Jazz live
Publié le 30 Juin 2012

Trains, festivals et digressions

Vacances et divagations dans un train pour le Respire Jazz Festival, à partir de La Modification de Michel Butor, d’autres trains et d’autres destinations.

 

L’été. Quitter Paris.

Je déserte lâchement le bouclage du numéro d’août qui se terminera en douceur dans les premiers jours de juillet pour me rendre à la gare Montparnasse, direction Angoulême et le festival Respire Jazz dans un TGV première classe dont le compartiment m’évoquent ceux de mon enfance. Y découvrant la défection de la batterie de mon ordinateur, je renonce à mes dernières chroniques pour le numéro d’août et me plonge dans La Modification de Michel Butor dont je viens d’apprendre l’implication dans un projet de Stéphane Oliva à paraître à l’automne sur le label de Jean-Jacques Pussiau. Curieusement, j’ai tout oublié de l’intrigue de ce roman et ne me rappelle que de ce compartiment d’où le narrateur raconte à la deuxième personne, en regardant défiler le paysage entre Paris Gare de Lyon et Rome, paysage que j’ai moi-même maintes fois vu défilé entre Paris et Dijon ou jusqu’à Avignon. Les TGV n’existaient pas, les réservations n’étaient pas obligatoires et leur acquisition ne ressemblait pas encore à un marchandage au souk ou à une loterie d’où l’on peut ressortir gagnant, comme moi aujourd’hui, avec aller-retour en première pour le prix d’un aller simple en seconde.

Odeurs de trains

Adolescent, le dernier week end de juin, je filais dès le vendredi soir à la Gare de Lyon pour tenter de monter dans un train en partance pour la Provence. Parfois je rentrais me coucher bredouille pour retenter ma chance le lendemain matin. Souvent, je finissais la nuit assis sur mon sac dans l’entrée du wagon, voire dans le soufflet – mon dos, mes articulations ne me le permettraient plus –, et je me souviens de l’odeur du laiton des poignées et des mains courantes où, plus petit, ma mère m’interdisait d’appuyer mon visage lorsque je me hissais dans le couloir pour apercevoir le paysage. « C’est sale » disait-elle. C’est cette odeur de « sale » je retrouverais plus tard sur certains becs de saxophone qui me firent préférer l’ébonite, absolument par pour des raisons esthétiques, n’ayant jamais atteint au saxophone le niveau où l’on se pose des problèmes d’esthétique. Cette même odeur me rappelait aussi celle de la rambarde en cuivre qui entourait le chœur et où je m’appuyais pour prier (attendant qu’il se passe quelque chose, comme j’ai souvent attendu qu’il se passe quelque chose au concert) dans cette petite église de Baulme-la-Roche où, les soirs de vacances en Bourgogne, j’accompagnais ma tante sonner les cloches et fermer les portes pour la nuit. Dans La Modification, Butor ne signale pas Baulme-la-Roche. Il note pourtant le passage à La Roche-Migennes et aux Laumes, il aperçoit Alise-Sainte-Reine, rappelant que César y vainquit Vercingétorix (ce qui avec nos connaissances actuelles semble faux), mais il en sait pas que mon grand-père y mourut chez les Petites Sœurs de Pauvres en racontant (en hurlant dans le fracas retrouvé des bombes) ses tranchées de Verdun dont il ne nous avait jamais dit un mot, peut-être par décence vis-à-vis de son frère mort dès les premiers jours de la guerre, à la Bataille de la Marne.

Au pays de l’Ane culotte et de Clé des Cœurs

Butor ne sait pas non plus – il n’y a d’ailleurs aucune raison pour qu’il connaisse l’une ou l’autre de ces anecdotes familiales – que, face à Alise, mon père y fit le mur du petit séminaire de Flavigny où il avait découvert Racine et Claudel, pour rejoindre, par un car pris aux Laumes, les Joyeux Balladins, troupe de théâtre « populaire » selon les préceptes de Jacques Copeau. Il ne note pas le passage de l’interminable tunnel de Blaisy avant Dijon, à la sortie duquel je guettais le cirque rocheux de Baulme-la-Roche et qui m’apparaissait entre les buissons image par image comme dans un film défilant sur un vieux projecteur Pathé-Baby détraqué. Dans Aller aux mirabelles, je crois, Jacques Réda quitte Paris, mais en solex, et monte jusqu’au Puits XV (puits d’aération du tunnel) d’où il aperçoit Baulme-la-Roche. Mais Butor décrit admirablement le départ de Paris et comment s’organise le ballet des voies ferrées, des caténaires, de grisaille des villes progressivement dévorée par le vert des campagnes, des paysages qui se déplient et se replient comme des éventails à travers des rideaux de pluie qui strient la vitre. Retrouver un autre texte admirable, de Paul Claudel, dont je jalouse aussi les mots pour dire le temps du train, huit heures à l’époque pour descendre à Avignon, traversant la nuit d’où émergeaient ici et là, suspendu dans l’espace, la lampe d’une cour de ferme trouant le néant et prenant brièvement notre train dans son champ gravitationnel, comme pour nous rappeler l’existence d’une humanité dont les différents accents se succédaient ville après ville dans les hauts parleurs des gares traversées, jusqu’à ce roulement provençal qui nous réveillait à la descente d’Avignon d’où je partais vers le soleil levant en direction tantôt du pays de l’Âne culotte et Monsieur Cyprien tantôt celui d’Ennemonde, Clé des Cœurs “et autres caractères”. C’est dire que la présence plus au Sud des festivals de jazz ne me préoccupait guère, me contentant souvent d’écouter leur retransmission par France Musique sur mon transistor.

Angoulême, souvenirs de festival

Et aujourd’hui encore, les grands festivals ne m’attirent guère – évidemment à tort –, ayant tout mon saoûl de jazz dans les petites salles parisiennes ou les petits festivals hors saison qui fleurissent loin des grandes routes du tourisme. Snobisme bobo ? Pensez-en ce que vous voulez. Aujourd’hui, c’est la direction d’Angoulême que j’ai prise et, plongé dans ma lecture, je n’ai pas vu le paysage. Angoulême, ce fut mon premier festival de jazz, où je fus invité par Antirouille, le journal de mes débuts journalistiques. En 1976, je crois. Ce n’était pas encore un festival de musiques métissées, mais un pionnier des festivals de jazz hors saison après Nancy Jazz Pulsation. J’y ai vu le Brotherhood of Breath de Chris McGregor où, cette année là, Johnny Dyani doublait Harry Miller d’une contrebasse de funambule acrobate, le trio du guitariste Philipp Petit, The Trio (John Surman, Barre Phillips, Stu Martin) augmenté d’Albert Mangelsdorff sous le nom de Mumps, probablement Confluence de Didier Levallet que je voyais souvent à Paris, avec Jean Querlier et Christian Escoudé. À Angoulême, j’avais assisté à une conférence des deux batteurs-percussionnistes du groupe. Il y avait Christian Lété (qui donc avait déjà remplacé Merzak Mouthana) et Armand Lemal qui parlait beaucoup. Ce qu’il raconta sur le principe ternaire et le swint m’a profondément et durablement marqué, parfois jusqu’au dogmatisme dérouté que je fus longtemps par les malentendus qui entourent la dichotomie binaire-ternaire, et ses propos restent à la base de ma façon d’appréhender la musique. Il faudrait ouvrir ici une nouvelle fenêtre, mais j’en ai déjà suffisamment ouvertes. Or voici Angoulême où je suis attendu par Philippe Vincent qui fut de l’équipe fondatrice du festival d’Angoulême, aujourd’hui membre de l’équipe bénévole du Respire Jazz Festival où déjà une délégation de l’orchestre national de jazz s’installe. À tout à l’heure…  Franck Bergerot

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Vacances et divagations dans un train pour le Respire Jazz Festival, à partir de La Modification de Michel Butor, d’autres trains et d’autres destinations.

 

L’été. Quitter Paris.

Je déserte lâchement le bouclage du numéro d’août qui se terminera en douceur dans les premiers jours de juillet pour me rendre à la gare Montparnasse, direction Angoulême et le festival Respire Jazz dans un TGV première classe dont le compartiment m’évoquent ceux de mon enfance. Y découvrant la défection de la batterie de mon ordinateur, je renonce à mes dernières chroniques pour le numéro d’août et me plonge dans La Modification de Michel Butor dont je viens d’apprendre l’implication dans un projet de Stéphane Oliva à paraître à l’automne sur le label de Jean-Jacques Pussiau. Curieusement, j’ai tout oublié de l’intrigue de ce roman et ne me rappelle que de ce compartiment d’où le narrateur raconte à la deuxième personne, en regardant défiler le paysage entre Paris Gare de Lyon et Rome, paysage que j’ai moi-même maintes fois vu défilé entre Paris et Dijon ou jusqu’à Avignon. Les TGV n’existaient pas, les réservations n’étaient pas obligatoires et leur acquisition ne ressemblait pas encore à un marchandage au souk ou à une loterie d’où l’on peut ressortir gagnant, comme moi aujourd’hui, avec aller-retour en première pour le prix d’un aller simple en seconde.

Odeurs de trains

Adolescent, le dernier week end de juin, je filais dès le vendredi soir à la Gare de Lyon pour tenter de monter dans un train en partance pour la Provence. Parfois je rentrais me coucher bredouille pour retenter ma chance le lendemain matin. Souvent, je finissais la nuit assis sur mon sac dans l’entrée du wagon, voire dans le soufflet – mon dos, mes articulations ne me le permettraient plus –, et je me souviens de l’odeur du laiton des poignées et des mains courantes où, plus petit, ma mère m’interdisait d’appuyer mon visage lorsque je me hissais dans le couloir pour apercevoir le paysage. « C’est sale » disait-elle. C’est cette odeur de « sale » je retrouverais plus tard sur certains becs de saxophone qui me firent préférer l’ébonite, absolument par pour des raisons esthétiques, n’ayant jamais atteint au saxophone le niveau où l’on se pose des problèmes d’esthétique. Cette même odeur me rappelait aussi celle de la rambarde en cuivre qui entourait le chœur et où je m’appuyais pour prier (attendant qu’il se passe quelque chose, comme j’ai souvent attendu qu’il se passe quelque chose au concert) dans cette petite église de Baulme-la-Roche où, les soirs de vacances en Bourgogne, j’accompagnais ma tante sonner les cloches et fermer les portes pour la nuit. Dans La Modification, Butor ne signale pas Baulme-la-Roche. Il note pourtant le passage à La Roche-Migennes et aux Laumes, il aperçoit Alise-Sainte-Reine, rappelant que César y vainquit Vercingétorix (ce qui avec nos connaissances actuelles semble faux), mais il en sait pas que mon grand-père y mourut chez les Petites Sœurs de Pauvres en racontant (en hurlant dans le fracas retrouvé des bombes) ses tranchées de Verdun dont il ne nous avait jamais dit un mot, peut-être par décence vis-à-vis de son frère mort dès les premiers jours de la guerre, à la Bataille de la Marne.

Au pays de l’Ane culotte et de Clé des Cœurs

Butor ne sait pas non plus – il n’y a d’ailleurs aucune raison pour qu’il connaisse l’une ou l’autre de ces anecdotes familiales – que, face à Alise, mon père y fit le mur du petit séminaire de Flavigny où il avait découvert Racine et Claudel, pour rejoindre, par un car pris aux Laumes, les Joyeux Balladins, troupe de théâtre « populaire » selon les préceptes de Jacques Copeau. Il ne note pas le passage de l’interminable tunnel de Blaisy avant Dijon, à la sortie duquel je guettais le cirque rocheux de Baulme-la-Roche et qui m’apparaissait entre les buissons image par image comme dans un film défilant sur un vieux projecteur Pathé-Baby détraqué. Dans Aller aux mirabelles, je crois, Jacques Réda quitte Paris, mais en solex, et monte jusqu’au Puits XV (puits d’aération du tunnel) d’où il aperçoit Baulme-la-Roche. Mais Butor décrit admirablement le départ de Paris et comment s’organise le ballet des voies ferrées, des caténaires, de grisaille des villes progressivement dévorée par le vert des campagnes, des paysages qui se déplient et se replient comme des éventails à travers des rideaux de pluie qui strient la vitre. Retrouver un autre texte admirable, de Paul Claudel, dont je jalouse aussi les mots pour dire le temps du train, huit heures à l’époque pour descendre à Avignon, traversant la nuit d’où émergeaient ici et là, suspendu dans l’espace, la lampe d’une cour de ferme trouant le néant et prenant brièvement notre train dans son champ gravitationnel, comme pour nous rappeler l’existence d’une humanité dont les différents accents se succédaient ville après ville dans les hauts parleurs des gares traversées, jusqu’à ce roulement provençal qui nous réveillait à la descente d’Avignon d’où je partais vers le soleil levant en direction tantôt du pays de l’Âne culotte et Monsieur Cyprien tantôt celui d’Ennemonde, Clé des Cœurs “et autres caractères”. C’est dire que la présence plus au Sud des festivals de jazz ne me préoccupait guère, me contentant souvent d’écouter leur retransmission par France Musique sur mon transistor.

Angoulême, souvenirs de festival

Et aujourd’hui encore, les grands festivals ne m’attirent guère – évidemment à tort –, ayant tout mon saoûl de jazz dans les petites salles parisiennes ou les petits festivals hors saison qui fleurissent loin des grandes routes du tourisme. Snobisme bobo ? Pensez-en ce que vous voulez. Aujourd’hui, c’est la direction d’Angoulême que j’ai prise et, plongé dans ma lecture, je n’ai pas vu le paysage. Angoulême, ce fut mon premier festival de jazz, où je fus invité par Antirouille, le journal de mes débuts journalistiques. En 1976, je crois. Ce n’était pas encore un festival de musiques métissées, mais un pionnier des festivals de jazz hors saison après Nancy Jazz Pulsation. J’y ai vu le Brotherhood of Breath de Chris McGregor où, cette année là, Johnny Dyani doublait Harry Miller d’une contrebasse de funambule acrobate, le trio du guitariste Philipp Petit, The Trio (John Surman, Barre Phillips, Stu Martin) augmenté d’Albert Mangelsdorff sous le nom de Mumps, probablement Confluence de Didier Levallet que je voyais souvent à Paris, avec Jean Querlier et Christian Escoudé. À Angoulême, j’avais assisté à une conférence des deux batteurs-percussionnistes du groupe. Il y avait Christian Lété (qui donc avait déjà remplacé Merzak Mouthana) et Armand Lemal qui parlait beaucoup. Ce qu’il raconta sur le principe ternaire et le swint m’a profondément et durablement marqué, parfois jusqu’au dogmatisme dérouté que je fus longtemps par les malentendus qui entourent la dichotomie binaire-ternaire, et ses propos restent à la base de ma façon d’appréhender la musique. Il faudrait ouvrir ici une nouvelle fenêtre, mais j’en ai déjà suffisamment ouvertes. Or voici Angoulême où je suis attendu par Philippe Vincent qui fut de l’équipe fondatrice du festival d’Angoulême, aujourd’hui membre de l’équipe bénévole du Respire Jazz Festival où déjà une délégation de l’orchestre national de jazz s’installe. À tout à l’heure…  Franck Bergerot

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Vacances et divagations dans un train pour le Respire Jazz Festival, à partir de La Modification de Michel Butor, d’autres trains et d’autres destinations.

 

L’été. Quitter Paris.

Je déserte lâchement le bouclage du numéro d’août qui se terminera en douceur dans les premiers jours de juillet pour me rendre à la gare Montparnasse, direction Angoulême et le festival Respire Jazz dans un TGV première classe dont le compartiment m’évoquent ceux de mon enfance. Y découvrant la défection de la batterie de mon ordinateur, je renonce à mes dernières chroniques pour le numéro d’août et me plonge dans La Modification de Michel Butor dont je viens d’apprendre l’implication dans un projet de Stéphane Oliva à paraître à l’automne sur le label de Jean-Jacques Pussiau. Curieusement, j’ai tout oublié de l’intrigue de ce roman et ne me rappelle que de ce compartiment d’où le narrateur raconte à la deuxième personne, en regardant défiler le paysage entre Paris Gare de Lyon et Rome, paysage que j’ai moi-même maintes fois vu défilé entre Paris et Dijon ou jusqu’à Avignon. Les TGV n’existaient pas, les réservations n’étaient pas obligatoires et leur acquisition ne ressemblait pas encore à un marchandage au souk ou à une loterie d’où l’on peut ressortir gagnant, comme moi aujourd’hui, avec aller-retour en première pour le prix d’un aller simple en seconde.

Odeurs de trains

Adolescent, le dernier week end de juin, je filais dès le vendredi soir à la Gare de Lyon pour tenter de monter dans un train en partance pour la Provence. Parfois je rentrais me coucher bredouille pour retenter ma chance le lendemain matin. Souvent, je finissais la nuit assis sur mon sac dans l’entrée du wagon, voire dans le soufflet – mon dos, mes articulations ne me le permettraient plus –, et je me souviens de l’odeur du laiton des poignées et des mains courantes où, plus petit, ma mère m’interdisait d’appuyer mon visage lorsque je me hissais dans le couloir pour apercevoir le paysage. « C’est sale » disait-elle. C’est cette odeur de « sale » je retrouverais plus tard sur certains becs de saxophone qui me firent préférer l’ébonite, absolument par pour des raisons esthétiques, n’ayant jamais atteint au saxophone le niveau où l’on se pose des problèmes d’esthétique. Cette même odeur me rappelait aussi celle de la rambarde en cuivre qui entourait le chœur et où je m’appuyais pour prier (attendant qu’il se passe quelque chose, comme j’ai souvent attendu qu’il se passe quelque chose au concert) dans cette petite église de Baulme-la-Roche où, les soirs de vacances en Bourgogne, j’accompagnais ma tante sonner les cloches et fermer les portes pour la nuit. Dans La Modification, Butor ne signale pas Baulme-la-Roche. Il note pourtant le passage à La Roche-Migennes et aux Laumes, il aperçoit Alise-Sainte-Reine, rappelant que César y vainquit Vercingétorix (ce qui avec nos connaissances actuelles semble faux), mais il en sait pas que mon grand-père y mourut chez les Petites Sœurs de Pauvres en racontant (en hurlant dans le fracas retrouvé des bombes) ses tranchées de Verdun dont il ne nous avait jamais dit un mot, peut-être par décence vis-à-vis de son frère mort dès les premiers jours de la guerre, à la Bataille de la Marne.

Au pays de l’Ane culotte et de Clé des Cœurs

Butor ne sait pas non plus – il n’y a d’ailleurs aucune raison pour qu’il connaisse l’une ou l’autre de ces anecdotes familiales – que, face à Alise, mon père y fit le mur du petit séminaire de Flavigny où il avait découvert Racine et Claudel, pour rejoindre, par un car pris aux Laumes, les Joyeux Balladins, troupe de théâtre « populaire » selon les préceptes de Jacques Copeau. Il ne note pas le passage de l’interminable tunnel de Blaisy avant Dijon, à la sortie duquel je guettais le cirque rocheux de Baulme-la-Roche et qui m’apparaissait entre les buissons image par image comme dans un film défilant sur un vieux projecteur Pathé-Baby détraqué. Dans Aller aux mirabelles, je crois, Jacques Réda quitte Paris, mais en solex, et monte jusqu’au Puits XV (puits d’aération du tunnel) d’où il aperçoit Baulme-la-Roche. Mais Butor décrit admirablement le départ de Paris et comment s’organise le ballet des voies ferrées, des caténaires, de grisaille des villes progressivement dévorée par le vert des campagnes, des paysages qui se déplient et se replient comme des éventails à travers des rideaux de pluie qui strient la vitre. Retrouver un autre texte admirable, de Paul Claudel, dont je jalouse aussi les mots pour dire le temps du train, huit heures à l’époque pour descendre à Avignon, traversant la nuit d’où émergeaient ici et là, suspendu dans l’espace, la lampe d’une cour de ferme trouant le néant et prenant brièvement notre train dans son champ gravitationnel, comme pour nous rappeler l’existence d’une humanité dont les différents accents se succédaient ville après ville dans les hauts parleurs des gares traversées, jusqu’à ce roulement provençal qui nous réveillait à la descente d’Avignon d’où je partais vers le soleil levant en direction tantôt du pays de l’Âne culotte et Monsieur Cyprien tantôt celui d’Ennemonde, Clé des Cœurs “et autres caractères”. C’est dire que la présence plus au Sud des festivals de jazz ne me préoccupait guère, me contentant souvent d’écouter leur retransmission par France Musique sur mon transistor.

Angoulême, souvenirs de festival

Et aujourd’hui encore, les grands festivals ne m’attirent guère – évidemment à tort –, ayant tout mon saoûl de jazz dans les petites salles parisiennes ou les petits festivals hors saison qui fleurissent loin des grandes routes du tourisme. Snobisme bobo ? Pensez-en ce que vous voulez. Aujourd’hui, c’est la direction d’Angoulême que j’ai prise et, plongé dans ma lecture, je n’ai pas vu le paysage. Angoulême, ce fut mon premier festival de jazz, où je fus invité par Antirouille, le journal de mes débuts journalistiques. En 1976, je crois. Ce n’était pas encore un festival de musiques métissées, mais un pionnier des festivals de jazz hors saison après Nancy Jazz Pulsation. J’y ai vu le Brotherhood of Breath de Chris McGregor où, cette année là, Johnny Dyani doublait Harry Miller d’une contrebasse de funambule acrobate, le trio du guitariste Philipp Petit, The Trio (John Surman, Barre Phillips, Stu Martin) augmenté d’Albert Mangelsdorff sous le nom de Mumps, probablement Confluence de Didier Levallet que je voyais souvent à Paris, avec Jean Querlier et Christian Escoudé. À Angoulême, j’avais assisté à une conférence des deux batteurs-percussionnistes du groupe. Il y avait Christian Lété (qui donc avait déjà remplacé Merzak Mouthana) et Armand Lemal qui parlait beaucoup. Ce qu’il raconta sur le principe ternaire et le swint m’a profondément et durablement marqué, parfois jusqu’au dogmatisme dérouté que je fus longtemps par les malentendus qui entourent la dichotomie binaire-ternaire, et ses propos restent à la base de ma façon d’appréhender la musique. Il faudrait ouvrir ici une nouvelle fenêtre, mais j’en ai déjà suffisamment ouvertes. Or voici Angoulême où je suis attendu par Philippe Vincent qui fut de l’équipe fondatrice du festival d’Angoulême, aujourd’hui membre de l’équipe bénévole du Respire Jazz Festival où déjà une délégation de l’orchestre national de jazz s’installe. À tout à l’heure…  Franck Bergerot

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Vacances et divagations dans un train pour le Respire Jazz Festival, à partir de La Modification de Michel Butor, d’autres trains et d’autres destinations.

 

L’été. Quitter Paris.

Je déserte lâchement le bouclage du numéro d’août qui se terminera en douceur dans les premiers jours de juillet pour me rendre à la gare Montparnasse, direction Angoulême et le festival Respire Jazz dans un TGV première classe dont le compartiment m’évoquent ceux de mon enfance. Y découvrant la défection de la batterie de mon ordinateur, je renonce à mes dernières chroniques pour le numéro d’août et me plonge dans La Modification de Michel Butor dont je viens d’apprendre l’implication dans un projet de Stéphane Oliva à paraître à l’automne sur le label de Jean-Jacques Pussiau. Curieusement, j’ai tout oublié de l’intrigue de ce roman et ne me rappelle que de ce compartiment d’où le narrateur raconte à la deuxième personne, en regardant défiler le paysage entre Paris Gare de Lyon et Rome, paysage que j’ai moi-même maintes fois vu défilé entre Paris et Dijon ou jusqu’à Avignon. Les TGV n’existaient pas, les réservations n’étaient pas obligatoires et leur acquisition ne ressemblait pas encore à un marchandage au souk ou à une loterie d’où l’on peut ressortir gagnant, comme moi aujourd’hui, avec aller-retour en première pour le prix d’un aller simple en seconde.

Odeurs de trains

Adolescent, le dernier week end de juin, je filais dès le vendredi soir à la Gare de Lyon pour tenter de monter dans un train en partance pour la Provence. Parfois je rentrais me coucher bredouille pour retenter ma chance le lendemain matin. Souvent, je finissais la nuit assis sur mon sac dans l’entrée du wagon, voire dans le soufflet – mon dos, mes articulations ne me le permettraient plus –, et je me souviens de l’odeur du laiton des poignées et des mains courantes où, plus petit, ma mère m’interdisait d’appuyer mon visage lorsque je me hissais dans le couloir pour apercevoir le paysage. « C’est sale » disait-elle. C’est cette odeur de « sale » je retrouverais plus tard sur certains becs de saxophone qui me firent préférer l’ébonite, absolument par pour des raisons esthétiques, n’ayant jamais atteint au saxophone le niveau où l’on se pose des problèmes d’esthétique. Cette même odeur me rappelait aussi celle de la rambarde en cuivre qui entourait le chœur et où je m’appuyais pour prier (attendant qu’il se passe quelque chose, comme j’ai souvent attendu qu’il se passe quelque chose au concert) dans cette petite église de Baulme-la-Roche où, les soirs de vacances en Bourgogne, j’accompagnais ma tante sonner les cloches et fermer les portes pour la nuit. Dans La Modification, Butor ne signale pas Baulme-la-Roche. Il note pourtant le passage à La Roche-Migennes et aux Laumes, il aperçoit Alise-Sainte-Reine, rappelant que César y vainquit Vercingétorix (ce qui avec nos connaissances actuelles semble faux), mais il en sait pas que mon grand-père y mourut chez les Petites Sœurs de Pauvres en racontant (en hurlant dans le fracas retrouvé des bombes) ses tranchées de Verdun dont il ne nous avait jamais dit un mot, peut-être par décence vis-à-vis de son frère mort dès les premiers jours de la guerre, à la Bataille de la Marne.

Au pays de l’Ane culotte et de Clé des Cœurs

Butor ne sait pas non plus – il n’y a d’ailleurs aucune raison pour qu’il connaisse l’une ou l’autre de ces anecdotes familiales – que, face à Alise, mon père y fit le mur du petit séminaire de Flavigny où il avait découvert Racine et Claudel, pour rejoindre, par un car pris aux Laumes, les Joyeux Balladins, troupe de théâtre « populaire » selon les préceptes de Jacques Copeau. Il ne note pas le passage de l’interminable tunnel de Blaisy avant Dijon, à la sortie duquel je guettais le cirque rocheux de Baulme-la-Roche et qui m’apparaissait entre les buissons image par image comme dans un film défilant sur un vieux projecteur Pathé-Baby détraqué. Dans Aller aux mirabelles, je crois, Jacques Réda quitte Paris, mais en solex, et monte jusqu’au Puits XV (puits d’aération du tunnel) d’où il aperçoit Baulme-la-Roche. Mais Butor décrit admirablement le départ de Paris et comment s’organise le ballet des voies ferrées, des caténaires, de grisaille des villes progressivement dévorée par le vert des campagnes, des paysages qui se déplient et se replient comme des éventails à travers des rideaux de pluie qui strient la vitre. Retrouver un autre texte admirable, de Paul Claudel, dont je jalouse aussi les mots pour dire le temps du train, huit heures à l’époque pour descendre à Avignon, traversant la nuit d’où émergeaient ici et là, suspendu dans l’espace, la lampe d’une cour de ferme trouant le néant et prenant brièvement notre train dans son champ gravitationnel, comme pour nous rappeler l’existence d’une humanité dont les différents accents se succédaient ville après ville dans les hauts parleurs des gares traversées, jusqu’à ce roulement provençal qui nous réveillait à la descente d’Avignon d’où je partais vers le soleil levant en direction tantôt du pays de l’Âne culotte et Monsieur Cyprien tantôt celui d’Ennemonde, Clé des Cœurs “et autres caractères”. C’est dire que la présence plus au Sud des festivals de jazz ne me préoccupait guère, me contentant souvent d’écouter leur retransmission par France Musique sur mon transistor.

Angoulême, souvenirs de festival

Et aujourd’hui encore, les grands festivals ne m’attirent guère – évidemment à tort –, ayant tout mon saoûl de jazz dans les petites salles parisiennes ou les petits festivals hors saison qui fleurissent loin des grandes routes du tourisme. Snobisme bobo ? Pensez-en ce que vous voulez. Aujourd’hui, c’est la direction d’Angoulême que j’ai prise et, plongé dans ma lecture, je n’ai pas vu le paysage. Angoulême, ce fut mon premier festival de jazz, où je fus invité par Antirouille, le journal de mes débuts journalistiques. En 1976, je crois. Ce n’était pas encore un festival de musiques métissées, mais un pionnier des festivals de jazz hors saison après Nancy Jazz Pulsation. J’y ai vu le Brotherhood of Breath de Chris McGregor où, cette année là, Johnny Dyani doublait Harry Miller d’une contrebasse de funambule acrobate, le trio du guitariste Philipp Petit, The Trio (John Surman, Barre Phillips, Stu Martin) augmenté d’Albert Mangelsdorff sous le nom de Mumps, probablement Confluence de Didier Levallet que je voyais souvent à Paris, avec Jean Querlier et Christian Escoudé. À Angoulême, j’avais assisté à une conférence des deux batteurs-percussionnistes du groupe. Il y avait Christian Lété (qui donc avait déjà remplacé Merzak Mouthana) et Armand Lemal qui parlait beaucoup. Ce qu’il raconta sur le principe ternaire et le swint m’a profondément et durablement marqué, parfois jusqu’au dogmatisme dérouté que je fus longtemps par les malentendus qui entourent la dichotomie binaire-ternaire, et ses propos restent à la base de ma façon d’appréhender la musique. Il faudrait ouvrir ici une nouvelle fenêtre, mais j’en ai déjà suffisamment ouvertes. Or voici Angoulême où je suis attendu par Philippe Vincent qui fut de l’équipe fondatrice du festival d’Angoulême, aujourd’hui membre de l’équipe bénévole du Respire Jazz Festival où déjà une délégation de l’orchestre national de jazz s’installe. À tout à l’heure…  Franck Bergerot