de l’intensité de sa présence scénique que je ne perçois que de derrière un pilier d’où dépassent ses mains de tragédienne, à quoi s’ajoute quelque chose d’un peu dingue, un humour mêlé d’autant de tendresse et de douleur, sans aucune lourdeur, débarrassant Adieu Venise Provençale et Amour et Printemps (qu’elle conclue en couvrant le piano d’une fragile boîte à musique) de tout le pathos et du kitsch dont pouvaient les alourdir les chanteurs du music-hall marseillais, ramenant la candeur de ces textes à leur exacte charge émotionnelle. Tragédienne, parfois clown (comme elle peut l’être dans la vie, comme elle le sera tout à l’heure en rejoignant, puis en relançant les bans que les bénévoles adresseront, pour le dernier repas du festival, à Anne-Marie, la cuisinière en chef), elle est musicienne par le choix et la dynamique des timbres et des nuances, la précision des phrasés et des effets qu’elle en tire.

Enfin, pour clore la conversation avec l’un des quelques spectateurs insatisfaits, elle est une vraie jazzwoman. Et j’en prends à témoin sa version de The Man I Love où, dans le dernier chorus, comme le fait Louis Armstrong dans le dernier de chorus de West End Blues, mais sur un tempo qui rend ici l’effet plus dramatique encore, elle tient la première note, la première syllabe du pont, longtemps, longtemps, longtemps… tenant en haleine un public qui se demande comment elle va s’en sortir et compressant soudain, d’une projection folle, en une demie mesure, ce qui aurait dû s’exprimer tout au long des quatre mesures écoulées, laissant exploser la douleur de l’espoir trop incertain dans les quatre suivantes pour atterrir toute tremblante sur la dernière ligne comme anéantie. Je vous rapporte tout ça de mémoire… et peut-être mon analyse n’est-elle pas exacte, mais l’essentiel est là, dans une généalogie qui, tout inconsciemment que ce puisse être, remonte au West End Blues de Louis Armstrong en passant par le Stella By Starlight de Miles Davis de 1964.

Yonathan Avishai Quintet : César Poirier (clarinette, sax alto), Yonathan Avishai (piano), Yoni Zelnik (contrebasse), Donald Kontomanou (batterie), Inor Sotolongo (percussions).

Et me voici bien embarrassé, dans la situation inverse à celle où je m’étais trouvé face à “Alcazar Memories”… Car ce groupe de Yonathan Avishai dont le disque mis en débat dans notre numéro de décembre dernier avait fait une unanimité que je partageai, me laisse ici sur ma fin. J’y retrouve certes la finesse de l’écriture, cette expression tout en rétention d’énergie au profit de l’élégance, ce refus du spectaculaire qu’incarnent les anches discrètes de César Poirier, ce faux classicisme échappant à tous les canons du “modernisme moderne”, mais comme à charge, où je rejoins les réserves des premiers musiciens que nous avions invités à notre débat et qui s’y refusèrent. J’attends un lâcher prise qui ne vient pas, sauf du côté du tandem batterie-percussion le temps d’un faux montuno. Au risque d’y voir une musique illustrative dont la préciosité et les chinoiseries évoquent quelque théâtre d’ombres faisant ici défaut. La fatigue accumulée lors des soirées précédentes pourrait être l’explication de cette impression, car le concert s’est déroulé trop rapidement pour que je n’y ai pas, ici et là, piqué du nez. Mais une autre explication me vient de Yonathan Avishai lui-même à l’issue du concert, qui m’explique avoir ajouté à quelques pièces du disque “The Parade” célébré dans nos pages le répertoire encore en rodage d’un disque à venir. À suivre donc… Le rappel du public n’a pas attendu.

La jam de minuit : Amir Mahla (saxophone ténor), Oscar Siffritt, Pierre Perchaud (guitare électrique), Arthure Henn (contrebasse), Donald Kontomanou (batterie)

Et nous revoici “au lavoir”, sous un ciel étoilé où une demie lune entame sa course nocturne à travers les branchages environnants. Simon Tailleu s’applique sur la contrebasse gauchère d’Arthur Henn (cordes montées à l’envers, les cordes graves vers la main gauche), s’en tirant assez bien sur le blues, refusant quelques propositions par trop complexes, puis acceptant une anatole (la grille standard du standard des standards, I Got Rhythm). Yoni Zelnik viendra s’y essayer, mais renoncera rapidement et l’instrument revient entre les mains de son propriétaire sur Maiden Voyage. Grand moment d’écoute mutuelle, d’échange, d’onirisme porté par l’entente entre Arthur Henn, révélation de cette édition, et Donald Kontomanou : dynamique des nuances, pertinence des relances, sens de l’espace, opportunité de la profusion ou de la sobriété du geste, réglage parfait des doublages de battue… jusqu’à ce moment de grâce où le temps sembla suspendu à quelques stridulations des instruments soudain fragiles comme de menus insectes sous l’immensité du firmament. Un miracle musical que César Poirier, invité à donner de l’alto, n’osera troubler. C’est lui qui, ensuite, proposera Doxy puis Donna Lee dont il entame le solo par une de pédale harmonique (feinte ou non) qui confirme une espèce de classicisme post-moderne et non parkerien, difficilement classable, en symbiose avec l’encylopédisme pianistique dont Yonathan Avishai parvient à faire une chose toute personnelle. Demain matin, j’emporterai ce moment de grâce intimiste bien rangé au creux de ma mémoire, vers le gigantesque de Jazz à Vienne. • Franck Bergerot