Jazz live
Publié le 5 Mar 2022

The Biggest Steps du trio de Gauthier Toux au Petit Duc d’Aix-en-Provence

Les spectacles reprennent enfin au Petit Duc aixois et l’espoir pourrait renaître malgré le marasme ambiant.

Les spectacles reprennent enfin au Petit Duc aixois et l’espoir pourrait  renaître malgré le tragique de l’actualité.  Avec la fin annoncée du pass vaccinal et la possibilité de retour à la vie d’avant (?), les concerts se multiplient et les musiciens étrangers commencent à  revenir sur nos scènes.

 Gauthier Toux ( prononcez le x) était venu en trio  hier soir pour présenter son nouveau disque The Biggest Steps,  sorti il y a seulement une semaine  sur Kyudo records. Dans Le quart d’heure aixois, une fort plaisante habitude de cette salle de spectacles décidément hors norme, le public peut échanger dès la sortie de scène avec les musiciens, dire toute son admiration ou proposer des remarques fort intéressantes et pointues ma foi… comme le rapprochement pour un des thèmes avec le « Maiden Voyage » d’Hancock, « Everything in its right place » de Radio head et … la patte de Robert Glasper.

Ce lieu de musique et de chansons tenu par le tandem infatigable  et passionné de Myriam Daups (qui assure entre autre la régie de la chaîne web) et  Gérard Dahan  aidés d’une équipe technique formidablement efficace ( merci à Romain Perez au Son et Lumière et à Eric Hadzinikitas pour sa réalisation) a osé sortir en plein confinement, pour que le spectacle vivant continue,  une webtélé http://www.lepetitduc.net dont nous avons déjà profité et rendu compte sur le site de Jazzmag. Ce système propose de suivre le concert qui se joue en direct dans la salle, de chez soi avec internet, du live sans streaming triomphant. Ce qui est une aubaine quand on est trop loin ou dans l’impossibilité de se déplacer.

Gauthier Toux souligne la force des concerts différents à chaque fois, mais vante aussi la qualité de l’enregistrement en studio qui donne la possibilité de rajouter des couches de sons, de les superposer comme le fait un peintre avec la matière picturale. Pour cet album, il a par exemple doublé certaines mélodies avec un autre piano et placé une deuxième batterie de chaque côté de la stéréo. S’il précise que tous les titres sont sur Spotify qui hélas, ne rétribue pas correctement les musiciens, il rajoute avec humour que le trio a joué le disque dans le désordre, à l’exception d’une seule composition qu’il propose de découvrir en faisant ce geste d’achat bienvenu. Quand on appartient aux générations qui ont connu vinyles et même Cds, l’objet a gardé toute son importance et on y tient encore.

Cinquième album en leader, quatrième en trio The Biggest Steps est un retour sur son apprentissage à l’HEMU (Haute Ecole de Musique ) de Lausanne et son début de carrière, soit dix années de 2011 à 2021. Déjà un bilan pour ce jeune musicien de 29 ans? L’enregistrement eut lieu en 2021 avec des partenaires aguerris, le formidable Simon Tailleu à la contrebasse (que l’on connaît dans le Sud avec le batteur Cédric Bec) mais aussi sur la scène nationale et le franco-suisse Maxence Sibille (que je découvre aux drums),  fidèle du pianiste depuis 2012. Onze titres composent le Cd, dix compositions originales de Gauthier Toux et une de Paul McCartney, “Jenny Wren”.

Le pianiste assume des idées précises qu’il développe sans faiblir, quitte à changer totalement de direction par la suite.  Il voulait absolument revenir au piano et au trio acoustique après des expériences diverses aux Fender et synthés, l’emploi  d’effets électroniques et même l’introduction de chansons avec la lucernoise Lea Maria Frees. Il opère ainsi un vrai contrepied avec For a Word qui est aussi le nom du groupe révélé au Cully Jazz festival en 2017).

Gauthier Toux est en phase avec son temps : si le jazz reste son terrain de jeu,  il n’est pas opposé à une certaine tradition qu’il sait reprendre à son compte, tout en appréciant que le jazz actuel ait intégré parfaitement les influences les plus diverses.  Cette musique de liberté a ses codes mais elle sait évoluer. Attiré par les mélismes moyen- orientaux d’un Shaï Maestro, il avoue avoir écouté passionnément Bud Powell, ce qui ne se sent pas vraiment dans sa musique. C’est qu’il s’est affranchi de ces passeurs déterminants dans sa formation. De toutes les façons, il sait donner les teintes justes à ses sentiments et son ressenti.

Dès le début du concert,  avec un premier titre qu’après déduction je pense être “Hangin on it”, le pianiste affirme un style personnel qui brasse les genres, et révèle son amour de la pop et de divers pianistes dont Brad Mehldau, qu’il admire pour avoir le  premier  repris de façon personnelle Radiohead par exemple.

Dans la suite des compositions qui présentent une grande homogénéité et une durée parfaite, l’une sonne quelque peu différemment avec des effluves familières évoquant le génial mélodiste qu’est Paul McCartney. Macca a écrit dans un album solo de 2005  Chaos and Creation in the Backyard cette “Jenny Wren” que j’ai ainsi découvert dans sa version princeps et son arrangement jazz. Le grand talent du trio est d’avoir réussi une adaptation originale plutôt insolite qui, sans changer les accords ni toucher à la mélodie, est une relecture en rien formatée où la contrebasse reprend la voix de Mc Cartney.

Le grand talent de compositeur du pianiste est d’avoir écrit sa musique en imaginant le jeu de chacun de ses interprètes. Se déroule ainsi la narration d’un trio soudé qui ne lâche rien de l’énergie collective, du flux continu qui jaillit. Personne ne semble être l’acteur principal dans cet arc narratif, et on chercherait en vain un soliste qui choruse soutenu par des accompagnateurs qui le mettent en valeur. Tous trois improvisent largement ce soir, plus que d’ordinaire peut être car leur entente  manifeste favorise cette aisance. Avec une spontanéité jamais feinte, ils s’autorisent divers modes de jeu, alternant les rôles dans un  triangle vraiment équilatéral.

Le second titre est “The Other Side of the Chase”, le troisième sera le titre éponyme. Le vertige de la transe s’empare du pianiste qui secoue la tête de façon étrange, en s’inclinant sur son clavier.

Il use de  motifs répétitifs sans volutes romantiques ni électronique en surchauffe, ou effet qui agrémenterait le clavier, hormis un tee shirt placé pour étouffer les cordes. Soudain une pluie de notes survient alors que le batteur envoie un schéma répétitif,  un « pattern » qui peut monter en intensité, dans la même métrique jusqu’à ouvrir vers un embrasement, plage d’impro d’un solo contrebasse ou/et piano sur la trame harmonique de la mélodie. L’ensemble est d’une durée assez réduite pour respecter ce mélange de tension et de fluidité étonnant. Gauthier Toux évoque “un arc de cercle autour de la mélodie”, réutilisée à loisir par la contrebasse et le piano, des plus ingénieux pour que l’auditeur se sente en pays familier.

Dans la balade qui suit “Driving away”, hymne à la nostalgie, ou plus exactement à ce sentiment que l’on peut éprouver en vacances quand on décompte le temps qui reste, comme si tout était déjà fini. La contrebasse et piano mènent alors une danse commune comme au ralenti.

La contrebasse exaltée sous les doigts de Simon Tailleu n’ a jamais fait entendre son chant de façon aussi claire : le son est réglé parfaitement pour entendre le travail sur les cordes, le piano devient percussif, frappant le temps, délicatement soutenu par le batteur aux mailloches ou le plus souvent aux baguettes, déroulant sa partie aussi minimaliste que saillante.

Sans être métronomique, Maxence Sibille, efficacement discret n’ impose jamais un dépassement du volume sonore, il ne passe pas en force : en hyperbolisant, il faudrait presque tendre l’oreille pour saisir les effets de l’olive de sa baguette sur la cymbale. Quelle différence avec nombre de batteurs recherchant l’esbroufe du solo, tapant dur comme un timbalier à l’opéra (à la différence que la force orchestrale, l’amplitude des cuivres l’exigent dans ce cas).

La mélodie ressort dans un “Turning around” assez explicite qui parle à notre imaginaire, prenant de l’ampleur et des couleurs dans un tournoiement où la musique est généreusement expansionniste parce que personne ne prend le pouvoir.

“Twelve” est un solo au piano, une chanson sans parole comme Gauthier Toux les affectionne, une nouvelle intrusion bienvenue de la pop. On se souvient d’ailleurs de sa collaboration avec la “Prinzess” lucernoise Lea Maria Frees.

“Roads” est le morceau étrangement désarticulé qui finit le set, le rythme étant impulsé par la batterie. Piano et contrebasse qui décidément chantent de concert, s’arrêtent progressivement, le pianiste réduisant cadence et espaçant les notes, le contrebassiste ne frottant qu’une corde sur deux tel le balancier ou le ressort d’une horlogerie de la plus haute précision.  On croit percevoir le bruit de pas sur la route s’amenuisant dans le lointain dans une scansion martelée  qui n’a rien d’une marche martiale.

En rappel, “A secret place” a cette qualité atmosphérique quand pianiste et contrebassiste égrènent chaque note, avec des accents impressionnistes de la musique française fin XIX ème qui fait aussi partie du bagage du pianiste.

Si l’art du trio n’est pas renouvelé avec ces trois musiciens rodés sans être en roue libre, leur son inhabituel  s’impose  tout comme  leur manière: il ne faut pas longtemps pour que la mécanique se lance, que les forces centrifuges jaillissent en plein vol, explosion qui finit en suspension dans une nébuleuse rêveuse.

Une douzaine de concerts suivront dès ce soir, samedi 5 mars, au Périscope à Lyon, puis des dates en Suisse bien évidemment. Quant au futur concert partout annoncé, le concert de vernissage comme disent joliment les Suisses, il aura lieu à Paris, au Studio de l’Ermitage le 17 mars prochain. Mais nous ne sommes pas mécontents, après l’IMFP de Salon d’avoir pu profiter de la fraîcheur du trio en avant-première! Merci au Petit Duc dont la saison nous annonce des surprises, promesses des recommencements.

Sophie Chambon