Jazz live
Publié le 27 Juin 2025

Silent Storm et Mejiro en ouverture de Respire Jazz

Hier, 26 juin, le festival Respire Jazz, au sud d’Angoulême, ouvrait ses portes avec une double affiche, de la “tempête silencieuse” de Pierre Tereygeol et Guillaume Latil à ce petit passereau qui a donné son nom au quartier Mejiro de Tokyo et au nouveau groupe d’Ellinoa. Tout cordes et voix… plus une flûte !

Un peu d’histoire : juin 2014, mon troisième séjour à Respire Jazz. La deuxième journée s’ouvre dans l’après-midi avec un groupe du CMDL (l’école fondée par Didier Lockwood) qui trouve un débouché naturel dans la programmation de ce petit festival des Charentes organisé au pied de l’abbaye Saint-Gilles en rase campagne sur la commune du Puyéroux par le guitariste Pierre Perchaud, sa famille et ses amis. Sur la scène, Ellinoa, un nom et une silhouette que l’on n’oublie pas. On l’imagine dans des rôles de légende, quelque sirène, et on ne s’étonnera pas de la voir plus tard incarner Ophélie. J’y décèle surtout une ambition qui ne demande qu’à tenir ses promesses :

« La voix de Camille Durand n’impressionne ni par son ampleur ni par son amplitude [exprimai-je des réserves ou voulai-je insister sur un avenir supposé], mais tout y est musical sur un répertoire original (textes et musiques) qui valorise tant sa prestation de “diseuse” que son art de chanteuse, de compositrice et d’improvisatrice au sein d’un groupe rompu au jouage interactif. En dépit de quelques longueurs du répertoire, on se laisse faire…» Etc.

À ce groupe succédera une foule d’expériences, d’essais, de réussites, les ambitions de la compositrice se déployant à l’orchestre avec le Wanderlust Orchestra, jusqu’à une commande de Fred Maurin pour son programme “Rituels”.

Observant cette ascension de loin en loin, c’est par la version acoustique de son “Ophélia” (“Ophélia Rebirth”) découverte au festival de Nevers que je me suis entièrement laissé séduire par cette autorité qui présidait déjà à sa prestation de 2014, mais alors en tension avec un objectif lointain. Depuis “Ophélia Rebirth”, confrontation casse-gueule avec le mythe shakespearien et parfaitement assumé tant sur le plan scénographique que compositionnel, vocal et orchestral (un orchestre à cordes frottées et pincées sur des partitions admirablement ciselées, et dont chaque pupitre se voyait attribuer une partie vocale), Ellinoa a donné suite au pari acoustique avec une partielle réorchestration : Christelle Raquillet (flûtes traversières en ut et en sol, ocarina, chœurs), Héloïse Lefebvre (violon, chœurs), Mathilde Vrech (violon alto, chœurs), Octavio Angarita (violoncelle, chœurs), Arthur Henn (mandoline, chœurs).

Première remarque, Arthur Henn, ici à la mandoline, est le contrebassiste du quartette de 2014 dont j’écrivais alors « que l’on ne tarderait pas à se l’arracher, pour sa virtuosité, sa musicalité, la profondeur de sa sonorité, sa réactivité et toutes sortes d’autres vertus en “é”. » La critique fait parfois de ces paris qui tiennent de l’immédiateté d’un enthousiasme un rien candide. L’étais-je, candide ? Je l’ai souvent été, façon hasardeuse mais pratique d’être de temps à autre clairvoyant ? Mais comme il est étrange de voir un contrebassiste renoncer à ce noble et grave instrument de première utilité, jusqu’en cas de naufrage, pour l’accessoire mandoline (le genre américain imaginé au début du 20e par Orville Gibson) et ses pépiements destinés à se mêler au moulin à musique du banjo bluegrass.

L’impression d’incongruité ne résiste pas à l’impact résultant des premières mesures du concert. Ce programme “Mejiro” sonne d’emblée, des figures inventées sur la mandoline à l’ocarina de Christelle Raquillet, en passant par le métallophone qu’Ellinoa tient à sa disposition, comme pour épingler certaines figures, voire une seule note de l’arrangement ou de sa partie vocale. Que raconte-t-elle ? J’ai retenu que ça parlait du Japon. J’ai surtout retenu que ça parlait musique, musique, musique… et que le reste venait avec (les textes anglais, leurs titres, les histoires qu’ils racontent, le timbre de la voix voltigeant dans les étages de la tessiture, les chœurs qui s’y mêlent l’air de rien). On nous raconte qu’Octavio Angarita joue, en remplaçant, ce répertoire pour la première fois… on n’en croit pas un mot, tant sa participation semble jubilatoire.

L’improvisation a sa place, ici et là ; on la repère ou pas, fondue dans un répertoire sans hiatus, on la surprend soudain sur le violon d’Héloïse Lefebvre le temps d’une improvisation caressant délicatement les contours du blues. Elle est l’affaire de Christelle Raquillet qui s’impose depuis quelques temps sur la scène du jazz, et dont elle transpose la pratique dans l’univers d’Ellinoa. Et elle s’empare de ce répertoire hors norme avec une belle conviction et d’audacieuses idées, comme cette espèce d’épiphanie qui la voit glisser sans hiatus de la voix filée au souffle flûté.

Tout cela porté à un état de grâce par l’acoustique de l’église Saint-Martin de Salles-Lavalette où s’était transportée cette première soirée du festival. Les aléas de l’histoire ont conduit la nef et son unique colatéral à recevoir une étrange couverture de bois soutenue par une rangée de piliers de même matière et d’apparence non moins étrange, préservant le lieu des nuisances dont la pierre affecte généralement la lisibilité de la moindre polyphonie. À l’arrière-plan, la pierre blanche des chapiteaux de l’abside en cul de four restée éclairée offre un fond de scène somptueux dont aura également profité en première partie le duo “Silent Storm” du violoncelliste Guillaume Latil et du chanteur-guitariste Pierre Tereygeol qui en a imaginé le répertoire. Pierre Tereygeol n’est un nouveau venu, ni à respire Jazz où il se produisit avec Leïla Martial, ni dans ces pages où on le remarqua d’abord au sein du saisissant trio Suzanne (la clarinettiste Hélène Duret et Maëlle Desbrosses qui fut la première altiste du programme “Mejiro” d’Ellinoa).

Ce programme “Silent Storm”, que Pierre Tereygeol concluera seul en rappel par une relecture du Lost Highway de Hank Williams pour honorer les racines américains de son art, est une extension de cet univers étrange qu’il a développé autour de sa double virtuosité : virtuosité du falsetto venue de l’univers country, virtuosité guitaristique. Celle-ci d’un héritage combinant une certaine conception de la lutherie américaine datée de la seconde moitié du 19e et qui permit d’adapter la guitare à l’usage des cordes métalliques, soit le son de toute une lignée de folk singer, qui traversa l’Atlantique jusqu’aux folk clubs londonniens des années 1960. Tereygeol en a tiré un répertoire-univers, des chansons qui n’en sont plus, tant elles s’apparentent à des récits, des “poèmes guitaristisques” comme on dit “poèmes symphoniques”, auquel il ajoute, outre son emprunt à Hank Williams, une chanson que Billie Holiday enregistra en 1940* pour Okeh et qui fut reprise par Nina Simone.

À ses côtés – expression un peu cavalière, si l’on songe le degré d’implication ici du violoncelle – Guillaume Latil commente, souligne, ponctue, contrepointe, se retire, revient au premier plan le temps d’un solo que Pierre semble l’inviter à prendre, voire à prolonger. Le tout, sans partition, tout dans la tête, tout dans les doigts et un large part d’improvisation, selon un vocabulaire qui doit moins à Bach et à l’Orient. Subjugué, en parfaite sympathie avec cette culture guitaristique, il m’arrive de décrocher sur l’improvisation vocale à la virtuosité et aux effets falsetto dont la dimension démonstrative menace parfois la tenue du discours et la force de persuasion d’une émotion qui est au cœur du sujet. Si la question fit débat parmi quelques-uns des auditeurs se retrouvant à la sortie de l’église, il aurait fallu connaître l’avis du petit oiseau qui voleta dans le chœur pendant toute cette première partie. Mais à l’entracte, il avait disparu. Pourtant, il y avait une évidente continuité esthétique de ce “Silent Storm” à ce mejiro qui prête son nom au groupe d’Ellinoa. Franck Bergerot (photos © Jean-Paul Gambier, sauf en-tête © X.Deher)

À suivre sur Respire jazz.

* Billie Holiday collaborait à l’époque avec le songwriter Arthur Herzog Jr. (qui co-signa God Bless The Child et Don’t Explain) et le pianiste-arrangeur Danny Mendelsohn. Un jour, elle tombe sur ce dernier : « Danny, j’ai une super mélodie en tête. Pourrais-tu me l’écrire ? – Mais Billie, ce que tu me chantes, c’est Saint-James Infirmary ! – Alors, débrouille toi ! » Mendelsohn y ajouta un pont, et demanda à Arthur Herzog Jr., d’y mettre des paroles. Les premiers mots qui lui virent à l’esprit auraient été : « Tell Me More and More and Them Some. » Quelle fut la contribution de Lady Day à ces paroles ? Un titre ? Un scénario ? Un climat ? Quelques mots ? Quelques phrases ? Le développement de ce début d’Herzog qu’elle aurait entrepris seule ou avec lui en en parlant autour d’un verre. Une histoire banale dans l’histoire du jazz dont le répertoire se constitua en partie au fil d’emprunts, de collages, d’ajouts et d’ellipses, de démarquages à harmoniques ou d’altérations rythmiques ou mélodiques. Le Walkin’ and Swingin’ que l’on reproche à Thelonious Monk de l’avoir volé pour en faire son Rhythm-a-ning n’était que l’appropriation totalement monkienne de quatre mesures d’un arrangement totalement marylouwilliamsien truffé de citations.