Jazz live
Publié le 18 Juil 2022

Sons d’été au Rocher de Palmer (1) : Jazz du 14 juillet

« Et si le jazz était à nouveau la vie, la liberté, l’expression ultime de la créativité affranchie, une musique énergisante et populaire ? » Pour son retour après la phase CoVid Sons d’été, festival organisé par l’association Musiques de Nuit au Rocher de Palmer affichait cette ambition, lançait ce pari en plein été dans la Métropole Bordelaise. Pari tenu dans l’organisation de huit concerts en quatre soirées. Mais comme le souligne, réaliste, Patrick Duval Directeur du Rocher de Palmer « Comme on a pu le constater depuis l’automne dernier, cette période estival le public jazz a quelque peu de mal à revenir vers les musiciens présentés en live. Nous devrons en tenir compte dans notre programmation à venir » La canicule, visiteuse imprévue celle-là n’était pas là pour aider à sortir en ville.

Être ou ne pas être un instrument mythique du jazz. Interrogation singulière peut-être, il n’empêche pour la seconde fois consécutive on voit ce soir en action sur la scène hyper large du Rocher de Palmer l’orgue Hammond flanqué de ses deux gros Leslie comme autant de répliques de meubles de chambre « old style ». Les deux claviers, l’un au dessus de l’autre, plus un pédalier posé au sol ne seront bien sûr pas du tout utilisé de la même façon par Rhoda Scott, figure historique qu’on ne présente plus en matière de swing éternel et par Arnaud Roulin équipier dans le vaisseau jazz évoluant en courant contraires avec à la barre Laurent Bardaine en pirate du jazz.

Sons d’été, Rocher de Palmer, Cenon (33159)

14 juillet

Rhoda Scott Lady All Stars : Rhoda Scott (org), Sophie Alour (ts), Céline Bonacina (bs), Géraldine Laurent, Lisa Cat-Berro (as), Airelle Besson (tp), Julie Saury, Anne Paceo (dm)

Rhoda Scott

Lady All Stars ça veut dire ce que sa veut dire ! Elles sont là et bien là avec tout leur savoir faire, toute une envie. Pourtant écouter cet orchestre entièrement conjugué au féminin un jour de fête nationale, cela confine à un feu d’artifice. Celui tiré par un travail instrumental efficace autant que élégant offre déjà en bouquet une trame de couleurs assez dense. Si l’on y ajoute deux batteries additionnées formant une solide charpente rythmique, alors sur un tel tapis volant plein swing, ces mélodies on a le sentiment de les avoir toujours entendues.
On parlait de savoir faire, tiens: Rhoda Scott prend un départ basses jouées au pied sur le pédalier de l’orgue, ce bon vieux Hammond B3. Combinés aux mouvement de fond du sax baryton cette rythmique pose un décor funky. Il ne reste plus qu’aux doigts rhodaniens experts de glisser sur les touches des deux claviers pour livrer un mode soul profond, les cris rauques du baryton de Céline Bonacina jaillissant dès lors comme bonus d’un tirage jazz gagnant (R&R)

Airelle Besson

Cinq tonalités cuivrées à écouter intervenir ainsi projetées tout à tour en solo pour autant de sonorités qualifiées. Soit: Géraldine Laurent prolixe en notes chaudes, tendues; Lisa Cat-Berro au sax alto en résonances douces; Sophie Alour plutôt versée dans la nuance (Châteaux de sable, développé au ténor tel un hymne); Céline Bonacina, accents de basses profondes: plus la trompette chargée d’air frais dans les mains d’Airelle Besson. Il est rare d’avoir la possibilité de voir évoluer, d’écouter ainsi un brelan d’as ès dames sous cuivres sonner de concert à partir d’une matière préparée, façonnée, lancées avec le soutien de deux batteries distinctes mais en combinaison rythmique parfaite, dans dans une exécution, une mise en place juste, pertinente. Certains épisodes de roulement sonore inexorable, d’avancée en dynamique intense (I wanna move, Short night blues) ne dépareilleraient pas au catalogue d’un Count Basie. Une « figura » -comme on dit autour des arènes andalouse- bien masculine du jazz certes mais auprès duquel, comme par hasard, Rhoda Scott aura fourbi ses armes…

Julie Saury

Alors bon, ce Lady All Star là, sur les planches a bien des allures de big band. Féminin en diable !

Pieds nus sur le pédalier

Anthony Joseph (voc), Thibaut Rémy (g), Andrew John (b), Denys Baptiste (ts, bcl), Jason Harde (as): Rod Youngs (dm)

Anthony Joseph

Sur un fond d’alto en commentaire continu et un ténor en contrechants réguliers il slame deux minutes et laisse la voie libres aux musiciens tandis que lui se met à danser. Ses mots, ses phrases, leur sens généré tout vit dans le mouvement perpétuel donné à son corps. Moment de musique mis en chantier, en développement immédiat voix puis instruments en partage de responsabilités type « work in progress ». À l’avoir déjà vu et entendu sur scène on n’est plus surpris tout de même de le retrouver dans ce rôle de chanteur, non d’un vocaliste conteur plutôt qui s’efface. Leader reconnu, détenteur de la parole Anthony Joseph se plaît à laisse ainsi le champ libre à l’expression de ses musiciens sur des temps longs, pratique pas si répandue dans les pourtours du jazz.
Dans ses textes écrits à but de témoigner, de rapporter et de conscientiser le musicien originaire de Trinidad raconte notamment le quotidien, le devenir des habitants des quartiers où vit une majorité des membres de la communauté caribéenne de Londres « Savez vous qu’il aura fallu près de soixante ans pour que la première génération de jeunes migrants venus des îles des West Indies à Londres, dans le west end surtout, parlent del leur pays d’accueil, l’Angleterre comme de leur home ! » Le récit parlant d’histoires vécues, de dignité s’inscrit tout en retenue, en dialogue, en incrustation sur un arrière plans de reliefs de clarinette basse et sax alto. Dans le droit fil de cette préoccupation du témoignage social et politique Anthony Joseph a placé en tête de chapitre de son dernier album The rich are defeated when running for their lives, titre très explicite un hommage à un poète, Edward “Kamau » Braithwhite. Originaire de l’île de la Barbade, disparu l’an passé, ses vers content les destins sombres des Africains arrachés à leur terres envoyés de force vers les Amériques ou l‘Europe. En hommage à cette poésie Joseph dit, récite. Il improvise des mots, il conte des histoires vécues sous le filtre de ses émotions, ses coups de cœur, ses coups de gueule (Kamau) « Ces poètes représentent une bonne part de mon inspiration »

Denys Baptiste, Jason Yarde

Pourtant le flot musical ne reste jamais très loin du propos, jamais trop écarté du récit. Les quatre instruments gardent un tracé en lignes. Ils reviennent en premier plan, l’improvisation collective monte, le propos musical s’enflamme à son tour malgré une guitare au débit parfois un peu frêle (Language) Jusqu’à des échos carrément free. Plus tard c’est autour de la batterie de prendre le pouvoir. Au centre de la scène elle donne la couleur dominante de ce qui pourrait figurer une danse (Maka Dimweh) Anthony Joseph invite alors le public à venir danser devant la scène tandis que le sax alto s’échappe vers stridences, double sons, sonorités éclatées comme premiers crus de cuivre. En conclusion, en mode de coda s’annonce Swing praxis. Anthony Joseph répète cette formule à satiété, en leitmotiv. Et s’éclipse derrière cet ultime commentaire à méditer « Jazz is a philosophy »

15 juillet

Laurent Bardaine (ts), Arnaud Roulin (org, synthé), Sylvain Daniel (b), Philippe Gleises (dm), Fab Beaune Bambi (percu)

Laurent Bardaine

Avec les Tigres d’Eau Douce comme ici ou même pour qui a pu l’entendre en contrechants de Bertrand Belin on note chez Laurent Bardaine cette sonorité un peu madrée Rollins mais bien nuancée question puissance et frappée du poinçon discret d’un léger vibrato sur les finales. En matière de son, justement revenons-y, celui produit par l’ensemble du groupe emplit toute la scène et partant, la salle (Oh Yeah) Au fur et à mesure sans que l’on sache ni pourquoi ni comment la musique produite s’insinue, s’accroche, monte comme un hymne, nourrie de petits riens électroniques dessinés à touches répétitives parlantes telles des bulles dans une BD (La vie, la vie, la vie)

Antoine Roulin

Laurent Bardaine en a fait sa marque de fabrique qui le fait se distinguer dans le panorama actuel d’un jazz hexagonal en exploration champ/contre-champ (d’où sa collaboration sur un titre avec le chanteur: déjà cité, Bertrand Belin dans l’album Hymne au soleil) Au fil de l’eau de ses contenus musicaux il flotte toujours un bouchon de mélodie sur les remous d’une rythmique percussion qui ne s’en laisse pas compter de couler.

Fab Beaune Balbi

On sent de la force, de l’intensité dans le suivi de l’intention d’écrire par l’improvisation plus que la partition un scénario bâti sur des histoires musicales directement accessibles. État des lieux qui n’obère en rien la singularité du propos. Si le sax ténor s’avance souvent en figure de proue, joue aussi son rôle pour autant de liaisons, de relances, la musique jouée révèle « en même temps » une complicité, un échange de la part de chaque musicien. Bardaine par ailleurs plutôt très sobre en matière de commentaires se plaît à citer une phrase du Facteur Cheval à propos du questionnement possible du mundillo jazz à propos de son travail : « le vent, les arbres, les oiseaux m’encouragent »

Au total ses phrases de ténor chaud projetées en effet circulaire mènent à des fins de couplets, à d’inévitables refrains. Laurent Bardaine joue d’un sax qui chante. En salut final son Hymne au soleil sonne comme une danse sous les accords boisés insistants des deux claviers superposés de l’orgue Hammond.

Orgue Hammond et Leslie

Robert Latxague

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