San Sebastian à l’heure des trios
L’avant dernière soirée du festival Jazzaldia, qui fête cette année son 60e anniversaire, fut placée sous le signe du trio. L’un, mené par Brad Mehldau, sous sa forme la plus pure. L’autre, intitulé Kismet et fondé par Dave Holland et Chris Potter, dans une formule déstructurée.
Malencontreusement sis sur le trône de Miguel Martin, directeur de Jazzaldia — chose que ce dernier me fit comprendre avec l’amabilité naturelle du patriarche — je fus relogé sans peine à ma place véritable, qui s’avérait bien plus confortable tant sur le plan visuel qu’auditif, bien qu’un peu rocailleuse.
Brad Mehldau prit également place, en même temps que les derniers arrivants, derrière le Steinway D trônant sur la scène de la Plaza Trinitate de San Sebastian.
À ses côtés, deux musiciens dont la compagnie nous est familière depuis quelques années maintenant. Le contrebassiste Felix Moseholm, fraîchement sorti de la Julliard School, et dont le pupitre s’allège au rythme où grandit son assise auprès de l’immense pianiste. Jorge Rossy, batteur barcelonais de retour dans le trio de Mehldau, qu’il avait quitté en 2006 après onze années de grandiose collaboration.
Inévitablement, tous les augures s’étaient accordés pour préserver cette fin de journée des pluies s’étant abattues le jour durant sur la capitale du Gipuzkoa. Les premières notes du trio firent l’effet de chaleureuses retrouvailles sous les dernières caresses du soleil déclinant. C’est précisément avec le titre August Ending que le trio s’introduisit, manifestant immédiatement sa synergie.
Dès le second morceau, une splendide pièce brésilienne intitulée O Silêncio de Iara du guitariste carioca Guinga, la grandeur du trio était pleinement installée. Réminiscence de l’éminent trio mené autrefois par Keith Jarrett, alors accompagné de Jack Dejohnette et de Charlie Haden, et qui, avec la même sobriété et la même délicatesse, parvenait à nous envoyer avec lui sur des orbites lointaines. Si le trio de Brad Mehldau est l’un des rares en activité à maîtriser cet art astral, il le fait également avec une énergie toute autre, porteuse de lumière et d’espérance.
Cette immense sobriété, prouesse in se, s’accompagne d’autres raretés. Notamment cet incroyable mano a mano dont seul Mehldau maîtrise le secret, invertissant main gauche et main droite dans le rôle originel de la basse et du chant, dans un chassé-croisé en milieu de clavier, comme cela arrive parfois lors d’un quatre mains.
Sur Ambers, le contrebassiste nous offrit une excellente justification de sa présence dans ce trio, sans pour autant sembler en avoir l’intention. Et Dieu sait s’il peut être tentant, pour un musicien arrivé si tôt sur le toit des cieux, de rouler des mécaniques. C’est au détour d’un solo que celui-ci nous attrapa l’oreille avec une sincère émotion, capable en quelques notes de créer ex nihilo une puissante mélodie.
Sur Blues Impulse, c’est Jorge Rossy qui, de son jeu ample et sans ambages, pris un solo mémorable. Jouant toujours sur une jazzette agrémentée de nombreuses cymbales, et naviguant entre elles comme sur une mer intérieure sillonnée en toutes parts, il ne nous donna pas l’occasion de regarder vingt ans en arrière.
C’est bel et bien un trio neuf, qui continue de lutter pour mener le jazz aux confins des sensibilités, porté par le génie novateur du pianiste, dont émane le calme et l’affection de celui qui sait.
Le concert touche délicatement à sa fin, porté par le chant des mouettes et le brouhaha lointain de la rue Abuztuaren 31, sur Resignation, puis deux ballades. La première (Almost like being in love) fut jouée uptempo, la rythmique étant assurée d’une main de fer par Felix Moseholm tandis que les deux autres musiciens s’amusaient à fragmenter la cadence. La seconde, Secret love, vint s’échouer pianissimo sur les notes du pianiste, écouté solennellement par ses deux comparses.
Ce concert, dont nous n’avons pas d’images en raison du souhait du groupe d’en interdire toute captation, fut un chef d’œuvre – il faudra me croire sur parole.
Le second concert de la soirée, toujours sur cette place sanctuarisée de la Trinitate, fut donné par Dave Holland (cb), Chris Potter (s) et Marcus Gilmore (dm), formation réduite du quatuor mené par les deux principaux protagonistes, le contrebassiste et le saxophoniste de renom, intitulé « Kismet » (habituellement complété par la présence du guitariste Kevin Eubanks).
Sans le guitariste, c’est une toute autre musique qui fut jouée par le trio. De manière très ritualisée, les trois musiciens s’échangèrent le lead sur des compositions de Dave Holland et de Chris Potter. Ainsi, on eut droit à d’importantes circonvolutions de la part du saxophoniste sur Triple Dance, se munissant ensuite d’une clarinette basse pour mener une introduction imposante sur Far Away, faisant ensuite place à une langoureuse improvisation tonale de la part du contrebassiste. Le batteur, quant à lui, parsema les morceaux d’envoûtantes rondes de toms.
Bien que l’allure magistrale des musiciens ne laissa personne en reste, l’absence de Kevin Eubanks laissa sans doute perplexe ceux qui s’attendaient à assister à la performance de ce nouveau quartet prometteur.
Walden Gauthier