Jazz live
Publié le 13 Juil 2015

Respire jazz 2 : le jazz en tandem

La deuxième journée du festival Respire Jazz, ce 11 juillet, a vu se succéder, deux quartette et un duo ou, si l’on veut un quartette et deux tandems, soit la jeune garde montante du Centre des musiques Didier Lockwood réunie au sein du Gaëtan Diaz Quartet, le duo de Gueorgui Kornazov et Leonardo Montana et le Multiquarium Quartet de Charlier-Sourisse (Charlie Sourisse, comme les appellent parfois certaines personnes croyant qu’André Charlier et Benoît Sourisse ne sont qu’une seule et même personne…)


Respire Jazz, abbaye de Puypéroux (16), le 11 juillet 2015.

 

Tout comme hier à même heure, c’est un faucon farceur qui m’a réveillé de son cri de guerre poussé par trois fois en passant devant ma fenêtre. Comme s’il s’était donné pour tâche de me rappeler à mon devoir, car une fois celle-ci accomplie, plus jamais de la journée, je ne l’ai vu ni entendu. Ordinateur ouvert, revenons donc sur les événements de ce 11 juillet.

 

17h10 : Philippe Vincent, me fait signe que l’on m’accorde encore dix minutes pour terminer une conférence commencée une heure plus tôt et qui est un résumé d’une douzaine d’heures de cours sur le bebop données au CNSM de Paris ce printemps. L’idée étant moins de faire un inventaire des artistes du bebop que d’en expliquer l’émergence et montrer en quoi, de Louis Armstrong à Charlie Parker, il n’y a pas rupture, mais continuité. À travers les esthétiques de Coleman Hawkins, Lester Young, Sidney Catlett, Art Tatum et une foule de grands et petits pionniers (Charlie Christian, Jimmy Blanton, Billy Kyle, Clyde Hart, Budd Johnson, Little Benny Harris, etc.) au feu desquelles se forgent les outils de Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk, Bud Powell, Oscar Pettiford et Kenny Clarke, on observe une communauté noire en mouvement, s’interrogeant sur son destin et sa place dans l’Amérique blanche qui, tandis qu’elle se constitue en arsenal de la démocratie face à la menace fasciste, tolère la ségrégation et le lynchage dans ses frontières. Pour ce qui est des outils, Pascal Ségala est venu me prêter main forte, muni de sa belle guitare acoustique Taylor, pour l’exercice ingrat de monter une gamme en arpèges afin de rendre audible et palpable à un public néophyte les mystères de l’harmonie fonctionnelle et le moteur qu’y constitue la quinte diminuée dont le jeune Miles Davis disait qu’elle collait aux doigts des jeunes boppers. Donner un tel exposé dans le Sud-Ouest où Hugues Panassié, le pape de Montauban, eut une telle influence, n’était pas sans prendre le risque de se trouver confronté à une délégation de vieilles barbes du Hot Club de France, ce qui m’était déjà arrivé par le passé en un temps où mes connaissances n’étaient pas de taille à faire face à leur arguments. Cette espèce semble aussi sûrement en voie de disparition que dénoyauteur Zak-zak et ne semble pas avoir sa place au sein de l’Université populaire du Pays Sud-Charente qui m’accueille chaque année à Respire Jazz.

 

Quittant la salle de conférence pour me diriger vers le lieu du concert gratuit qui nous attend à l’extérieur de l’abbaye, j’entraine Pascal Ségala dans la salle d’exposition dont, hier, à la recherche d’une connexion internet, on m’a confié la clé et dans la pénombre de laquelle j’ai aperçu de magnifiques guitares, dont une à cordes acier, manche folk, mais petite caisse à taille étroite, sur le modèle des ancestrales guitares “romantiques” (“parlor” diraient les Américains), table et éclisses de bois brun. Lorsque nous entrons avec Pascal, la première chose que je vois, c’est qu’elle est vendue et, m’informant auprès du luthier Koen Leys qui expose ici cinq de ses instruments, j’apprends que c’est Pierre Perchaud, le maître de céans, qui en a fait l’acquisition, le pouvoir de séduction qu’elle exerçait sur les autres guitaristes ayant précipité sa décision.

 

Faisant déjà le malin avec des questions et des airs de connaisseur, je me vois proposer de l’essayer, ce que je décline aussitôt, étant plutôt du genre “guitariste sommaire” (« Evitons de la tripoter avec tous nos doigts, servons-nous exclusivement du pouce. Pouce ça ne compte pas. Pouce, c’est pour rire. Première leçon… » Bobby Lapointe). Pascal Ségala s’y colle de tous ses doigts experts, étonné de ce qu’il découvre en commençant par des modèles nylon aux touchers, sonorités et dynamiques atypiques, en bois très blancs, de formes étranges, dotés de cordiers en ébène à la façon des guitares manouches. Et je regarde et écoute, candide et enchanté.

 

Gaëtan Diaz Quartet et invité : Alexandre Galinié (saxes soprano et ténor), Simon Chivallon (piano), Samuel F’hima (contrebasse), Gaëtan Diaz (batterie) + Jean-Marc Pierna (congas, cajon)


Mais je ne suis pas là pour essayer des guitares. J’ai un quartette à écouter et qui joue déjà depuis quelques minutes lorsque je trouve place à l’ombre d’un prunier aux fruits encore bien verts et néanmoins prometteurs. Les voici donc ces jeunes gens dont Pierre Perchaud nous vantait hier les mérites et qu’André Charlier et Benoît Sourisse, qui viennent de terminer leur balance pour le concert du soir, sont venus eux-mêmes écouter. Ce sont leurs élèves du Centre de musique Didier Lockwood dont ils président aux destinées, qui ont donné quelques jours plus tôt leur concert de fin de cycle. Jamais à en croire leurs profs, l’école de Didier Lockwood n’avait vu sortir de ses rangs des musiciens aussi précocement mâtures. Et c’est en effet un orchestre extraordinairement soudé que je découvre selon une esthétique qui renvoie à Jerry Gonzalez. Le temps de caler mes fesses sur une balle de foin et d’entrer dans le son de cette musique, le batteur leader de l’orchestre, originaire de Bordeaux annonce un arrangement d’un ami du pays, Guillaume Tomachot, sur la composition de Victor Feldman Seven Steps To Heaven admirablement aménagée de sorte autoriser tous les déplacements d’une découpe à l’autre sur la pulsation de départ, un exercice qui semble naturel tant à Gaëtan Diaz qu’à son contrebassiste Samuel F’hima, d’une plénitude, d’une assise et d’une souplesse très convaincante. On pourrait croire que tous deux ont grandi ensemble et le tandem élargi qu’ils constituent avec le percussionniste invité Jean-Marc Pierna, emporte le piano et saxophone dans le son collectif du quartette en me laissant sans voix à leur propos. Il en ira de même sur le morceau suivant Panamerica, une partition originale du même ami arrangeur bordelais, admirablement construite sans rien laisser paraître de la science d’écriture qui la porte. Le naturel de cette musique à l’assise rythmique pourtant si acrobatique nous porte jusqu’à la composition finale du leader, qu’il annonce plus festive – allons bon ! – et qui est une belle occasion pour l’invité de faire chanter les peaux de ses congas.

 

Gueorgui Kornazov (trombone), Leonardo Montana (piano).

 

Le soir descend sur l’abbaye et les escadrilles de martinets ne tarderont pas à céder la place aux sombres feux-follets des pipistrelles affolées dans les feux de projecteurs de Cécilie Mousset, éclairagiste et plasticienne qui occupe le site de son exposition de sculptures éclairées A la pointe de la plume et qui posera à la nuit tombée, en fond de scène sur le mur de l’abbaye une découpe lumineuse où s’inscrit le nom de Respire et jazz et une silhouette d’arbre, toute de feuilles et de racines, qui pourrait être la bannière du festival.

 

Et Gueorgui Kornazov fait rugir son trombone. Feulements, plaintes et ronronnements gigantesques, soudaines explosions
sonores traversées d’insolites harmoniques lorsque sa voix vient ajouter quelque contrechant dans l’embouchure du trombone. Les pièces s’enchaînent les unes aux autres, laissant rarement le temps au public fasciné le temps d’applaudir ou simplement d’y songer. Un répertoire qui m’évoque un instant Dollar Brand, référence qui se fond dans un tout cohérent, en englobant bien d’autres du domaine populaire, du blues au Balkans sans vraiment se laisser identifier, un tout lyrique, poignant, grandiose, héroïque que Kornazov habite d’une espèce de colère intérieure que tempère à peine la réplique, souvent délicate, de Leonardo Montana. Celle-ci est polymorphe, jouant de l’accord, de l’arpège, de l’accompagnement, d’un bref unisson et du contrechant, stimulant, commentant, contrastant. C’est riche, parfois un peu trop tout en restant en retrait de l’énorme tuyauterie fauve du trombone qui dévore tout sur son passage, en une interaction à sens unique qui exclut ces moments d’attendrissement réciproque et de magie de la note et du silence croisés que permet le duo. J’adhère immédiatement à la fascination collective mais, au fil des morceaux, je me braque comme face à quelqu’un dont l’amour, la colère, l’indignation ou l’enthousiasme vous submergeraient jusqu’à l’asphyxie. Et comme si cette incapacité de gagner les nuances piano, voire pianissimo, dissimulait quelque faille du langage ou de l’expression.

 

Charlier-Sourisse Multiquarium Quartet : David Enhco (trompette), Pierre Perchaud (guitare électrique, banjo), Benoît Sourisse (orgue), André Charlier (batterie).

 

Prenant la place de Claude Egéa, David Enhco rejoint ici ses anciens profs de l’école de Didier Lockwood, pour une musique qui fait contraste avec la première partie, celle de deux vieux complices qui ont passé le mitan de leur existence et n’ont plus rien à prouver, mais qui ne se sont pas lassés de donner du plaisir au public, avec le groove pour règle d’or, le sens de la couleur, une pointe d’humour et beaucoup de cœur, limpidité de la main droite de l’orgue, main gauche foisonnante et grondante dans le grave en partenariat avec le pied de grosse caisse et les fûts et cymbales qui l’entourent. Car s’ils nous séduisent, c’est en premier lieu par cette communauté d’esprit et de tempo qui les a amenés à accoler leurs deux patronymes, comme pour désigner quelque siamoiserie. Pierre Perchaud et David Enhco entrent dans leur jeu comme s’ils étaient leurs enfants, ce qui est un peu le cas, Enhco avec une force de conviction et une précision de l’expression, Perchaud avec une présence à l’instant et une énergie dont on se demande quelle en est la source, lorsqu’on l’a vu toute la journée courir du four au moulin de ce festival dont il est maître cylindre. Une pièce d’inspiration irlandaise me fait faire la grimace, aimant trop cette musique pour la voir ainsi réduite à un gimmick de virtuosité qui me renvoie à ce qu’avait déjà tenté, sans plus de succès, Michael Brecker. En revanche, la rythmique au banjo de Perchaud sur un afro-beat me ravit, qui aura peut-être agacé quelque connaisseur des musiques d’Afrique de l’Ouest. Et l’on jubile et rit au rappel qui se joue d’effets de ralentissements impromptus, comme si le batteur entrainait tout l’orchestre dans une passagère torpeur. Et soudain les quatre musiciens se figent dans le geste, l’expression, le rictus où les a surpris, au moment du lever de baguette sur la dernière note du morceau, quelque foudroyante mouche tsé tsé.

 

Le temps de s’attarder parmi les fans venus se faire dédicacer les disques des deux parties et de se faire confier quelques impressions sur l’émulateur d’orgue Hammond B3 conçu par Nord que Benoît Sourisse utilise avec satisfaction sur scène : « On a fait des essais à l’aveugle. On ne les distingue plus l’un de l’autre. Seules les percussions* attendent encore quelque progrès. »

 

Mais déjà le bœuf commence à la guinguette et c’est le Gaëtan Diaz Quartet qui mène le bal, sans son percussionniste invité. Occasion de prêter un peu plus d’attention à Simon Chivallon au Fender Rhodes, avec quelque chose de Herbie Hancock, dans l’assise rythmique, la densité harmonique, la relation des deux mains. Visiblement plus à son affaire sur ce répertoire plus convenu que lors de leur concert de l’après-midi… convenu quoique l’on n’entende pas si souvent le répertoire de Billy Cobham dans les jam sessions, dont Pierre Perchaud, jamais fatigué, lance le Red Baron de l’album “Spectrum” (merci à Pascal Ségala qui m’en a soufflé le titre). Car déjà les musiciens à l’affiche ont quitté leurs fans et se sont emparés de leurs instruments pour se joindre au bœuf qui durera jusqu’à trois heures du matin. Peu de festivals proposent des bœufs systématiques d’une telle qualité que Respire Jazz.

Cette après-midi, de ce 12 juillet, on fera plus ample connaissance avec le Gaëtan Diaz Quartet sur la grande scène en première partie du Living Being Quintet de Vincent Peirani avec Emile Parisien, Tony Paeleman, Julien Hervé et Antoine Paganotti. Franck Bergerot

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La deuxième journée du festival Respire Jazz, ce 11 juillet, a vu se succéder, deux quartette et un duo ou, si l’on veut un quartette et deux tandems, soit la jeune garde montante du Centre des musiques Didier Lockwood réunie au sein du Gaëtan Diaz Quartet, le duo de Gueorgui Kornazov et Leonardo Montana et le Multiquarium Quartet de Charlier-Sourisse (Charlie Sourisse, comme les appellent parfois certaines personnes croyant qu’André Charlier et Benoît Sourisse ne sont qu’une seule et même personne…)


Respire Jazz, abbaye de Puypéroux (16), le 11 juillet 2015.

 

Tout comme hier à même heure, c’est un faucon farceur qui m’a réveillé de son cri de guerre poussé par trois fois en passant devant ma fenêtre. Comme s’il s’était donné pour tâche de me rappeler à mon devoir, car une fois celle-ci accomplie, plus jamais de la journée, je ne l’ai vu ni entendu. Ordinateur ouvert, revenons donc sur les événements de ce 11 juillet.

 

17h10 : Philippe Vincent, me fait signe que l’on m’accorde encore dix minutes pour terminer une conférence commencée une heure plus tôt et qui est un résumé d’une douzaine d’heures de cours sur le bebop données au CNSM de Paris ce printemps. L’idée étant moins de faire un inventaire des artistes du bebop que d’en expliquer l’émergence et montrer en quoi, de Louis Armstrong à Charlie Parker, il n’y a pas rupture, mais continuité. À travers les esthétiques de Coleman Hawkins, Lester Young, Sidney Catlett, Art Tatum et une foule de grands et petits pionniers (Charlie Christian, Jimmy Blanton, Billy Kyle, Clyde Hart, Budd Johnson, Little Benny Harris, etc.) au feu desquelles se forgent les outils de Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk, Bud Powell, Oscar Pettiford et Kenny Clarke, on observe une communauté noire en mouvement, s’interrogeant sur son destin et sa place dans l’Amérique blanche qui, tandis qu’elle se constitue en arsenal de la démocratie face à la menace fasciste, tolère la ségrégation et le lynchage dans ses frontières. Pour ce qui est des outils, Pascal Ségala est venu me prêter main forte, muni de sa belle guitare acoustique Taylor, pour l’exercice ingrat de monter une gamme en arpèges afin de rendre audible et palpable à un public néophyte les mystères de l’harmonie fonctionnelle et le moteur qu’y constitue la quinte diminuée dont le jeune Miles Davis disait qu’elle collait aux doigts des jeunes boppers. Donner un tel exposé dans le Sud-Ouest où Hugues Panassié, le pape de Montauban, eut une telle influence, n’était pas sans prendre le risque de se trouver confronté à une délégation de vieilles barbes du Hot Club de France, ce qui m’était déjà arrivé par le passé en un temps où mes connaissances n’étaient pas de taille à faire face à leur arguments. Cette espèce semble aussi sûrement en voie de disparition que dénoyauteur Zak-zak et ne semble pas avoir sa place au sein de l’Université populaire du Pays Sud-Charente qui m’accueille chaque année à Respire Jazz.

 

Quittant la salle de conférence pour me diriger vers le lieu du concert gratuit qui nous attend à l’extérieur de l’abbaye, j’entraine Pascal Ségala dans la salle d’exposition dont, hier, à la recherche d’une connexion internet, on m’a confié la clé et dans la pénombre de laquelle j’ai aperçu de magnifiques guitares, dont une à cordes acier, manche folk, mais petite caisse à taille étroite, sur le modèle des ancestrales guitares “romantiques” (“parlor” diraient les Américains), table et éclisses de bois brun. Lorsque nous entrons avec Pascal, la première chose que je vois, c’est qu’elle est vendue et, m’informant auprès du luthier Koen Leys qui expose ici cinq de ses instruments, j’apprends que c’est Pierre Perchaud, le maître de céans, qui en a fait l’acquisition, le pouvoir de séduction qu’elle exerçait sur les autres guitaristes ayant précipité sa décision.

 

Faisant déjà le malin avec des questions et des airs de connaisseur, je me vois proposer de l’essayer, ce que je décline aussitôt, étant plutôt du genre “guitariste sommaire” (« Evitons de la tripoter avec tous nos doigts, servons-nous exclusivement du pouce. Pouce ça ne compte pas. Pouce, c’est pour rire. Première leçon… » Bobby Lapointe). Pascal Ségala s’y colle de tous ses doigts experts, étonné de ce qu’il découvre en commençant par des modèles nylon aux touchers, sonorités et dynamiques atypiques, en bois très blancs, de formes étranges, dotés de cordiers en ébène à la façon des guitares manouches. Et je regarde et écoute, candide et enchanté.

 

Gaëtan Diaz Quartet et invité : Alexandre Galinié (saxes soprano et ténor), Simon Chivallon (piano), Samuel F’hima (contrebasse), Gaëtan Diaz (batterie) + Jean-Marc Pierna (congas, cajon)


Mais je ne suis pas là pour essayer des guitares. J’ai un quartette à écouter et qui joue déjà depuis quelques minutes lorsque je trouve place à l’ombre d’un prunier aux fruits encore bien verts et néanmoins prometteurs. Les voici donc ces jeunes gens dont Pierre Perchaud nous vantait hier les mérites et qu’André Charlier et Benoît Sourisse, qui viennent de terminer leur balance pour le concert du soir, sont venus eux-mêmes écouter. Ce sont leurs élèves du Centre de musique Didier Lockwood dont ils président aux destinées, qui ont donné quelques jours plus tôt leur concert de fin de cycle. Jamais à en croire leurs profs, l’école de Didier Lockwood n’avait vu sortir de ses rangs des musiciens aussi précocement mâtures. Et c’est en effet un orchestre extraordinairement soudé que je découvre selon une esthétique qui renvoie à Jerry Gonzalez. Le temps de caler mes fesses sur une balle de foin et d’entrer dans le son de cette musique, le batteur leader de l’orchestre, originaire de Bordeaux annonce un arrangement d’un ami du pays, Guillaume Tomachot, sur la composition de Victor Feldman Seven Steps To Heaven admirablement aménagée de sorte autoriser tous les déplacements d’une découpe à l’autre sur la pulsation de départ, un exercice qui semble naturel tant à Gaëtan Diaz qu’à son contrebassiste Samuel F’hima, d’une plénitude, d’une assise et d’une souplesse très convaincante. On pourrait croire que tous deux ont grandi ensemble et le tandem élargi qu’ils constituent avec le percussionniste invité Jean-Marc Pierna, emporte le piano et saxophone dans le son collectif du quartette en me laissant sans voix à leur propos. Il en ira de même sur le morceau suivant Panamerica, une partition originale du même ami arrangeur bordelais, admirablement construite sans rien laisser paraître de la science d’écriture qui la porte. Le naturel de cette musique à l’assise rythmique pourtant si acrobatique nous porte jusqu’à la composition finale du leader, qu’il annonce plus festive – allons bon ! – et qui est une belle occasion pour l’invité de faire chanter les peaux de ses congas.

 

Gueorgui Kornazov (trombone), Leonardo Montana (piano).

 

Le soir descend sur l’abbaye et les escadrilles de martinets ne tarderont pas à céder la place aux sombres feux-follets des pipistrelles affolées dans les feux de projecteurs de Cécilie Mousset, éclairagiste et plasticienne qui occupe le site de son exposition de sculptures éclairées A la pointe de la plume et qui posera à la nuit tombée, en fond de scène sur le mur de l’abbaye une découpe lumineuse où s’inscrit le nom de Respire et jazz et une silhouette d’arbre, toute de feuilles et de racines, qui pourrait être la bannière du festival.

 

Et Gueorgui Kornazov fait rugir son trombone. Feulements, plaintes et ronronnements gigantesques, soudaines explosions
sonores traversées d’insolites harmoniques lorsque sa voix vient ajouter quelque contrechant dans l’embouchure du trombone. Les pièces s’enchaînent les unes aux autres, laissant rarement le temps au public fasciné le temps d’applaudir ou simplement d’y songer. Un répertoire qui m’évoque un instant Dollar Brand, référence qui se fond dans un tout cohérent, en englobant bien d’autres du domaine populaire, du blues au Balkans sans vraiment se laisser identifier, un tout lyrique, poignant, grandiose, héroïque que Kornazov habite d’une espèce de colère intérieure que tempère à peine la réplique, souvent délicate, de Leonardo Montana. Celle-ci est polymorphe, jouant de l’accord, de l’arpège, de l’accompagnement, d’un bref unisson et du contrechant, stimulant, commentant, contrastant. C’est riche, parfois un peu trop tout en restant en retrait de l’énorme tuyauterie fauve du trombone qui dévore tout sur son passage, en une interaction à sens unique qui exclut ces moments d’attendrissement réciproque et de magie de la note et du silence croisés que permet le duo. J’adhère immédiatement à la fascination collective mais, au fil des morceaux, je me braque comme face à quelqu’un dont l’amour, la colère, l’indignation ou l’enthousiasme vous submergeraient jusqu’à l’asphyxie. Et comme si cette incapacité de gagner les nuances piano, voire pianissimo, dissimulait quelque faille du langage ou de l’expression.

 

Charlier-Sourisse Multiquarium Quartet : David Enhco (trompette), Pierre Perchaud (guitare électrique, banjo), Benoît Sourisse (orgue), André Charlier (batterie).

 

Prenant la place de Claude Egéa, David Enhco rejoint ici ses anciens profs de l’école de Didier Lockwood, pour une musique qui fait contraste avec la première partie, celle de deux vieux complices qui ont passé le mitan de leur existence et n’ont plus rien à prouver, mais qui ne se sont pas lassés de donner du plaisir au public, avec le groove pour règle d’or, le sens de la couleur, une pointe d’humour et beaucoup de cœur, limpidité de la main droite de l’orgue, main gauche foisonnante et grondante dans le grave en partenariat avec le pied de grosse caisse et les fûts et cymbales qui l’entourent. Car s’ils nous séduisent, c’est en premier lieu par cette communauté d’esprit et de tempo qui les a amenés à accoler leurs deux patronymes, comme pour désigner quelque siamoiserie. Pierre Perchaud et David Enhco entrent dans leur jeu comme s’ils étaient leurs enfants, ce qui est un peu le cas, Enhco avec une force de conviction et une précision de l’expression, Perchaud avec une présence à l’instant et une énergie dont on se demande quelle en est la source, lorsqu’on l’a vu toute la journée courir du four au moulin de ce festival dont il est maître cylindre. Une pièce d’inspiration irlandaise me fait faire la grimace, aimant trop cette musique pour la voir ainsi réduite à un gimmick de virtuosité qui me renvoie à ce qu’avait déjà tenté, sans plus de succès, Michael Brecker. En revanche, la rythmique au banjo de Perchaud sur un afro-beat me ravit, qui aura peut-être agacé quelque connaisseur des musiques d’Afrique de l’Ouest. Et l’on jubile et rit au rappel qui se joue d’effets de ralentissements impromptus, comme si le batteur entrainait tout l’orchestre dans une passagère torpeur. Et soudain les quatre musiciens se figent dans le geste, l’expression, le rictus où les a surpris, au moment du lever de baguette sur la dernière note du morceau, quelque foudroyante mouche tsé tsé.

 

Le temps de s’attarder parmi les fans venus se faire dédicacer les disques des deux parties et de se faire confier quelques impressions sur l’émulateur d’orgue Hammond B3 conçu par Nord que Benoît Sourisse utilise avec satisfaction sur scène : « On a fait des essais à l’aveugle. On ne les distingue plus l’un de l’autre. Seules les percussions* attendent encore quelque progrès. »

 

Mais déjà le bœuf commence à la guinguette et c’est le Gaëtan Diaz Quartet qui mène le bal, sans son percussionniste invité. Occasion de prêter un peu plus d’attention à Simon Chivallon au Fender Rhodes, avec quelque chose de Herbie Hancock, dans l’assise rythmique, la densité harmonique, la relation des deux mains. Visiblement plus à son affaire sur ce répertoire plus convenu que lors de leur concert de l’après-midi… convenu quoique l’on n’entende pas si souvent le répertoire de Billy Cobham dans les jam sessions, dont Pierre Perchaud, jamais fatigué, lance le Red Baron de l’album “Spectrum” (merci à Pascal Ségala qui m’en a soufflé le titre). Car déjà les musiciens à l’affiche ont quitté leurs fans et se sont emparés de leurs instruments pour se joindre au bœuf qui durera jusqu’à trois heures du matin. Peu de festivals proposent des bœufs systématiques d’une telle qualité que Respire Jazz.

Cette après-midi, de ce 12 juillet, on fera plus ample connaissance avec le Gaëtan Diaz Quartet sur la grande scène en première partie du Living Being Quintet de Vincent Peirani avec Emile Parisien, Tony Paeleman, Julien Hervé et Antoine Paganotti. Franck Bergerot

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La deuxième journée du festival Respire Jazz, ce 11 juillet, a vu se succéder, deux quartette et un duo ou, si l’on veut un quartette et deux tandems, soit la jeune garde montante du Centre des musiques Didier Lockwood réunie au sein du Gaëtan Diaz Quartet, le duo de Gueorgui Kornazov et Leonardo Montana et le Multiquarium Quartet de Charlier-Sourisse (Charlie Sourisse, comme les appellent parfois certaines personnes croyant qu’André Charlier et Benoît Sourisse ne sont qu’une seule et même personne…)


Respire Jazz, abbaye de Puypéroux (16), le 11 juillet 2015.

 

Tout comme hier à même heure, c’est un faucon farceur qui m’a réveillé de son cri de guerre poussé par trois fois en passant devant ma fenêtre. Comme s’il s’était donné pour tâche de me rappeler à mon devoir, car une fois celle-ci accomplie, plus jamais de la journée, je ne l’ai vu ni entendu. Ordinateur ouvert, revenons donc sur les événements de ce 11 juillet.

 

17h10 : Philippe Vincent, me fait signe que l’on m’accorde encore dix minutes pour terminer une conférence commencée une heure plus tôt et qui est un résumé d’une douzaine d’heures de cours sur le bebop données au CNSM de Paris ce printemps. L’idée étant moins de faire un inventaire des artistes du bebop que d’en expliquer l’émergence et montrer en quoi, de Louis Armstrong à Charlie Parker, il n’y a pas rupture, mais continuité. À travers les esthétiques de Coleman Hawkins, Lester Young, Sidney Catlett, Art Tatum et une foule de grands et petits pionniers (Charlie Christian, Jimmy Blanton, Billy Kyle, Clyde Hart, Budd Johnson, Little Benny Harris, etc.) au feu desquelles se forgent les outils de Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk, Bud Powell, Oscar Pettiford et Kenny Clarke, on observe une communauté noire en mouvement, s’interrogeant sur son destin et sa place dans l’Amérique blanche qui, tandis qu’elle se constitue en arsenal de la démocratie face à la menace fasciste, tolère la ségrégation et le lynchage dans ses frontières. Pour ce qui est des outils, Pascal Ségala est venu me prêter main forte, muni de sa belle guitare acoustique Taylor, pour l’exercice ingrat de monter une gamme en arpèges afin de rendre audible et palpable à un public néophyte les mystères de l’harmonie fonctionnelle et le moteur qu’y constitue la quinte diminuée dont le jeune Miles Davis disait qu’elle collait aux doigts des jeunes boppers. Donner un tel exposé dans le Sud-Ouest où Hugues Panassié, le pape de Montauban, eut une telle influence, n’était pas sans prendre le risque de se trouver confronté à une délégation de vieilles barbes du Hot Club de France, ce qui m’était déjà arrivé par le passé en un temps où mes connaissances n’étaient pas de taille à faire face à leur arguments. Cette espèce semble aussi sûrement en voie de disparition que dénoyauteur Zak-zak et ne semble pas avoir sa place au sein de l’Université populaire du Pays Sud-Charente qui m’accueille chaque année à Respire Jazz.

 

Quittant la salle de conférence pour me diriger vers le lieu du concert gratuit qui nous attend à l’extérieur de l’abbaye, j’entraine Pascal Ségala dans la salle d’exposition dont, hier, à la recherche d’une connexion internet, on m’a confié la clé et dans la pénombre de laquelle j’ai aperçu de magnifiques guitares, dont une à cordes acier, manche folk, mais petite caisse à taille étroite, sur le modèle des ancestrales guitares “romantiques” (“parlor” diraient les Américains), table et éclisses de bois brun. Lorsque nous entrons avec Pascal, la première chose que je vois, c’est qu’elle est vendue et, m’informant auprès du luthier Koen Leys qui expose ici cinq de ses instruments, j’apprends que c’est Pierre Perchaud, le maître de céans, qui en a fait l’acquisition, le pouvoir de séduction qu’elle exerçait sur les autres guitaristes ayant précipité sa décision.

 

Faisant déjà le malin avec des questions et des airs de connaisseur, je me vois proposer de l’essayer, ce que je décline aussitôt, étant plutôt du genre “guitariste sommaire” (« Evitons de la tripoter avec tous nos doigts, servons-nous exclusivement du pouce. Pouce ça ne compte pas. Pouce, c’est pour rire. Première leçon… » Bobby Lapointe). Pascal Ségala s’y colle de tous ses doigts experts, étonné de ce qu’il découvre en commençant par des modèles nylon aux touchers, sonorités et dynamiques atypiques, en bois très blancs, de formes étranges, dotés de cordiers en ébène à la façon des guitares manouches. Et je regarde et écoute, candide et enchanté.

 

Gaëtan Diaz Quartet et invité : Alexandre Galinié (saxes soprano et ténor), Simon Chivallon (piano), Samuel F’hima (contrebasse), Gaëtan Diaz (batterie) + Jean-Marc Pierna (congas, cajon)


Mais je ne suis pas là pour essayer des guitares. J’ai un quartette à écouter et qui joue déjà depuis quelques minutes lorsque je trouve place à l’ombre d’un prunier aux fruits encore bien verts et néanmoins prometteurs. Les voici donc ces jeunes gens dont Pierre Perchaud nous vantait hier les mérites et qu’André Charlier et Benoît Sourisse, qui viennent de terminer leur balance pour le concert du soir, sont venus eux-mêmes écouter. Ce sont leurs élèves du Centre de musique Didier Lockwood dont ils président aux destinées, qui ont donné quelques jours plus tôt leur concert de fin de cycle. Jamais à en croire leurs profs, l’école de Didier Lockwood n’avait vu sortir de ses rangs des musiciens aussi précocement mâtures. Et c’est en effet un orchestre extraordinairement soudé que je découvre selon une esthétique qui renvoie à Jerry Gonzalez. Le temps de caler mes fesses sur une balle de foin et d’entrer dans le son de cette musique, le batteur leader de l’orchestre, originaire de Bordeaux annonce un arrangement d’un ami du pays, Guillaume Tomachot, sur la composition de Victor Feldman Seven Steps To Heaven admirablement aménagée de sorte autoriser tous les déplacements d’une découpe à l’autre sur la pulsation de départ, un exercice qui semble naturel tant à Gaëtan Diaz qu’à son contrebassiste Samuel F’hima, d’une plénitude, d’une assise et d’une souplesse très convaincante. On pourrait croire que tous deux ont grandi ensemble et le tandem élargi qu’ils constituent avec le percussionniste invité Jean-Marc Pierna, emporte le piano et saxophone dans le son collectif du quartette en me laissant sans voix à leur propos. Il en ira de même sur le morceau suivant Panamerica, une partition originale du même ami arrangeur bordelais, admirablement construite sans rien laisser paraître de la science d’écriture qui la porte. Le naturel de cette musique à l’assise rythmique pourtant si acrobatique nous porte jusqu’à la composition finale du leader, qu’il annonce plus festive – allons bon ! – et qui est une belle occasion pour l’invité de faire chanter les peaux de ses congas.

 

Gueorgui Kornazov (trombone), Leonardo Montana (piano).

 

Le soir descend sur l’abbaye et les escadrilles de martinets ne tarderont pas à céder la place aux sombres feux-follets des pipistrelles affolées dans les feux de projecteurs de Cécilie Mousset, éclairagiste et plasticienne qui occupe le site de son exposition de sculptures éclairées A la pointe de la plume et qui posera à la nuit tombée, en fond de scène sur le mur de l’abbaye une découpe lumineuse où s’inscrit le nom de Respire et jazz et une silhouette d’arbre, toute de feuilles et de racines, qui pourrait être la bannière du festival.

 

Et Gueorgui Kornazov fait rugir son trombone. Feulements, plaintes et ronronnements gigantesques, soudaines explosions
sonores traversées d’insolites harmoniques lorsque sa voix vient ajouter quelque contrechant dans l’embouchure du trombone. Les pièces s’enchaînent les unes aux autres, laissant rarement le temps au public fasciné le temps d’applaudir ou simplement d’y songer. Un répertoire qui m’évoque un instant Dollar Brand, référence qui se fond dans un tout cohérent, en englobant bien d’autres du domaine populaire, du blues au Balkans sans vraiment se laisser identifier, un tout lyrique, poignant, grandiose, héroïque que Kornazov habite d’une espèce de colère intérieure que tempère à peine la réplique, souvent délicate, de Leonardo Montana. Celle-ci est polymorphe, jouant de l’accord, de l’arpège, de l’accompagnement, d’un bref unisson et du contrechant, stimulant, commentant, contrastant. C’est riche, parfois un peu trop tout en restant en retrait de l’énorme tuyauterie fauve du trombone qui dévore tout sur son passage, en une interaction à sens unique qui exclut ces moments d’attendrissement réciproque et de magie de la note et du silence croisés que permet le duo. J’adhère immédiatement à la fascination collective mais, au fil des morceaux, je me braque comme face à quelqu’un dont l’amour, la colère, l’indignation ou l’enthousiasme vous submergeraient jusqu’à l’asphyxie. Et comme si cette incapacité de gagner les nuances piano, voire pianissimo, dissimulait quelque faille du langage ou de l’expression.

 

Charlier-Sourisse Multiquarium Quartet : David Enhco (trompette), Pierre Perchaud (guitare électrique, banjo), Benoît Sourisse (orgue), André Charlier (batterie).

 

Prenant la place de Claude Egéa, David Enhco rejoint ici ses anciens profs de l’école de Didier Lockwood, pour une musique qui fait contraste avec la première partie, celle de deux vieux complices qui ont passé le mitan de leur existence et n’ont plus rien à prouver, mais qui ne se sont pas lassés de donner du plaisir au public, avec le groove pour règle d’or, le sens de la couleur, une pointe d’humour et beaucoup de cœur, limpidité de la main droite de l’orgue, main gauche foisonnante et grondante dans le grave en partenariat avec le pied de grosse caisse et les fûts et cymbales qui l’entourent. Car s’ils nous séduisent, c’est en premier lieu par cette communauté d’esprit et de tempo qui les a amenés à accoler leurs deux patronymes, comme pour désigner quelque siamoiserie. Pierre Perchaud et David Enhco entrent dans leur jeu comme s’ils étaient leurs enfants, ce qui est un peu le cas, Enhco avec une force de conviction et une précision de l’expression, Perchaud avec une présence à l’instant et une énergie dont on se demande quelle en est la source, lorsqu’on l’a vu toute la journée courir du four au moulin de ce festival dont il est maître cylindre. Une pièce d’inspiration irlandaise me fait faire la grimace, aimant trop cette musique pour la voir ainsi réduite à un gimmick de virtuosité qui me renvoie à ce qu’avait déjà tenté, sans plus de succès, Michael Brecker. En revanche, la rythmique au banjo de Perchaud sur un afro-beat me ravit, qui aura peut-être agacé quelque connaisseur des musiques d’Afrique de l’Ouest. Et l’on jubile et rit au rappel qui se joue d’effets de ralentissements impromptus, comme si le batteur entrainait tout l’orchestre dans une passagère torpeur. Et soudain les quatre musiciens se figent dans le geste, l’expression, le rictus où les a surpris, au moment du lever de baguette sur la dernière note du morceau, quelque foudroyante mouche tsé tsé.

 

Le temps de s’attarder parmi les fans venus se faire dédicacer les disques des deux parties et de se faire confier quelques impressions sur l’émulateur d’orgue Hammond B3 conçu par Nord que Benoît Sourisse utilise avec satisfaction sur scène : « On a fait des essais à l’aveugle. On ne les distingue plus l’un de l’autre. Seules les percussions* attendent encore quelque progrès. »

 

Mais déjà le bœuf commence à la guinguette et c’est le Gaëtan Diaz Quartet qui mène le bal, sans son percussionniste invité. Occasion de prêter un peu plus d’attention à Simon Chivallon au Fender Rhodes, avec quelque chose de Herbie Hancock, dans l’assise rythmique, la densité harmonique, la relation des deux mains. Visiblement plus à son affaire sur ce répertoire plus convenu que lors de leur concert de l’après-midi… convenu quoique l’on n’entende pas si souvent le répertoire de Billy Cobham dans les jam sessions, dont Pierre Perchaud, jamais fatigué, lance le Red Baron de l’album “Spectrum” (merci à Pascal Ségala qui m’en a soufflé le titre). Car déjà les musiciens à l’affiche ont quitté leurs fans et se sont emparés de leurs instruments pour se joindre au bœuf qui durera jusqu’à trois heures du matin. Peu de festivals proposent des bœufs systématiques d’une telle qualité que Respire Jazz.

Cette après-midi, de ce 12 juillet, on fera plus ample connaissance avec le Gaëtan Diaz Quartet sur la grande scène en première partie du Living Being Quintet de Vincent Peirani avec Emile Parisien, Tony Paeleman, Julien Hervé et Antoine Paganotti. Franck Bergerot

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La deuxième journée du festival Respire Jazz, ce 11 juillet, a vu se succéder, deux quartette et un duo ou, si l’on veut un quartette et deux tandems, soit la jeune garde montante du Centre des musiques Didier Lockwood réunie au sein du Gaëtan Diaz Quartet, le duo de Gueorgui Kornazov et Leonardo Montana et le Multiquarium Quartet de Charlier-Sourisse (Charlie Sourisse, comme les appellent parfois certaines personnes croyant qu’André Charlier et Benoît Sourisse ne sont qu’une seule et même personne…)


Respire Jazz, abbaye de Puypéroux (16), le 11 juillet 2015.

 

Tout comme hier à même heure, c’est un faucon farceur qui m’a réveillé de son cri de guerre poussé par trois fois en passant devant ma fenêtre. Comme s’il s’était donné pour tâche de me rappeler à mon devoir, car une fois celle-ci accomplie, plus jamais de la journée, je ne l’ai vu ni entendu. Ordinateur ouvert, revenons donc sur les événements de ce 11 juillet.

 

17h10 : Philippe Vincent, me fait signe que l’on m’accorde encore dix minutes pour terminer une conférence commencée une heure plus tôt et qui est un résumé d’une douzaine d’heures de cours sur le bebop données au CNSM de Paris ce printemps. L’idée étant moins de faire un inventaire des artistes du bebop que d’en expliquer l’émergence et montrer en quoi, de Louis Armstrong à Charlie Parker, il n’y a pas rupture, mais continuité. À travers les esthétiques de Coleman Hawkins, Lester Young, Sidney Catlett, Art Tatum et une foule de grands et petits pionniers (Charlie Christian, Jimmy Blanton, Billy Kyle, Clyde Hart, Budd Johnson, Little Benny Harris, etc.) au feu desquelles se forgent les outils de Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk, Bud Powell, Oscar Pettiford et Kenny Clarke, on observe une communauté noire en mouvement, s’interrogeant sur son destin et sa place dans l’Amérique blanche qui, tandis qu’elle se constitue en arsenal de la démocratie face à la menace fasciste, tolère la ségrégation et le lynchage dans ses frontières. Pour ce qui est des outils, Pascal Ségala est venu me prêter main forte, muni de sa belle guitare acoustique Taylor, pour l’exercice ingrat de monter une gamme en arpèges afin de rendre audible et palpable à un public néophyte les mystères de l’harmonie fonctionnelle et le moteur qu’y constitue la quinte diminuée dont le jeune Miles Davis disait qu’elle collait aux doigts des jeunes boppers. Donner un tel exposé dans le Sud-Ouest où Hugues Panassié, le pape de Montauban, eut une telle influence, n’était pas sans prendre le risque de se trouver confronté à une délégation de vieilles barbes du Hot Club de France, ce qui m’était déjà arrivé par le passé en un temps où mes connaissances n’étaient pas de taille à faire face à leur arguments. Cette espèce semble aussi sûrement en voie de disparition que dénoyauteur Zak-zak et ne semble pas avoir sa place au sein de l’Université populaire du Pays Sud-Charente qui m’accueille chaque année à Respire Jazz.

 

Quittant la salle de conférence pour me diriger vers le lieu du concert gratuit qui nous attend à l’extérieur de l’abbaye, j’entraine Pascal Ségala dans la salle d’exposition dont, hier, à la recherche d’une connexion internet, on m’a confié la clé et dans la pénombre de laquelle j’ai aperçu de magnifiques guitares, dont une à cordes acier, manche folk, mais petite caisse à taille étroite, sur le modèle des ancestrales guitares “romantiques” (“parlor” diraient les Américains), table et éclisses de bois brun. Lorsque nous entrons avec Pascal, la première chose que je vois, c’est qu’elle est vendue et, m’informant auprès du luthier Koen Leys qui expose ici cinq de ses instruments, j’apprends que c’est Pierre Perchaud, le maître de céans, qui en a fait l’acquisition, le pouvoir de séduction qu’elle exerçait sur les autres guitaristes ayant précipité sa décision.

 

Faisant déjà le malin avec des questions et des airs de connaisseur, je me vois proposer de l’essayer, ce que je décline aussitôt, étant plutôt du genre “guitariste sommaire” (« Evitons de la tripoter avec tous nos doigts, servons-nous exclusivement du pouce. Pouce ça ne compte pas. Pouce, c’est pour rire. Première leçon… » Bobby Lapointe). Pascal Ségala s’y colle de tous ses doigts experts, étonné de ce qu’il découvre en commençant par des modèles nylon aux touchers, sonorités et dynamiques atypiques, en bois très blancs, de formes étranges, dotés de cordiers en ébène à la façon des guitares manouches. Et je regarde et écoute, candide et enchanté.

 

Gaëtan Diaz Quartet et invité : Alexandre Galinié (saxes soprano et ténor), Simon Chivallon (piano), Samuel F’hima (contrebasse), Gaëtan Diaz (batterie) + Jean-Marc Pierna (congas, cajon)


Mais je ne suis pas là pour essayer des guitares. J’ai un quartette à écouter et qui joue déjà depuis quelques minutes lorsque je trouve place à l’ombre d’un prunier aux fruits encore bien verts et néanmoins prometteurs. Les voici donc ces jeunes gens dont Pierre Perchaud nous vantait hier les mérites et qu’André Charlier et Benoît Sourisse, qui viennent de terminer leur balance pour le concert du soir, sont venus eux-mêmes écouter. Ce sont leurs élèves du Centre de musique Didier Lockwood dont ils président aux destinées, qui ont donné quelques jours plus tôt leur concert de fin de cycle. Jamais à en croire leurs profs, l’école de Didier Lockwood n’avait vu sortir de ses rangs des musiciens aussi précocement mâtures. Et c’est en effet un orchestre extraordinairement soudé que je découvre selon une esthétique qui renvoie à Jerry Gonzalez. Le temps de caler mes fesses sur une balle de foin et d’entrer dans le son de cette musique, le batteur leader de l’orchestre, originaire de Bordeaux annonce un arrangement d’un ami du pays, Guillaume Tomachot, sur la composition de Victor Feldman Seven Steps To Heaven admirablement aménagée de sorte autoriser tous les déplacements d’une découpe à l’autre sur la pulsation de départ, un exercice qui semble naturel tant à Gaëtan Diaz qu’à son contrebassiste Samuel F’hima, d’une plénitude, d’une assise et d’une souplesse très convaincante. On pourrait croire que tous deux ont grandi ensemble et le tandem élargi qu’ils constituent avec le percussionniste invité Jean-Marc Pierna, emporte le piano et saxophone dans le son collectif du quartette en me laissant sans voix à leur propos. Il en ira de même sur le morceau suivant Panamerica, une partition originale du même ami arrangeur bordelais, admirablement construite sans rien laisser paraître de la science d’écriture qui la porte. Le naturel de cette musique à l’assise rythmique pourtant si acrobatique nous porte jusqu’à la composition finale du leader, qu’il annonce plus festive – allons bon ! – et qui est une belle occasion pour l’invité de faire chanter les peaux de ses congas.

 

Gueorgui Kornazov (trombone), Leonardo Montana (piano).

 

Le soir descend sur l’abbaye et les escadrilles de martinets ne tarderont pas à céder la place aux sombres feux-follets des pipistrelles affolées dans les feux de projecteurs de Cécilie Mousset, éclairagiste et plasticienne qui occupe le site de son exposition de sculptures éclairées A la pointe de la plume et qui posera à la nuit tombée, en fond de scène sur le mur de l’abbaye une découpe lumineuse où s’inscrit le nom de Respire et jazz et une silhouette d’arbre, toute de feuilles et de racines, qui pourrait être la bannière du festival.

 

Et Gueorgui Kornazov fait rugir son trombone. Feulements, plaintes et ronronnements gigantesques, soudaines explosions
sonores traversées d’insolites harmoniques lorsque sa voix vient ajouter quelque contrechant dans l’embouchure du trombone. Les pièces s’enchaînent les unes aux autres, laissant rarement le temps au public fasciné le temps d’applaudir ou simplement d’y songer. Un répertoire qui m’évoque un instant Dollar Brand, référence qui se fond dans un tout cohérent, en englobant bien d’autres du domaine populaire, du blues au Balkans sans vraiment se laisser identifier, un tout lyrique, poignant, grandiose, héroïque que Kornazov habite d’une espèce de colère intérieure que tempère à peine la réplique, souvent délicate, de Leonardo Montana. Celle-ci est polymorphe, jouant de l’accord, de l’arpège, de l’accompagnement, d’un bref unisson et du contrechant, stimulant, commentant, contrastant. C’est riche, parfois un peu trop tout en restant en retrait de l’énorme tuyauterie fauve du trombone qui dévore tout sur son passage, en une interaction à sens unique qui exclut ces moments d’attendrissement réciproque et de magie de la note et du silence croisés que permet le duo. J’adhère immédiatement à la fascination collective mais, au fil des morceaux, je me braque comme face à quelqu’un dont l’amour, la colère, l’indignation ou l’enthousiasme vous submergeraient jusqu’à l’asphyxie. Et comme si cette incapacité de gagner les nuances piano, voire pianissimo, dissimulait quelque faille du langage ou de l’expression.

 

Charlier-Sourisse Multiquarium Quartet : David Enhco (trompette), Pierre Perchaud (guitare électrique, banjo), Benoît Sourisse (orgue), André Charlier (batterie).

 

Prenant la place de Claude Egéa, David Enhco rejoint ici ses anciens profs de l’école de Didier Lockwood, pour une musique qui fait contraste avec la première partie, celle de deux vieux complices qui ont passé le mitan de leur existence et n’ont plus rien à prouver, mais qui ne se sont pas lassés de donner du plaisir au public, avec le groove pour règle d’or, le sens de la couleur, une pointe d’humour et beaucoup de cœur, limpidité de la main droite de l’orgue, main gauche foisonnante et grondante dans le grave en partenariat avec le pied de grosse caisse et les fûts et cymbales qui l’entourent. Car s’ils nous séduisent, c’est en premier lieu par cette communauté d’esprit et de tempo qui les a amenés à accoler leurs deux patronymes, comme pour désigner quelque siamoiserie. Pierre Perchaud et David Enhco entrent dans leur jeu comme s’ils étaient leurs enfants, ce qui est un peu le cas, Enhco avec une force de conviction et une précision de l’expression, Perchaud avec une présence à l’instant et une énergie dont on se demande quelle en est la source, lorsqu’on l’a vu toute la journée courir du four au moulin de ce festival dont il est maître cylindre. Une pièce d’inspiration irlandaise me fait faire la grimace, aimant trop cette musique pour la voir ainsi réduite à un gimmick de virtuosité qui me renvoie à ce qu’avait déjà tenté, sans plus de succès, Michael Brecker. En revanche, la rythmique au banjo de Perchaud sur un afro-beat me ravit, qui aura peut-être agacé quelque connaisseur des musiques d’Afrique de l’Ouest. Et l’on jubile et rit au rappel qui se joue d’effets de ralentissements impromptus, comme si le batteur entrainait tout l’orchestre dans une passagère torpeur. Et soudain les quatre musiciens se figent dans le geste, l’expression, le rictus où les a surpris, au moment du lever de baguette sur la dernière note du morceau, quelque foudroyante mouche tsé tsé.

 

Le temps de s’attarder parmi les fans venus se faire dédicacer les disques des deux parties et de se faire confier quelques impressions sur l’émulateur d’orgue Hammond B3 conçu par Nord que Benoît Sourisse utilise avec satisfaction sur scène : « On a fait des essais à l’aveugle. On ne les distingue plus l’un de l’autre. Seules les percussions* attendent encore quelque progrès. »

 

Mais déjà le bœuf commence à la guinguette et c’est le Gaëtan Diaz Quartet qui mène le bal, sans son percussionniste invité. Occasion de prêter un peu plus d’attention à Simon Chivallon au Fender Rhodes, avec quelque chose de Herbie Hancock, dans l’assise rythmique, la densité harmonique, la relation des deux mains. Visiblement plus à son affaire sur ce répertoire plus convenu que lors de leur concert de l’après-midi… convenu quoique l’on n’entende pas si souvent le répertoire de Billy Cobham dans les jam sessions, dont Pierre Perchaud, jamais fatigué, lance le Red Baron de l’album “Spectrum” (merci à Pascal Ségala qui m’en a soufflé le titre). Car déjà les musiciens à l’affiche ont quitté leurs fans et se sont emparés de leurs instruments pour se joindre au bœuf qui durera jusqu’à trois heures du matin. Peu de festivals proposent des bœufs systématiques d’une telle qualité que Respire Jazz.

Cette après-midi, de ce 12 juillet, on fera plus ample connaissance avec le Gaëtan Diaz Quartet sur la grande scène en première partie du Living Being Quintet de Vincent Peirani avec Emile Parisien, Tony Paeleman, Julien Hervé et Antoine Paganotti. Franck Bergerot