Un soir, deux concerts - Jazz Magazine
Jazz live
Publié le 7 Nov 2025

Un soir, deux concerts

Hier, 6 novembre, en pressant le pas, on pouvait découvir sur scène les concerts de sortie d’album du duo Delphine Deau/Julien Soro au Sunside et du quartette franco-américain de Théo Girard Mobke au Studio de l’Ermitage.

“The Other Side of Water”

Hier, au Sunside, Delphine Deau et Julien Soro présentait en début de soirée “The Other Side of Water”, tout à la fois titre d’album et nom de leur duo qui se nommait déjà ainsi il y a deux ans, lors de leur concert de création au Triton. Une complicité d’ailleurs beaucoup plus ancienne, puisqu’avant d’être la partenaire du saxophoniste, la pianiste a été d’abord son étudiante au sortir de son adolescence.

Une histoire donc et qui ne cesse de se déployer, de ce premier concert au disque, et du disque à ce concert célébrant sa parution. Car désormais fixé sur disque que j’ai tourné et retourné en tous sens avant d’en rédiger, il y a quelques semaines, l’argumentaire qu’ils m’avaient commandé pour la presse, je constate que ce programme peut vivre sa vie, se livrer à l’impromptu du concert et faire craquer ses coutures, au-delà des “patrons” de la production, des intentions artistiques, des références à Olivier Messiaen qui traversent le disque et que le concert fait flotter dans l’espace et danser… tant il est vrai qu’ils nous annoncent en avoir fait un petit big band attendu à Paris au Pavillon de la Sirène le 13 février et à Radio France le 28 mars, à Tours au Petit Faucheux le 7 mai, Le Blanc-Mesnil le 6 juin. Pour un Grand Format à l’échelle de notre époque… c’est la tournée des Rolling Stones !

“La Rivière coulera sans effort”

Ligne 11, métro Jourdain, descendre la rue des Pyrénées en piochant dans une barquette de frites, rejoindre la rue de l’Ermitage par de ces mystérieux passages dont l’Est parisien a le secret, j’arrive trop tard au studio de l’Ermitage pour entendre la première partie confiée au saxophoniste Adrien Amey, programme solo associant littérature et musique, dont on nous promettait « de micro-fables où souffle, geste et silence tissent des liens singuliers entre musique et narration. » Dommage ! J’arrive cependant à temps pour découvrir Théo Girard et son quartette Mboke.

Découvrir ? Je me souviens d’un contrebassiste dont “tout le monde” parlait à l’époque et qui m’avait abordé avec une certaine animosité pour me dire : « Toi, tu ne viens jamais m’écoute. » J’étais resté sans voix, mi-coupable mi-ironique, et je n’aurais rien d’autre trouvé à dire que « Ben, oui ! » Il ne s’agissait pas de Théo Girard mais, jusqu’à hier, ce dernier aurait pu m’interpeler de la même façon. Et puis, il y a quelques jours, j’ai tiré son nouveau disque de la pile de ceux qui s’effondrent sur mon bureau – “La Rivière coulera sans effort” – et avant d’avoir été au bout de ses 46’, j’ai noté ce concert dans mon agenda, la deuxième de quatre dates de la tournée de son quartette franco-américain Mobke (ce soir à Charleville, demain à Chalon-sur Saône). Une tournée de quatre dates ! Encore un groupe de jazz qui se prend pour les Rolling Stones. Il va falloir brider tout ça !

Une musique de parcours fléché, borné de loin en loin, habité par une intuition qui évite l’égarement, où l’improvisation collective voisine avec l’improvisation accompagnée. Pendant les première minutes rubato, la batteuse Lesley Mok me fait penser qu’elle phrase plus qu’elle ne frappe, mais même lorsqu’elle contribue à la scansion d’un tempo, en tout respect de l’équilibre acoustique du groupe, elle l’habite avec une inventivité d’une folle et précise élégance, en parfaite intelligence avec les grooves très malléables de Théo Girard. À une exception lorsque leur viendront une walking bass et une cymbale “tchi-gui-ding” indifférente l’une à l’autre, au risque de s’en tenir au lieu commun du swing à l’ancienne comme si ce langage leur était étranger.

Dans cette situation de vagabondage collectif, Sophia Domancich est dans son élément, gourmande d’incertitudes à résoudre abordées avec une autorité dynamique, qu’elle circule dans l’improvisation collective ou que l’orchestre lui lâche la bride pour ce qu’au temps du bebop on appelait un “stop chorus”. Nick Lyons à l’alto me semble se situer quelque part entre Lee Konitz et Jimmy Lyons . Est-ce mon oreille qui me dicte cette comparaison hasardeuse ou le patronyme de l’intéressé et sa proximité avec la tristanienne Connie Crothers ? Ou est-ce cet équilibre entre lâcher prise et flux contrôlé ?

Théo Girard invitera Adrien Amey à rejoindre le quartette sur scène pour un bis qui s’ouvrira sur un libre duo d’alto tout en dialogue et écoute mutuelle et se conclura par le groove paisible qui ouvre l’album “La Rivière coulera sans effort”, sorte de transe paisible s’étirant comme si l’on voulait nous voir terminer la nuit à l’Ermitage.

Il m’arrive souvent, avec ce genre de musique d’être plus séduit par le concert que par le disque. Ici cependant, réécoutant le disque en rédigeant ces lignes, j’y prend un plaisir plus dense, plus ramassé, que les absents d’hier pourront éprouver sur le disque, en digital ou sur vinyle (180gr, disque couleur pochette carton retourné et vernis sélectif !!!), et qui me fait dire que cet orchestre mériterait une vraie longue tournée, pas dans des stades ni dans des campings, mais ces petits lieux de proximité qui conviennent à l’écoute du jazz. Franck Bergerot