Jazz live
Publié le 16 Juil 2015

Umbria Jazz (IV), Pérouse, Ombrie, Italie. 15 juillet.

Pour accéder à l’Arena Santa Giuliana, ce soir de 15 juillet, il faut être doté de pouvoirs quasi-surnaturels tant la foule est dense qui est venue quêter un bout d’image de Lady Gaga à stocker dans son smartphone ou dans sa mémoire. Vu le prix, certains sont massés derrière les grilles du parc. Vu la taille ou la fragilité des arbres — élagués au-delà de deux mètres pour les plus costauds — personne n’a grimpé dans les branches, mais s’ils avaient pu…

Arena Santa Giuliana : « Cheek to Cheek » : Tony Bennett & Lady Gaga ; Teatro Morlacchi : GoGo Penguin.

Et, comme par hasard, quand j’arrive les duettistes achèvent bras dessus bras dessous « Nature Boy » (ça tombe bien : je suis moi-même un garçon plutôt nature, voire agreste, sinon rustique) et je me dis que je n’ai pas raté grand-chose avec mon ¼ d’heure de retard, car cette coda ne semble pas terminer une version historique du chef-d’œuvre d’Eden Ahbez. Puis Tony Bennett et Lady Gaga empoignent ensemble ou à tour de rôle quelques standards (dont le plus convaincant sera ce bon vieux « Let’s Face The Music and Dance » de ce bon vieil Irving Berlin) jusqu’à ce que la dame massacre (je l’écris avec le plus grand sérieux) en solo le sublime « Bewitched, Bothered and Bewildered » de Rodgers & Hart, l’entrecoupant d’un éclat de rire intempestif ou d’une adresse sans intérêt à Bennett puis au public — qui adooooore, tu parles ! — plaquant sur les paroles son accent vulgaire et sa diction outrageusement criarde. Car s’il faut reconnaître à Lady Gaga une certaine capacité à chanter quelques standards de Broadway ou d’ailleurs (son « Bang Bang » n’arrive pas à la cheville des bottes faites pour marcher de Nancy Sinatra), on sent qu’ici son but est de faire le show et de profiter de la bienveillance quasi-nonagénaire de Tony Bennett, lequel — le pauvret — n’aurait guère de chance de se faire engager seul dans un grand festival avec le peu de voix qui lui reste et malgré le respect que tout un chacun ne peut qu’avoir pour sa carrière. « Le vieux crooner et la jeune dame indigne », serait-on tenté de titrer ce concert où, par moments, Bennett — qui, heureusement, assure la majeure partie de la prestation vocale — réussit, par un phrasé intact, à réactiver la flamme de l’émotion. De sa comparse, on se dit par contre qu’elle aurait gagné à prendre, auprès d’un homme qui a chanté avec Count Basie ou Bill Evans, des leçons de maintien vocal, de sens de la mesure, de la nuance… et j’en passe. Quant au groupe qui soutient les deux vedettes : d’honnêtes requins de studio anonymes — menés par l’excellent Mike Renzi (p) qui, après avoir soutenu Peggy Lee, Mel Tormé ou Lena Horne doit avoir parfois envie de manger son tabouret — s’activant dans l’ombre et que, malheureusement, seul Bennett semble vraiment écouter pratiquer l’art de l’accompagnement.

Ah, tiens : le public crie pendant que je tape cet article sur mon laptop. Quelle outrecuidance ! Mais tout s’explique : Lady Gaga vient de revenir sur scène dans une tenue des plus affriolantes : boas rouges, bustier résille ne laissant aucun mystère sur l’anatomie du haut de son corps… Et que je me trémousse de face et de dos et — non ! ? — elle ose s’attaquer à « Lush Life ». Après « Bewitched » c’en est trop. La prochaine hécatombe verra choir « When the World Was Young » ou un autre titre immortel du Great American Songbook ! « Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge », comme dit l’Alceste du « Misanthrope » de Molière. Car toucher à « Lush Life » pour en faire cette bouillie informe, c’est ne pas avoir de cœur, de conscience, d’humanité. On en sait d’autres qui portaient leur auditoire au bord des larmes avec le chef d’œuvre de Billy Strayhorn. Là, on ne voit qu’un corps attifé de fanfreluches rougeâtres qui, sans la moindre pudeur, piétine allègrement un des plus beaux standards qui soient. Puis, soudain, après deux nouveaux changements de tenue (dont une à la Marilyn en rose pour une « Vie en rose » en français et sans grand intérêt), surgit un « Ev’rytime We Say Goodbye » (Cole Porter) sensible et touchant. Quoi : cet animal scénique frénétique et polymorphe a donc une âme ? Mais ma fuite est d’ores et déjà entamée et — de peur que, sous les vivats gagateux de la foule, l’on ne retombe à nouveau dans la fange — je préfère m’éclipser.

Ayant renoncé, pour cause de chaleur, à monter au Teatro Morlacchi dans l’après-midi pour l’hommage de Danilo Rea à son défunt aîné Renato Sellani (tous deux pianistes majeurs de la Botte, à deux générations d’écart), ce n’est que vers minuit que je prends le chemin à moi conseillé pour éviter la foule, d’une densité insupportable à cette heure, qui envahit le Corso Vannucci (l’artère principale de la ville historique), et arrive sans avoir eu à jouer des coudes à la porte du Théâtre. On m’y avait chaudement recommandé GoGo Penguin, un jeune groupe britannique dont j’ignorais tout (et une des rares formations européennes du programme de cette édition d’Umbria Jazz — avant, c’était pire !). Que dire de Gogo Penguin ? Malheureusement pas grand-chose sinon qu’ils font partie de la cohorte des jeunes trios européens qui essaient de chausser les bottes de sept lieues qui, naguère, ont mené Esbjörn Svensson et son trio au succès mondial que l’on connaît. Accords répétitifs joués piano puis assénés crescendo pour faire monter la sauce, ensuite on fait redescendre la vague tandis que la basse monte le ton pour un solo grondant de vide, puis l’on fait remonter tout cela sous les coups de boutoir de la batterie, etc. Et, au Théâtre Morlacchi, ça marche du tonnerre dès le premier morceau, vu que le public est nettement plus bobo que les soirs précédents. Jolis arpèges romantiques, pour ce qui suit, doublés à l’octave d’un mignon contrechant, et le gimmick qui sert d’arrangement se répète tandis que la basse et la batterie bastonnent binaire. Du gros son ? Ca, c’est sûr ! Mais tout cela est tellement conçu, fabriqué, contrôlé d’un bout à l’autre dans le but de produire un effet, lui-même aussi contrôlable que possible. Et pas une once d’improvisation proprement dite ! De nuances, mieux vaut éviter d’en parler. Le contrepoint a connu ses plus belles heures voici quelques siècles ici même, dans la Botte. Il a donné de fort belles choses sur la West Coast dans les années 50 du XX° siècle. Aujourd’hui, loin des merveilles que peuvent encore en tirer Keith Jarrett ou Brad Mehldau, il atteint des abysses de vacuité sous les doigts de jeunes musiciens qui ne semblent préoccupés que par le fait de générer une musique facile, boostée à l’électricité, que plébiscite en priorité un public de pingouins… ou de gogos. Rentrons à l’hôtel écouter Purcell, Haendel ou Scarlatti ! Thierry Quénum

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Pour accéder à l’Arena Santa Giuliana, ce soir de 15 juillet, il faut être doté de pouvoirs quasi-surnaturels tant la foule est dense qui est venue quêter un bout d’image de Lady Gaga à stocker dans son smartphone ou dans sa mémoire. Vu le prix, certains sont massés derrière les grilles du parc. Vu la taille ou la fragilité des arbres — élagués au-delà de deux mètres pour les plus costauds — personne n’a grimpé dans les branches, mais s’ils avaient pu…

Arena Santa Giuliana : « Cheek to Cheek » : Tony Bennett & Lady Gaga ; Teatro Morlacchi : GoGo Penguin.

Et, comme par hasard, quand j’arrive les duettistes achèvent bras dessus bras dessous « Nature Boy » (ça tombe bien : je suis moi-même un garçon plutôt nature, voire agreste, sinon rustique) et je me dis que je n’ai pas raté grand-chose avec mon ¼ d’heure de retard, car cette coda ne semble pas terminer une version historique du chef-d’œuvre d’Eden Ahbez. Puis Tony Bennett et Lady Gaga empoignent ensemble ou à tour de rôle quelques standards (dont le plus convaincant sera ce bon vieux « Let’s Face The Music and Dance » de ce bon vieil Irving Berlin) jusqu’à ce que la dame massacre (je l’écris avec le plus grand sérieux) en solo le sublime « Bewitched, Bothered and Bewildered » de Rodgers & Hart, l’entrecoupant d’un éclat de rire intempestif ou d’une adresse sans intérêt à Bennett puis au public — qui adooooore, tu parles ! — plaquant sur les paroles son accent vulgaire et sa diction outrageusement criarde. Car s’il faut reconnaître à Lady Gaga une certaine capacité à chanter quelques standards de Broadway ou d’ailleurs (son « Bang Bang » n’arrive pas à la cheville des bottes faites pour marcher de Nancy Sinatra), on sent qu’ici son but est de faire le show et de profiter de la bienveillance quasi-nonagénaire de Tony Bennett, lequel — le pauvret — n’aurait guère de chance de se faire engager seul dans un grand festival avec le peu de voix qui lui reste et malgré le respect que tout un chacun ne peut qu’avoir pour sa carrière. « Le vieux crooner et la jeune dame indigne », serait-on tenté de titrer ce concert où, par moments, Bennett — qui, heureusement, assure la majeure partie de la prestation vocale — réussit, par un phrasé intact, à réactiver la flamme de l’émotion. De sa comparse, on se dit par contre qu’elle aurait gagné à prendre, auprès d’un homme qui a chanté avec Count Basie ou Bill Evans, des leçons de maintien vocal, de sens de la mesure, de la nuance… et j’en passe. Quant au groupe qui soutient les deux vedettes : d’honnêtes requins de studio anonymes — menés par l’excellent Mike Renzi (p) qui, après avoir soutenu Peggy Lee, Mel Tormé ou Lena Horne doit avoir parfois envie de manger son tabouret — s’activant dans l’ombre et que, malheureusement, seul Bennett semble vraiment écouter pratiquer l’art de l’accompagnement.

Ah, tiens : le public crie pendant que je tape cet article sur mon laptop. Quelle outrecuidance ! Mais tout s’explique : Lady Gaga vient de revenir sur scène dans une tenue des plus affriolantes : boas rouges, bustier résille ne laissant aucun mystère sur l’anatomie du haut de son corps… Et que je me trémousse de face et de dos et — non ! ? — elle ose s’attaquer à « Lush Life ». Après « Bewitched » c’en est trop. La prochaine hécatombe verra choir « When the World Was Young » ou un autre titre immortel du Great American Songbook ! « Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge », comme dit l’Alceste du « Misanthrope » de Molière. Car toucher à « Lush Life » pour en faire cette bouillie informe, c’est ne pas avoir de cœur, de conscience, d’humanité. On en sait d’autres qui portaient leur auditoire au bord des larmes avec le chef d’œuvre de Billy Strayhorn. Là, on ne voit qu’un corps attifé de fanfreluches rougeâtres qui, sans la moindre pudeur, piétine allègrement un des plus beaux standards qui soient. Puis, soudain, après deux nouveaux changements de tenue (dont une à la Marilyn en rose pour une « Vie en rose » en français et sans grand intérêt), surgit un « Ev’rytime We Say Goodbye » (Cole Porter) sensible et touchant. Quoi : cet animal scénique frénétique et polymorphe a donc une âme ? Mais ma fuite est d’ores et déjà entamée et — de peur que, sous les vivats gagateux de la foule, l’on ne retombe à nouveau dans la fange — je préfère m’éclipser.

Ayant renoncé, pour cause de chaleur, à monter au Teatro Morlacchi dans l’après-midi pour l’hommage de Danilo Rea à son défunt aîné Renato Sellani (tous deux pianistes majeurs de la Botte, à deux générations d’écart), ce n’est que vers minuit que je prends le chemin à moi conseillé pour éviter la foule, d’une densité insupportable à cette heure, qui envahit le Corso Vannucci (l’artère principale de la ville historique), et arrive sans avoir eu à jouer des coudes à la porte du Théâtre. On m’y avait chaudement recommandé GoGo Penguin, un jeune groupe britannique dont j’ignorais tout (et une des rares formations européennes du programme de cette édition d’Umbria Jazz — avant, c’était pire !). Que dire de Gogo Penguin ? Malheureusement pas grand-chose sinon qu’ils font partie de la cohorte des jeunes trios européens qui essaient de chausser les bottes de sept lieues qui, naguère, ont mené Esbjörn Svensson et son trio au succès mondial que l’on connaît. Accords répétitifs joués piano puis assénés crescendo pour faire monter la sauce, ensuite on fait redescendre la vague tandis que la basse monte le ton pour un solo grondant de vide, puis l’on fait remonter tout cela sous les coups de boutoir de la batterie, etc. Et, au Théâtre Morlacchi, ça marche du tonnerre dès le premier morceau, vu que le public est nettement plus bobo que les soirs précédents. Jolis arpèges romantiques, pour ce qui suit, doublés à l’octave d’un mignon contrechant, et le gimmick qui sert d’arrangement se répète tandis que la basse et la batterie bastonnent binaire. Du gros son ? Ca, c’est sûr ! Mais tout cela est tellement conçu, fabriqué, contrôlé d’un bout à l’autre dans le but de produire un effet, lui-même aussi contrôlable que possible. Et pas une once d’improvisation proprement dite ! De nuances, mieux vaut éviter d’en parler. Le contrepoint a connu ses plus belles heures voici quelques siècles ici même, dans la Botte. Il a donné de fort belles choses sur la West Coast dans les années 50 du XX° siècle. Aujourd’hui, loin des merveilles que peuvent encore en tirer Keith Jarrett ou Brad Mehldau, il atteint des abysses de vacuité sous les doigts de jeunes musiciens qui ne semblent préoccupés que par le fait de générer une musique facile, boostée à l’électricité, que plébiscite en priorité un public de pingouins… ou de gogos. Rentrons à l’hôtel écouter Purcell, Haendel ou Scarlatti ! Thierry Quénum

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Pour accéder à l’Arena Santa Giuliana, ce soir de 15 juillet, il faut être doté de pouvoirs quasi-surnaturels tant la foule est dense qui est venue quêter un bout d’image de Lady Gaga à stocker dans son smartphone ou dans sa mémoire. Vu le prix, certains sont massés derrière les grilles du parc. Vu la taille ou la fragilité des arbres — élagués au-delà de deux mètres pour les plus costauds — personne n’a grimpé dans les branches, mais s’ils avaient pu…

Arena Santa Giuliana : « Cheek to Cheek » : Tony Bennett & Lady Gaga ; Teatro Morlacchi : GoGo Penguin.

Et, comme par hasard, quand j’arrive les duettistes achèvent bras dessus bras dessous « Nature Boy » (ça tombe bien : je suis moi-même un garçon plutôt nature, voire agreste, sinon rustique) et je me dis que je n’ai pas raté grand-chose avec mon ¼ d’heure de retard, car cette coda ne semble pas terminer une version historique du chef-d’œuvre d’Eden Ahbez. Puis Tony Bennett et Lady Gaga empoignent ensemble ou à tour de rôle quelques standards (dont le plus convaincant sera ce bon vieux « Let’s Face The Music and Dance » de ce bon vieil Irving Berlin) jusqu’à ce que la dame massacre (je l’écris avec le plus grand sérieux) en solo le sublime « Bewitched, Bothered and Bewildered » de Rodgers & Hart, l’entrecoupant d’un éclat de rire intempestif ou d’une adresse sans intérêt à Bennett puis au public — qui adooooore, tu parles ! — plaquant sur les paroles son accent vulgaire et sa diction outrageusement criarde. Car s’il faut reconnaître à Lady Gaga une certaine capacité à chanter quelques standards de Broadway ou d’ailleurs (son « Bang Bang » n’arrive pas à la cheville des bottes faites pour marcher de Nancy Sinatra), on sent qu’ici son but est de faire le show et de profiter de la bienveillance quasi-nonagénaire de Tony Bennett, lequel — le pauvret — n’aurait guère de chance de se faire engager seul dans un grand festival avec le peu de voix qui lui reste et malgré le respect que tout un chacun ne peut qu’avoir pour sa carrière. « Le vieux crooner et la jeune dame indigne », serait-on tenté de titrer ce concert où, par moments, Bennett — qui, heureusement, assure la majeure partie de la prestation vocale — réussit, par un phrasé intact, à réactiver la flamme de l’émotion. De sa comparse, on se dit par contre qu’elle aurait gagné à prendre, auprès d’un homme qui a chanté avec Count Basie ou Bill Evans, des leçons de maintien vocal, de sens de la mesure, de la nuance… et j’en passe. Quant au groupe qui soutient les deux vedettes : d’honnêtes requins de studio anonymes — menés par l’excellent Mike Renzi (p) qui, après avoir soutenu Peggy Lee, Mel Tormé ou Lena Horne doit avoir parfois envie de manger son tabouret — s’activant dans l’ombre et que, malheureusement, seul Bennett semble vraiment écouter pratiquer l’art de l’accompagnement.

Ah, tiens : le public crie pendant que je tape cet article sur mon laptop. Quelle outrecuidance ! Mais tout s’explique : Lady Gaga vient de revenir sur scène dans une tenue des plus affriolantes : boas rouges, bustier résille ne laissant aucun mystère sur l’anatomie du haut de son corps… Et que je me trémousse de face et de dos et — non ! ? — elle ose s’attaquer à « Lush Life ». Après « Bewitched » c’en est trop. La prochaine hécatombe verra choir « When the World Was Young » ou un autre titre immortel du Great American Songbook ! « Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge », comme dit l’Alceste du « Misanthrope » de Molière. Car toucher à « Lush Life » pour en faire cette bouillie informe, c’est ne pas avoir de cœur, de conscience, d’humanité. On en sait d’autres qui portaient leur auditoire au bord des larmes avec le chef d’œuvre de Billy Strayhorn. Là, on ne voit qu’un corps attifé de fanfreluches rougeâtres qui, sans la moindre pudeur, piétine allègrement un des plus beaux standards qui soient. Puis, soudain, après deux nouveaux changements de tenue (dont une à la Marilyn en rose pour une « Vie en rose » en français et sans grand intérêt), surgit un « Ev’rytime We Say Goodbye » (Cole Porter) sensible et touchant. Quoi : cet animal scénique frénétique et polymorphe a donc une âme ? Mais ma fuite est d’ores et déjà entamée et — de peur que, sous les vivats gagateux de la foule, l’on ne retombe à nouveau dans la fange — je préfère m’éclipser.

Ayant renoncé, pour cause de chaleur, à monter au Teatro Morlacchi dans l’après-midi pour l’hommage de Danilo Rea à son défunt aîné Renato Sellani (tous deux pianistes majeurs de la Botte, à deux générations d’écart), ce n’est que vers minuit que je prends le chemin à moi conseillé pour éviter la foule, d’une densité insupportable à cette heure, qui envahit le Corso Vannucci (l’artère principale de la ville historique), et arrive sans avoir eu à jouer des coudes à la porte du Théâtre. On m’y avait chaudement recommandé GoGo Penguin, un jeune groupe britannique dont j’ignorais tout (et une des rares formations européennes du programme de cette édition d’Umbria Jazz — avant, c’était pire !). Que dire de Gogo Penguin ? Malheureusement pas grand-chose sinon qu’ils font partie de la cohorte des jeunes trios européens qui essaient de chausser les bottes de sept lieues qui, naguère, ont mené Esbjörn Svensson et son trio au succès mondial que l’on connaît. Accords répétitifs joués piano puis assénés crescendo pour faire monter la sauce, ensuite on fait redescendre la vague tandis que la basse monte le ton pour un solo grondant de vide, puis l’on fait remonter tout cela sous les coups de boutoir de la batterie, etc. Et, au Théâtre Morlacchi, ça marche du tonnerre dès le premier morceau, vu que le public est nettement plus bobo que les soirs précédents. Jolis arpèges romantiques, pour ce qui suit, doublés à l’octave d’un mignon contrechant, et le gimmick qui sert d’arrangement se répète tandis que la basse et la batterie bastonnent binaire. Du gros son ? Ca, c’est sûr ! Mais tout cela est tellement conçu, fabriqué, contrôlé d’un bout à l’autre dans le but de produire un effet, lui-même aussi contrôlable que possible. Et pas une once d’improvisation proprement dite ! De nuances, mieux vaut éviter d’en parler. Le contrepoint a connu ses plus belles heures voici quelques siècles ici même, dans la Botte. Il a donné de fort belles choses sur la West Coast dans les années 50 du XX° siècle. Aujourd’hui, loin des merveilles que peuvent encore en tirer Keith Jarrett ou Brad Mehldau, il atteint des abysses de vacuité sous les doigts de jeunes musiciens qui ne semblent préoccupés que par le fait de générer une musique facile, boostée à l’électricité, que plébiscite en priorité un public de pingouins… ou de gogos. Rentrons à l’hôtel écouter Purcell, Haendel ou Scarlatti ! Thierry Quénum

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Pour accéder à l’Arena Santa Giuliana, ce soir de 15 juillet, il faut être doté de pouvoirs quasi-surnaturels tant la foule est dense qui est venue quêter un bout d’image de Lady Gaga à stocker dans son smartphone ou dans sa mémoire. Vu le prix, certains sont massés derrière les grilles du parc. Vu la taille ou la fragilité des arbres — élagués au-delà de deux mètres pour les plus costauds — personne n’a grimpé dans les branches, mais s’ils avaient pu…

Arena Santa Giuliana : « Cheek to Cheek » : Tony Bennett & Lady Gaga ; Teatro Morlacchi : GoGo Penguin.

Et, comme par hasard, quand j’arrive les duettistes achèvent bras dessus bras dessous « Nature Boy » (ça tombe bien : je suis moi-même un garçon plutôt nature, voire agreste, sinon rustique) et je me dis que je n’ai pas raté grand-chose avec mon ¼ d’heure de retard, car cette coda ne semble pas terminer une version historique du chef-d’œuvre d’Eden Ahbez. Puis Tony Bennett et Lady Gaga empoignent ensemble ou à tour de rôle quelques standards (dont le plus convaincant sera ce bon vieux « Let’s Face The Music and Dance » de ce bon vieil Irving Berlin) jusqu’à ce que la dame massacre (je l’écris avec le plus grand sérieux) en solo le sublime « Bewitched, Bothered and Bewildered » de Rodgers & Hart, l’entrecoupant d’un éclat de rire intempestif ou d’une adresse sans intérêt à Bennett puis au public — qui adooooore, tu parles ! — plaquant sur les paroles son accent vulgaire et sa diction outrageusement criarde. Car s’il faut reconnaître à Lady Gaga une certaine capacité à chanter quelques standards de Broadway ou d’ailleurs (son « Bang Bang » n’arrive pas à la cheville des bottes faites pour marcher de Nancy Sinatra), on sent qu’ici son but est de faire le show et de profiter de la bienveillance quasi-nonagénaire de Tony Bennett, lequel — le pauvret — n’aurait guère de chance de se faire engager seul dans un grand festival avec le peu de voix qui lui reste et malgré le respect que tout un chacun ne peut qu’avoir pour sa carrière. « Le vieux crooner et la jeune dame indigne », serait-on tenté de titrer ce concert où, par moments, Bennett — qui, heureusement, assure la majeure partie de la prestation vocale — réussit, par un phrasé intact, à réactiver la flamme de l’émotion. De sa comparse, on se dit par contre qu’elle aurait gagné à prendre, auprès d’un homme qui a chanté avec Count Basie ou Bill Evans, des leçons de maintien vocal, de sens de la mesure, de la nuance… et j’en passe. Quant au groupe qui soutient les deux vedettes : d’honnêtes requins de studio anonymes — menés par l’excellent Mike Renzi (p) qui, après avoir soutenu Peggy Lee, Mel Tormé ou Lena Horne doit avoir parfois envie de manger son tabouret — s’activant dans l’ombre et que, malheureusement, seul Bennett semble vraiment écouter pratiquer l’art de l’accompagnement.

Ah, tiens : le public crie pendant que je tape cet article sur mon laptop. Quelle outrecuidance ! Mais tout s’explique : Lady Gaga vient de revenir sur scène dans une tenue des plus affriolantes : boas rouges, bustier résille ne laissant aucun mystère sur l’anatomie du haut de son corps… Et que je me trémousse de face et de dos et — non ! ? — elle ose s’attaquer à « Lush Life ». Après « Bewitched » c’en est trop. La prochaine hécatombe verra choir « When the World Was Young » ou un autre titre immortel du Great American Songbook ! « Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge », comme dit l’Alceste du « Misanthrope » de Molière. Car toucher à « Lush Life » pour en faire cette bouillie informe, c’est ne pas avoir de cœur, de conscience, d’humanité. On en sait d’autres qui portaient leur auditoire au bord des larmes avec le chef d’œuvre de Billy Strayhorn. Là, on ne voit qu’un corps attifé de fanfreluches rougeâtres qui, sans la moindre pudeur, piétine allègrement un des plus beaux standards qui soient. Puis, soudain, après deux nouveaux changements de tenue (dont une à la Marilyn en rose pour une « Vie en rose » en français et sans grand intérêt), surgit un « Ev’rytime We Say Goodbye » (Cole Porter) sensible et touchant. Quoi : cet animal scénique frénétique et polymorphe a donc une âme ? Mais ma fuite est d’ores et déjà entamée et — de peur que, sous les vivats gagateux de la foule, l’on ne retombe à nouveau dans la fange — je préfère m’éclipser.

Ayant renoncé, pour cause de chaleur, à monter au Teatro Morlacchi dans l’après-midi pour l’hommage de Danilo Rea à son défunt aîné Renato Sellani (tous deux pianistes majeurs de la Botte, à deux générations d’écart), ce n’est que vers minuit que je prends le chemin à moi conseillé pour éviter la foule, d’une densité insupportable à cette heure, qui envahit le Corso Vannucci (l’artère principale de la ville historique), et arrive sans avoir eu à jouer des coudes à la porte du Théâtre. On m’y avait chaudement recommandé GoGo Penguin, un jeune groupe britannique dont j’ignorais tout (et une des rares formations européennes du programme de cette édition d’Umbria Jazz — avant, c’était pire !). Que dire de Gogo Penguin ? Malheureusement pas grand-chose sinon qu’ils font partie de la cohorte des jeunes trios européens qui essaient de chausser les bottes de sept lieues qui, naguère, ont mené Esbjörn Svensson et son trio au succès mondial que l’on connaît. Accords répétitifs joués piano puis assénés crescendo pour faire monter la sauce, ensuite on fait redescendre la vague tandis que la basse monte le ton pour un solo grondant de vide, puis l’on fait remonter tout cela sous les coups de boutoir de la batterie, etc. Et, au Théâtre Morlacchi, ça marche du tonnerre dès le premier morceau, vu que le public est nettement plus bobo que les soirs précédents. Jolis arpèges romantiques, pour ce qui suit, doublés à l’octave d’un mignon contrechant, et le gimmick qui sert d’arrangement se répète tandis que la basse et la batterie bastonnent binaire. Du gros son ? Ca, c’est sûr ! Mais tout cela est tellement conçu, fabriqué, contrôlé d’un bout à l’autre dans le but de produire un effet, lui-même aussi contrôlable que possible. Et pas une once d’improvisation proprement dite ! De nuances, mieux vaut éviter d’en parler. Le contrepoint a connu ses plus belles heures voici quelques siècles ici même, dans la Botte. Il a donné de fort belles choses sur la West Coast dans les années 50 du XX° siècle. Aujourd’hui, loin des merveilles que peuvent encore en tirer Keith Jarrett ou Brad Mehldau, il atteint des abysses de vacuité sous les doigts de jeunes musiciens qui ne semblent préoccupés que par le fait de générer une musique facile, boostée à l’électricité, que plébiscite en priorité un public de pingouins… ou de gogos. Rentrons à l’hôtel écouter Purcell, Haendel ou Scarlatti ! Thierry Quénum