Respire Jazz, 3ème soirée
Un programme contrasté, d’Arthur Rimbaud et Federico Garcia Lorca à Dr. John en passant par une fascinante histoire de lignes brisées devant un public nombreux et enthousiaste jusque sous les nouveaux assauts d’une bruine tenace.
Hier, rendez-vous à 17h en ce premier jour de juillet à La Grange de l’Abbaye du Puypéroux où rendez-vous nous est donné avec la saxophoniste trentenaire Olga Amelchenko venue de Sibérie s’installer à Paris après des détours par Cologne et Berlin. Maîtrise de l’instrument, du langage improvisé que complète un monde intérieur dont témoignait le programme présenté hier sur des textes de Guillaume Apollinaire, Federico Garcia Lorca, Joseph Brodsky et Arthur Rimbaud ; le tout confié à la chanteuse Charlotte Wassy que nous avions aimé découvrir il y a dix ans à Respire Jazz, en duo avec le pianiste Julien Lallier (entendu hier avec le groupe Azawan). Coup de fatigue ? M’étant trouvé quelque peu distrait face à cette ambitieuse interaction entre ces textes chantés dans leur traduction anglaise et des parties musicales prolixes et d’une grande indépendance (la fluidité torrentielle du pianiste Enzo Carniel et l’énergie fracassante du batteur Nicolas Charlier) avec pour seule balise la contrebasse de Viktor Nyberg, je m’en tiendrai à mentionner l’affluence d’une public qui s’est montré plus concentré que je ne l’ai été et tout à fait enthousiaste.
Robinson Khoury, nous l’avions remarqué il y a deux ans, figure charismatique d’une section de trombones de très haut niveau au sein du Dedication Big Band de Philippe Maniez. Depuis, le tromboniste n’a cessé de faire parler de lui, de son premier disque « Frame of Mind » à son deuxième et récent « Broken Lines » dont il nous présentait le répertoire hier sur la scène de Respire Jazz. Un programme totalement rodé qu’on ne qualifiera pas d’ambitieux, tant ici c’est l’onirisme naturel du propos qui nous parle. Cela tient, dès le premier contact, à l’aisance de cette voix admirablement posée dont le trombone semble ne faire que prolonger le charisme. Cela tient encore à cette musique invitant tant à la fête des sons et des rythmes qu’au rêve et à la méditation, avec quelque chose de tribal, de sacré ; le tout imaginé et réalisé avec une précision et un sens du détail au service de contrastes aussi pénétrants qu’imprévisibles, et qui va jusqu’à se nicher dans la chute de certains breaks ou des fins de morceaux sur des silences qui nous font vaciller au bord de l’abîme. Et cette précision, elle est servie, adoubée par quatre compagnons eux-mêmes dignes de cette gravité légère et grandiose du propos auquel ils joignent parfois leurs voix chantées pour des chœurs profonds et hors d’âge : Pierre Tereygeol (sa guitare et les sortes d’« amulettes musicales » qu’il y associe ; son chant qui lui est aussi naturel que la guitare), Mark Priore (dont l’autorité du piano m’évoque Keith Jarrett et Paul Bley), Étienne Renard (dont la contrebasse combine puissance du soutien et audace des initiatives), Elie Martin-Charrière (batterie tout en élégance et à propos).
Il nous faut ici faire une pause, s’accouder au bar où partager son enthousiasme, éventuellement passer par les toilettes sèches (à Respire Jazz on ne lésine pas avec l’éco-responsabilité) ou rester seul avec ses rêves sur la balle de foin que l’on s’est réservée parmi ces rangées de sièges d’herbes sèches qui accueillent traditionnellement le public de ce festival. Rêvasser face à la scène dominée par les étonnantes structures monumentales que Dominique Pelletier (électricien, photographe, homme à tout faire et décorateur en chef et néanmoins bénévole du festival) a conçues, fabriquées, dressées, tressées à partir des tiges de bambou prélevées dans une bambouseraie locale, jusqu’à ce lavabo conçu par lui pour les festivaliers que je ne résiste pas au plaisir de vous montrer.
Il fallait bien cette transition avant de passer au programme suivant, et franchir un hiatus esthétique d’ailleurs très franchissable dans la mesure où le curseur de la qualité musicale restera impavide. On y assiste au retour d’un enfant du pays, le guitariste Mathis Pascaud, voire enfant du festival, puisqu’il y fit ses premières armes en installateur de balles de foin. Depuis, on l’a vu souvent sur la scène principale, notamment avec une première mouture de son quartette, ou dans les jam sessions d’après-concert, et l’on avait noté son goût pour le rhythm and blues de La Nouvelle-Orléans et notamment le vocabulaire de riffs polyrythmés des Meters qui conclurent souvent les jam sessions du Puypéroux. Suite au décès en 2019 de Malcolm John Rebennack, al. Dr. John, le quartette de Pascaud – Christophe Panzani (sax ténor, clarinette basse), Pierre Elgrishi (basse électrique) et Karl Jannuska (batterie) – a invité le chanteur Hugh Coltman à rendre hommage à cette figure haute en couleurs de la scène néo-orléanaise, puisant moins dans la discographie de ses grands succès internationaux épaulés par The Meters que dans un répertoire antérieur moins connu.
Ici point de copie conforme mais un travail d’imprégnation jusqu’aux effets électroniques de Christophe Panzani qui semblent habités par les accents rageurs du saxophone d’Alvin Tyler sur le tout premier succès de Mac Rebennack (son premier pseudonyme) en 1959, Storm Warning. Les coups de griffe Pascaud, quoique nourris de modèles plus récents et plus virtuoses, ne sont pas sans évoquer la guitare de Mac Rebennack avant qu’il n’abandonne l’instrument vers 1960 à la suite d’une blessure par balle, une guitare alors encore ancrée dans l’héritage de Bo Diddley. Point de claviers, instruments sur lesquels Rebennack se réfugia alors, mais un travail orchestral minimal, de toute fraîcheur habité par la basse de Pierre Elgrishi, alerte sans être envahissante, et la batterie de Karl Jannuska qui réinvente le drumming néo-orléanais avec un art très poétique et néanmoins ultra efficace de la polyrythmie. Là-dessus, Hugh Coltman s’invente un Dr. John qui n’appartient qu’à lui, réinvente la dimension démoniaque du personnage, sec et nerveux comme Rebennack pouvait être opulent, dans un généreux mélange de jubilation et de désespoir qui retiendra le public de Respire Jazz sous une bruine menaçante, hésitante puis tenace, et le laissera exténué de plaisir musical.
Une partie des spectateurs cependant persiste, s’attarde à la buvette, malgré l’humidité et les gouttières qui s’écoulent par intermittence entre les tivolis sur des épaules déjà frissonnantes, attirée la jeune garde du Centre de Musiques Didier Lockwood à laquelle est traditionnellement confié le soin de lancer la jam session. Et c’est une version d’Invitation qui nous accueille, interprétée par le Saïma Quartet – Abdelbari Fannush (sax ténor), Baptiste Gilbert (guitare électrique), Antoine Morera (contrebasse) et Thomas Le Gallo (batterie) – et ses invités Maxime Chevalier (trombone) et Jules Charbonnier (Fender Rhodes). Bientôt, les candidats à la jam se succèderont sur l’aire de jeu et vers 2h du matin, alors que Mathis Pascaud et ses amis s’en sont emparé, rejoints bientôt par Hugh Coltman, je m’endors dans la chambre qui surplombe la jam session, au son d’une série de riffs bien connus des Meters. Et je crois pouvoir dire que je n’ai jamais mieux dormi à Respire Jazz. Franck Bergerot