Jazz live
Publié le 21 Août 2018

Retour sur le festival de Gaume (première partie)

Retour sur le 34e festival de Gaume, un de ces chouettes festivals de l’été  dont la programmation est un beau modèle d’équilibre entre découvertes, musiciens émergents, et musiciens confirmés.

C’est où le pays de Gaume? C’est un petit coin de Belgique proche de nos Ardennes, sauf qu’il n’est pas montueux comme ces dernières, mais parcouru de légères déclivités que l’on appelle les cuestas, ce qui lui vaut une sorte de micro-climat propice qui fait parler parfois (avec une exagération bien compréhensible et bien excusable surtout si l’on a trempé auparavant ses lèvres  dans l’Orval, l’exceptionnelle bière trappiste de la contrée) de « provence belge ». Mais ce pays de Gaume n’a en fait besoin de se comparer à personne pour affirmer son identité. C’est traditionnellement un pays de maîtres de forges puisque toutes les matières premières nécessaires étaient à disposition, le minerai de fer, les forêts, l’eau. Linguistiquement la région se partage en deux, la Gaume de langue romane, et le pays d’Arlon, non loin de là, de langue germanique (on oublie trop souvent qu’il n’y a pas seulement les Wallons et les Flamands, en Belgique, mais aussi cette composante germanophone). Les villages du pays gaumais ont pour nom Rossignol, Orsifaring, Harinsart, Romponcelle,  mais aussi, parfois,  Nantimont.  Quant aux cours d’eau, ils s’appellent en général la Semois. Le festival de jazz y existe depuis 34 ans (Jean-Pierre Bissot en est le directeur actuel). Il se tient dans le village de Rossignol. A côté de l’église de ce village, on trouve une petite butte en bas de laquelle un petit panneau rappelle la bataille acharnée pour sa possession le 25 août 1914. Le panneau commémoratif précise même que l’affrontement s’est dénoué à la baïonnette, ce qui signifie pour être clair que les soldats des deux camps se sont échinés à s’enfoncer dans le ventre le couteau qui termine le canon du fusil. Ce pays de Gaume est parsemé de nombreux souvenirs de la guerre de 1914 (y compris des cimetières militaires).  Le pays a connu des jours sombres, et même terribles. Cela n’a pas rendu les habitants du coin neurasthéniques. Ils semblent plutôt d’humeur joviale et bonhomme, et leur accueil, tout en simplicité souriante, donne au festival un caractère particulièrement chaleureux.

Mais quittons la géographie pour revenir au jazz.   Ce vendredi 10 août, c’est la fête du tubiste-tromboniste Michel Massot, avec deux de ses formations au programme: le Trio Grande qui existe depuis 25 ans  (avec ses compères Laurent Dehors et Michel Debrulle) et une formation bien plus étendue , le Rêve d’éléphant Orchestra (17 ans d’existence, dernier album, le magnifique Odyssée 14). Les deux groupes se partagent alternativement la scène, avec une fluidité et un naturel d’autant plus grands que tous se connaissent par coeur, liés par des consanguinités multiples, par exemple au sein du collectif du Lion.

Il y a dans Rêve d’éléphant une alchimie tout à fait emballante, avec les basses voluptueusement groovantes de Michel Massot au tuba ou au soussaphone, les volutes de Pierre Bernard à la flûte, la trompette de Jean-Paul Estiévenart qui s’éleve comme un choucas profitant de courants d’air ascendants, tandis que la guitare électrique de Nicolas Duchêne met quelques grumeaux dans toute cette pâte sonore. Et sans oublier bien sûr les chanteurs Thierry Devillers et Sarah Klenes  pour donner un tourbillon de folie à tout cela. (le dernier album, Odyssée 14, exploite magnifiquement cette dimension vocale, avec des textes empruntés à à peu près toutes les traditions, de Shakespeare à Picasso dont le méconnu Folie, Folie, Folie est magnifiquement mis en valeur)

Quant au Trio Grande,  rassemblement de poly-instrumentistes virtuoses, on connaît l’énergie qu’il dispense sur scène, vérifiée une fois de plus ce soir-là, et l’on se dit que tant d’allégresse ne doit pas faire oublier la profondeur et l’inventivité des climats proposés, par exemple dans le très beau Roche-Colombe, de Michel Massot, ou encore, sous la plume du même, Patte de velours, qui joue avec brio sur les contiguïtés de timbre entre la clarinette basse de Laurent Dehors et le trombone avec sourdine. Les musiciens de Rêve d’éléphant et de Trio Grande se succèdent et se mêlent sans que la féérie retombe jamais.

Rabi Abou-Khalil succède aux trublions de Michel Massot.  Il est venu en trio, accompagné du batteur et percussionniste Jarrod Cagwin, et de l’accordéoniste Luciano Biondini. Ce dernier est d’une infinie délicatesse, visiblement comme un poisson dans l’eau dans l’univers oriental (il joue même à certain moments plus « oriental » que son leader). Le batteur est un fin coloriste, qui montre au fur à mesure du concert qu’il est capable de groover. Quant à Rabi Abou-Khalil, il affirme d’entrée une vigueur dans les attaques, une manière personnelle de cingler les notes qui donne beaucoup d’intensité à son jeu, et une poétique sonore originale jouant notamment sur le frottement des doigts sur les cordes. Ayant quitté le Liban à la fin des années 70, il ne craint pas de sortir de son univers oriental avec des pièces plus rythmées qui lorgnent du côté du blues voire de la country. Il possède un humour un peu surréaliste qui fait merveille dans les présentations des morceaux (« Voici un hommage à la cuisine islandaise que je suis le premier et sans doute le dernier à avoir osé »). La dernière pièce, dreams of a dying city, composé avant son départ de Beyrouth,  est poignante. L’improvisation de Rabi Abou-Khalil est soutenue par une sorte de bourdon menaçant énoncé par l’accordéoniste. Les phrases de l’oud sonnent comme des questions sans réponses. Beau concert.

 

JF Mondot