Jazz live
Publié le 14 Fév 2016

Une semaine tangentielle à vue de nez

Un article d’une édition récente du supplément “Science et Médecine” du Monde titré Le Heavy Metal sent le poisson attire l’attention sur les correspondances entre musique et odorat étudiées par une équipe de des chercheurs américains.

À la lecture du rapport The Smell of Jazz: Crossmodal Correspondences Between Music, Odor, and Emotion, on apprend que ces quatre universitaires issus de départements de science cognitive, de linguistique et de psychologique ont soumis quinze échantillons musicaux – déjà utilisés pour une étude antérieure menée en 2013 sur les associations couleur et musique – à une population de 40 étudiants de l’Occidental College de Los Angeles. D’où il résultait que la menthe domine à l’écoute de la musique de Bach (juste devant la rose et l’ananas), que le sitar hindustani sent la girofle (plus des arômes de rose, de cuir et de… gommier rouge ? pistachier thérébinthe ? white spirit ? Comment faut-il traduire turpentine ?), que le classic rock mêle le cuir, le réglisse et la cannelle. Que le bluegrass est imprégné de turpentine, de citron et d’orange (des étudiants français auraient peut-être remplacé le banjo 5 cordes et la mandoline à fond plat par l’accordéon musette et la guitare manouche)… Encore quelques dominantes (par ordre d’importance des arômes). Blues : cuir, café et turpentine. Eighties pop : orange, ananas et pomme. Dixieland : orange, banane et café. Jazz : café, citron, orange et menthe (justement, j’allais le dire… et j’m’y connais). Folk balkanique : orange, banane et rose. Heavy metal : poisson, cannelle, turpentine et ail. Gamelan : girofle, turpentine et rose. Funk : orange, banane et pomme. Piano : rose, banane et menthe… Soit un inventaire à la Prévert où voisinent des catégories aussi vagues et disparates que Bach, dixieland, jazz et piano. Les voies de l’Université sont impénétrables.

Lindy Hop, citron brûlé et transpiration

Une semaine d’écoute plutôt tangentielle et les doutes que m’inspire mon métier de jazz critic après 40 ans d’exercice m’ont incité à mener l’expérience sur ma propre personne, en commençant pas trois heures de cours l’après-midi du mardi 9 février devant la classe de jazz du CNSM, sur les années 1930 et la big band era. Cours que j’ai donné dans un état d’exaltation et d’urgence consécutif à une constante odeur de tarte au citron sur le point de brûler suscitée par les tempos frénétiques pratiqués par Fletcher Henderson, Louis Armstrong, Duke Ellington, Jimmie Lunceford, le Casa Loma Orchestra et Bennie Moten au début des années 30. À quoi se mêlaient les odeurs de transpiration des danseurs de lindy hop, de whisky de contrebande et peut-être bien de marijuana.

Feuille mortes, jungle et vieilles bâches

Profitant de ma présence à proximité de la Cité de la musique, je me suis rendu ensuite à un concert de l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Ilan Volkov. De l’ouverture du programme, Fringes de Felipe Lara, en création mondiale, je ne dirai rien : j’ai dormi. Pour une fois je n’étais pas invité, je pouvais bien m’accorder un petit somme. Deuxième pièce de la première partie : ah ! Souvenirs, souvenirs. Les feuilles mortes, les bords de Seine, que j’arpentais au début des années 1970 entre la Maison de la Radio et le TNP lors des journées d’automne de musique contemporaine. Ces glouglous de petit torrent que diffuse la sono me rappellent les enceintes sphériques diffusant les sonorités du GRM au studio 104. Et aussi des odeurs de bambou, de jungle asiatique : François-Bernard Mâche qui aimait associer chants d’oiseaux, langues rares et sonorités boisées (et de distribuer à l’orchestre des planches de bois à claquer l’une contre l’autre). On rejoue ce soir Kassandra de 1977. Ça sent aussi un peu l’atelier de menuisier, la colle d’assemblage… et encore la vieille bâche que l’on vient de soulever pour ressortir des travaux anciens et oubliés. Je me sens donc en terrain connu, mais lorsque les musiciens de l’Intercontemporain s’époumonent dans je ne sais quelles anches doubles pour des scènes de basse-cour et d’embouteillage à 18H au pont de l’Alma, j’ai envie d’appeler l’Arkestra de Sun Ra et le Celestrial Communication d’Alan Silva à la rescousse, histoire de rire un peu.

Humus, cendre et verveine citronelle

Deuxième partie : Words and Music de Samuel Beckett, pièce radiophonique en anglais commandée par la BBC en 1961. Trois personnages : Words / Joe (admirable Johan Leysen), Croak (son maître, Han Römer, guère moins admirable mais dans un personnage plus en retrait, s’exprimant souvent par simples grognements et éructations), Music / Bob (l’orchestre sur une nouvelle partition en création mondiale d’Ivan Fedele). La partition ne faisait l’objet d’aucune indication dans le texte original, hors des didascalies concernant les moments d’interventions et les silences de l’orchestre. Le frère de Samuel Beckett, John S. Beckett composa pour la création de l’œuvre et l’on en trouve quelques bribes sur YouTube où l’on peut entendre également l’intégralité de la version réalisée en 1987 sur une musique de Morton Feldman, suite à une rencontre du compositeur et de l’écrivain dix ans plus tôt.

Voilà déjà beaucoup d’éléments, plus beaucoup d’interrogations, faute notamment d’avoir pris la peine de sortir de mes étagères la traduction française Paroles et musique que Beckett réalisa pour les Editions de Minuit (Comédies et actes divers). Opéra ou théâtre musical, comment s’abandonner aux arômes d’une œuvre si, n’ayant pas pris la peine de lire le livret, on se retrouve à découvrir l’intrigue accroché aux sous-titres ? Et à cette question qui me revient à l’écoute de la version de Morton Feldman : est-ce que Ivan Fedele n’en fait pas un peu trop ? Une question qui s’estompera (pas tout à fait) au fil de l’œuvre, au fur et à mesure qu’à ma crispation initiale face à un œuvre de Beckett à laquelle j’avais jusque-là prêté peu d’attention, succède une impression d’être chez moi. Car cette odeur d’humus et de cendre, je la connais pour l’avoir abondamment fréquentée dans les années 1970 à la lecture de Molloy, Malone meurt et L’Innommable. Cette odeur de décomposition à laquelle l’orchestre oppose – ne me demandez pas de qualifier ce qu’il joue… le jazz critic n’a pas cette compétence – peut-être cet au-delà de l’être que les mots ne savent pas dire et emprisonnent, ou peut-être cet “avant” évoqué par Moran au début de la seconde partie de Molloy : « C’était un dimanche d’été. J’étais assis dans mon jardin, dans un fauteuil en rotin, un livre noir fermé sur mes genoux. […] J’entendais sur le gravier les pas précipités de mon fils, ravi dans je ne sais quelle fantaisie de fuites et de poursuites. […] Je respirais avec plaisir les exhalaisons de ma verveine citronnelle. » Ou par Krapp sur La Dernière Bande : le haut du lac, la barque à la dérive, un brin de brise, l’eau clapoteuse, les groseilles à maquereau, les roseaux (« comme ils se pliaient, avec un soupir, devant la proue ! Je me suis coulé sur elle, mon visage dans ses seins et ma main sur elle. »)  C’est en me remémorant ces moments de grâce dans l’œuvre de Beckett que la musique de Fedele a pris sens. Vers la fin de l’œuvre, probablement son climax, Joe essaie de chanter ses “paroles” avec la musique, en vain : « Puis un peu dedans / A travers l’ordure / Vers le noir où / Fini de mendier /Fini de donner / Plus de mots plus de sens / Fini d’avoir besoin / A travers l’immondice / Un peu plus bas / Jusqu’au noir d’où / La source s’entrevoit. » Puis implorant vers l’orchestre : « Musique. Musique ! Encore. Encore ! »

Cognac et cuir de bourrelier

Du jeudi 10, j’ai déjà rendu compte de mon début de soirée dans la nouvelle salle du Triton, avec le quartette de Vincent Lê Quang. Pas d’odeurs, mais beaucoup de musique. Puis je suis passé dans l’ancienne salle pour entendre le trio Le Maigre Feu de la nonne en hiver : Philippe Lemoine (sax ténor), Olivier Lété (basse électrique), Eric Groleau (batterie). N’ayant assisté qu’à une portion du concert (il était difficile de passer ainsi de l’un à l’autre), je n’en dirai pas grand chose : un répertoire de chanson française, une interprétation minimale des mélodies au ténor, avec une énergie punk, une jeu de basse brut et iconoclaste… mais je crois que c’est la batterie d’Eric Groleau qui a le plus retenu mon attention. Derrière la brutalité du geste, une grande élégance. À nos enquêteurs de l’Occidental College, j’aurais dit “cuir de bourellier et cognac”.

Le seringat au crépuscule

Je filais alors au New Morning pour entendre la fin du concert du trio d’Ambrose Akinmusire. J’arrivais en fait pour le rappel, ballade finale, quasi berceuse sur Tenderly, avec ce son hallucinant qu’Ambrose tire de sa trompette, des aigus flûtés, d’une douceur inimaginable sur cet instrument dont le haut du registre s’obtient toujours par quelque violence. Et les odeurs de seringat au crépuscule que je serais tenté d’y associer sont certainement bien éloignées des arômes que Frédéric Goaty aurait retenu de ce concert dans son compte rendu s’il s’était prêté à ce même exercice de cognitive science. Me restait plus qu’à courir jusqu’au Sunside où j’arrivais pour entendre Virginie Teychené remercier son public. Il était encore de me pencher sur les arômes d’un double scotch.

Poussière de la steppe, épices et coing mûr

Le lendemain, je pointais à l’Alhambra où, dans le cadre du festival Au fil des voix, le flûtiste Henri Tournier (de la flûte de concert à l’Octobasse, mais aussi le bansuri) présentait l’une des étapes de son disque “Souffles du monde” (Choc sous ma plume dans notre dernier numéro) où il dialogue d’une pièce à l’autre avec les voix de différents pays. Sa rencontre avec le chanteur mongol Enkhjargal Dandarvaachig (alias Epi) ne m’a pas semblé la pièce la plus convaincante de son disque à laquelle il donnait une prolongation scénique. Ces splendides voix diphoniques de Mongolie tournent vite à la performance lorsqu’elles sont extraites de leur contexte. Réduite à 3 minutes de musique assez elliptique sur le disque, Henri Tournier a su développer néanmoins cette rencontre sur la durée d’un concert, grâce à son métier de compositeur et improvisateur nourri de musique classique et contemporaine, de jazz et de musique hindustanie (il est depuis  22 ans l’assistant d’Hariprasad Chaurasia au Conservatoire de Rotterdam), la collaboration de Thierry Gomar (tablas, percussions) et plus modestement de Johann Renard (violon). Et aux poussières soulevées dans la steppe mongole par les galops du morin khoor, le violoncelle mongole, aux sensations de pré-éternuement suscitées par les aigus du chant diphonique et à la brûlure d’alcool fort provoquée par les basses du chant de gorge, se mêlèrent le jasmin, le gingembre, le clou de girofle et le coing mûr. Un assemblage qui ne manquera pas de s’affiner si la chance lui est donnée de se refaire. Mais c’est désormais avec le chanteur iranien Alireza Ghorbani que l’on aimerait entendre Henri Tournier, pour une collaboration plus longue que les sublimes minutes qu’il partage sur le disque du flûtiste. Franck Bergerot

 |Un article d’une édition récente du supplément “Science et Médecine” du Monde titré Le Heavy Metal sent le poisson attire l’attention sur les correspondances entre musique et odorat étudiées par une équipe de des chercheurs américains.

À la lecture du rapport The Smell of Jazz: Crossmodal Correspondences Between Music, Odor, and Emotion, on apprend que ces quatre universitaires issus de départements de science cognitive, de linguistique et de psychologique ont soumis quinze échantillons musicaux – déjà utilisés pour une étude antérieure menée en 2013 sur les associations couleur et musique – à une population de 40 étudiants de l’Occidental College de Los Angeles. D’où il résultait que la menthe domine à l’écoute de la musique de Bach (juste devant la rose et l’ananas), que le sitar hindustani sent la girofle (plus des arômes de rose, de cuir et de… gommier rouge ? pistachier thérébinthe ? white spirit ? Comment faut-il traduire turpentine ?), que le classic rock mêle le cuir, le réglisse et la cannelle. Que le bluegrass est imprégné de turpentine, de citron et d’orange (des étudiants français auraient peut-être remplacé le banjo 5 cordes et la mandoline à fond plat par l’accordéon musette et la guitare manouche)… Encore quelques dominantes (par ordre d’importance des arômes). Blues : cuir, café et turpentine. Eighties pop : orange, ananas et pomme. Dixieland : orange, banane et café. Jazz : café, citron, orange et menthe (justement, j’allais le dire… et j’m’y connais). Folk balkanique : orange, banane et rose. Heavy metal : poisson, cannelle, turpentine et ail. Gamelan : girofle, turpentine et rose. Funk : orange, banane et pomme. Piano : rose, banane et menthe… Soit un inventaire à la Prévert où voisinent des catégories aussi vagues et disparates que Bach, dixieland, jazz et piano. Les voies de l’Université sont impénétrables.

Lindy Hop, citron brûlé et transpiration

Une semaine d’écoute plutôt tangentielle et les doutes que m’inspire mon métier de jazz critic après 40 ans d’exercice m’ont incité à mener l’expérience sur ma propre personne, en commençant pas trois heures de cours l’après-midi du mardi 9 février devant la classe de jazz du CNSM, sur les années 1930 et la big band era. Cours que j’ai donné dans un état d’exaltation et d’urgence consécutif à une constante odeur de tarte au citron sur le point de brûler suscitée par les tempos frénétiques pratiqués par Fletcher Henderson, Louis Armstrong, Duke Ellington, Jimmie Lunceford, le Casa Loma Orchestra et Bennie Moten au début des années 30. À quoi se mêlaient les odeurs de transpiration des danseurs de lindy hop, de whisky de contrebande et peut-être bien de marijuana.

Feuille mortes, jungle et vieilles bâches

Profitant de ma présence à proximité de la Cité de la musique, je me suis rendu ensuite à un concert de l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Ilan Volkov. De l’ouverture du programme, Fringes de Felipe Lara, en création mondiale, je ne dirai rien : j’ai dormi. Pour une fois je n’étais pas invité, je pouvais bien m’accorder un petit somme. Deuxième pièce de la première partie : ah ! Souvenirs, souvenirs. Les feuilles mortes, les bords de Seine, que j’arpentais au début des années 1970 entre la Maison de la Radio et le TNP lors des journées d’automne de musique contemporaine. Ces glouglous de petit torrent que diffuse la sono me rappellent les enceintes sphériques diffusant les sonorités du GRM au studio 104. Et aussi des odeurs de bambou, de jungle asiatique : François-Bernard Mâche qui aimait associer chants d’oiseaux, langues rares et sonorités boisées (et de distribuer à l’orchestre des planches de bois à claquer l’une contre l’autre). On rejoue ce soir Kassandra de 1977. Ça sent aussi un peu l’atelier de menuisier, la colle d’assemblage… et encore la vieille bâche que l’on vient de soulever pour ressortir des travaux anciens et oubliés. Je me sens donc en terrain connu, mais lorsque les musiciens de l’Intercontemporain s’époumonent dans je ne sais quelles anches doubles pour des scènes de basse-cour et d’embouteillage à 18H au pont de l’Alma, j’ai envie d’appeler l’Arkestra de Sun Ra et le Celestrial Communication d’Alan Silva à la rescousse, histoire de rire un peu.

Humus, cendre et verveine citronelle

Deuxième partie : Words and Music de Samuel Beckett, pièce radiophonique en anglais commandée par la BBC en 1961. Trois personnages : Words / Joe (admirable Johan Leysen), Croak (son maître, Han Römer, guère moins admirable mais dans un personnage plus en retrait, s’exprimant souvent par simples grognements et éructations), Music / Bob (l’orchestre sur une nouvelle partition en création mondiale d’Ivan Fedele). La partition ne faisait l’objet d’aucune indication dans le texte original, hors des didascalies concernant les moments d’interventions et les silences de l’orchestre. Le frère de Samuel Beckett, John S. Beckett composa pour la création de l’œuvre et l’on en trouve quelques bribes sur YouTube où l’on peut entendre également l’intégralité de la version réalisée en 1987 sur une musique de Morton Feldman, suite à une rencontre du compositeur et de l’écrivain dix ans plus tôt.

Voilà déjà beaucoup d’éléments, plus beaucoup d’interrogations, faute notamment d’avoir pris la peine de sortir de mes étagères la traduction française Paroles et musique que Beckett réalisa pour les Editions de Minuit (Comédies et actes divers). Opéra ou théâtre musical, comment s’abandonner aux arômes d’une œuvre si, n’ayant pas pris la peine de lire le livret, on se retrouve à découvrir l’intrigue accroché aux sous-titres ? Et à cette question qui me revient à l’écoute de la version de Morton Feldman : est-ce que Ivan Fedele n’en fait pas un peu trop ? Une question qui s’estompera (pas tout à fait) au fil de l’œuvre, au fur et à mesure qu’à ma crispation initiale face à un œuvre de Beckett à laquelle j’avais jusque-là prêté peu d’attention, succède une impression d’être chez moi. Car cette odeur d’humus et de cendre, je la connais pour l’avoir abondamment fréquentée dans les années 1970 à la lecture de Molloy, Malone meurt et L’Innommable. Cette odeur de décomposition à laquelle l’orchestre oppose – ne me demandez pas de qualifier ce qu’il joue… le jazz critic n’a pas cette compétence – peut-être cet au-delà de l’être que les mots ne savent pas dire et emprisonnent, ou peut-être cet “avant” évoqué par Moran au début de la seconde partie de Molloy : « C’était un dimanche d’été. J’étais assis dans mon jardin, dans un fauteuil en rotin, un livre noir fermé sur mes genoux. […] J’entendais sur le gravier les pas précipités de mon fils, ravi dans je ne sais quelle fantaisie de fuites et de poursuites. […] Je respirais avec plaisir les exhalaisons de ma verveine citronnelle. » Ou par Krapp sur La Dernière Bande : le haut du lac, la barque à la dérive, un brin de brise, l’eau clapoteuse, les groseilles à maquereau, les roseaux (« comme ils se pliaient, avec un soupir, devant la proue ! Je me suis coulé sur elle, mon visage dans ses seins et ma main sur elle. »)  C’est en me remémorant ces moments de grâce dans l’œuvre de Beckett que la musique de Fedele a pris sens. Vers la fin de l’œuvre, probablement son climax, Joe essaie de chanter ses “paroles” avec la musique, en vain : « Puis un peu dedans / A travers l’ordure / Vers le noir où / Fini de mendier /Fini de donner / Plus de mots plus de sens / Fini d’avoir besoin / A travers l’immondice / Un peu plus bas / Jusqu’au noir d’où / La source s’entrevoit. » Puis implorant vers l’orchestre : « Musique. Musique ! Encore. Encore ! »

Cognac et cuir de bourrelier

Du jeudi 10, j’ai déjà rendu compte de mon début de soirée dans la nouvelle salle du Triton, avec le quartette de Vincent Lê Quang. Pas d’odeurs, mais beaucoup de musique. Puis je suis passé dans l’ancienne salle pour entendre le trio Le Maigre Feu de la nonne en hiver : Philippe Lemoine (sax ténor), Olivier Lété (basse électrique), Eric Groleau (batterie). N’ayant assisté qu’à une portion du concert (il était difficile de passer ainsi de l’un à l’autre), je n’en dirai pas grand chose : un répertoire de chanson française, une interprétation minimale des mélodies au ténor, avec une énergie punk, une jeu de basse brut et iconoclaste… mais je crois que c’est la batterie d’Eric Groleau qui a le plus retenu mon attention. Derrière la brutalité du geste, une grande élégance. À nos enquêteurs de l’Occidental College, j’aurais dit “cuir de bourellier et cognac”.

Le seringat au crépuscule

Je filais alors au New Morning pour entendre la fin du concert du trio d’Ambrose Akinmusire. J’arrivais en fait pour le rappel, ballade finale, quasi berceuse sur Tenderly, avec ce son hallucinant qu’Ambrose tire de sa trompette, des aigus flûtés, d’une douceur inimaginable sur cet instrument dont le haut du registre s’obtient toujours par quelque violence. Et les odeurs de seringat au crépuscule que je serais tenté d’y associer sont certainement bien éloignées des arômes que Frédéric Goaty aurait retenu de ce concert dans son compte rendu s’il s’était prêté à ce même exercice de cognitive science. Me restait plus qu’à courir jusqu’au Sunside où j’arrivais pour entendre Virginie Teychené remercier son public. Il était encore de me pencher sur les arômes d’un double scotch.

Poussière de la steppe, épices et coing mûr

Le lendemain, je pointais à l’Alhambra où, dans le cadre du festival Au fil des voix, le flûtiste Henri Tournier (de la flûte de concert à l’Octobasse, mais aussi le bansuri) présentait l’une des étapes de son disque “Souffles du monde” (Choc sous ma plume dans notre dernier numéro) où il dialogue d’une pièce à l’autre avec les voix de différents pays. Sa rencontre avec le chanteur mongol Enkhjargal Dandarvaachig (alias Epi) ne m’a pas semblé la pièce la plus convaincante de son disque à laquelle il donnait une prolongation scénique. Ces splendides voix diphoniques de Mongolie tournent vite à la performance lorsqu’elles sont extraites de leur contexte. Réduite à 3 minutes de musique assez elliptique sur le disque, Henri Tournier a su développer néanmoins cette rencontre sur la durée d’un concert, grâce à son métier de compositeur et improvisateur nourri de musique classique et contemporaine, de jazz et de musique hindustanie (il est depuis  22 ans l’assistant d’Hariprasad Chaurasia au Conservatoire de Rotterdam), la collaboration de Thierry Gomar (tablas, percussions) et plus modestement de Johann Renard (violon). Et aux poussières soulevées dans la steppe mongole par les galops du morin khoor, le violoncelle mongole, aux sensations de pré-éternuement suscitées par les aigus du chant diphonique et à la brûlure d’alcool fort provoquée par les basses du chant de gorge, se mêlèrent le jasmin, le gingembre, le clou de girofle et le coing mûr. Un assemblage qui ne manquera pas de s’affiner si la chance lui est donnée de se refaire. Mais c’est désormais avec le chanteur iranien Alireza Ghorbani que l’on aimerait entendre Henri Tournier, pour une collaboration plus longue que les sublimes minutes qu’il partage sur le disque du flûtiste. Franck Bergerot

 |Un article d’une édition récente du supplément “Science et Médecine” du Monde titré Le Heavy Metal sent le poisson attire l’attention sur les correspondances entre musique et odorat étudiées par une équipe de des chercheurs américains.

À la lecture du rapport The Smell of Jazz: Crossmodal Correspondences Between Music, Odor, and Emotion, on apprend que ces quatre universitaires issus de départements de science cognitive, de linguistique et de psychologique ont soumis quinze échantillons musicaux – déjà utilisés pour une étude antérieure menée en 2013 sur les associations couleur et musique – à une population de 40 étudiants de l’Occidental College de Los Angeles. D’où il résultait que la menthe domine à l’écoute de la musique de Bach (juste devant la rose et l’ananas), que le sitar hindustani sent la girofle (plus des arômes de rose, de cuir et de… gommier rouge ? pistachier thérébinthe ? white spirit ? Comment faut-il traduire turpentine ?), que le classic rock mêle le cuir, le réglisse et la cannelle. Que le bluegrass est imprégné de turpentine, de citron et d’orange (des étudiants français auraient peut-être remplacé le banjo 5 cordes et la mandoline à fond plat par l’accordéon musette et la guitare manouche)… Encore quelques dominantes (par ordre d’importance des arômes). Blues : cuir, café et turpentine. Eighties pop : orange, ananas et pomme. Dixieland : orange, banane et café. Jazz : café, citron, orange et menthe (justement, j’allais le dire… et j’m’y connais). Folk balkanique : orange, banane et rose. Heavy metal : poisson, cannelle, turpentine et ail. Gamelan : girofle, turpentine et rose. Funk : orange, banane et pomme. Piano : rose, banane et menthe… Soit un inventaire à la Prévert où voisinent des catégories aussi vagues et disparates que Bach, dixieland, jazz et piano. Les voies de l’Université sont impénétrables.

Lindy Hop, citron brûlé et transpiration

Une semaine d’écoute plutôt tangentielle et les doutes que m’inspire mon métier de jazz critic après 40 ans d’exercice m’ont incité à mener l’expérience sur ma propre personne, en commençant pas trois heures de cours l’après-midi du mardi 9 février devant la classe de jazz du CNSM, sur les années 1930 et la big band era. Cours que j’ai donné dans un état d’exaltation et d’urgence consécutif à une constante odeur de tarte au citron sur le point de brûler suscitée par les tempos frénétiques pratiqués par Fletcher Henderson, Louis Armstrong, Duke Ellington, Jimmie Lunceford, le Casa Loma Orchestra et Bennie Moten au début des années 30. À quoi se mêlaient les odeurs de transpiration des danseurs de lindy hop, de whisky de contrebande et peut-être bien de marijuana.

Feuille mortes, jungle et vieilles bâches

Profitant de ma présence à proximité de la Cité de la musique, je me suis rendu ensuite à un concert de l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Ilan Volkov. De l’ouverture du programme, Fringes de Felipe Lara, en création mondiale, je ne dirai rien : j’ai dormi. Pour une fois je n’étais pas invité, je pouvais bien m’accorder un petit somme. Deuxième pièce de la première partie : ah ! Souvenirs, souvenirs. Les feuilles mortes, les bords de Seine, que j’arpentais au début des années 1970 entre la Maison de la Radio et le TNP lors des journées d’automne de musique contemporaine. Ces glouglous de petit torrent que diffuse la sono me rappellent les enceintes sphériques diffusant les sonorités du GRM au studio 104. Et aussi des odeurs de bambou, de jungle asiatique : François-Bernard Mâche qui aimait associer chants d’oiseaux, langues rares et sonorités boisées (et de distribuer à l’orchestre des planches de bois à claquer l’une contre l’autre). On rejoue ce soir Kassandra de 1977. Ça sent aussi un peu l’atelier de menuisier, la colle d’assemblage… et encore la vieille bâche que l’on vient de soulever pour ressortir des travaux anciens et oubliés. Je me sens donc en terrain connu, mais lorsque les musiciens de l’Intercontemporain s’époumonent dans je ne sais quelles anches doubles pour des scènes de basse-cour et d’embouteillage à 18H au pont de l’Alma, j’ai envie d’appeler l’Arkestra de Sun Ra et le Celestrial Communication d’Alan Silva à la rescousse, histoire de rire un peu.

Humus, cendre et verveine citronelle

Deuxième partie : Words and Music de Samuel Beckett, pièce radiophonique en anglais commandée par la BBC en 1961. Trois personnages : Words / Joe (admirable Johan Leysen), Croak (son maître, Han Römer, guère moins admirable mais dans un personnage plus en retrait, s’exprimant souvent par simples grognements et éructations), Music / Bob (l’orchestre sur une nouvelle partition en création mondiale d’Ivan Fedele). La partition ne faisait l’objet d’aucune indication dans le texte original, hors des didascalies concernant les moments d’interventions et les silences de l’orchestre. Le frère de Samuel Beckett, John S. Beckett composa pour la création de l’œuvre et l’on en trouve quelques bribes sur YouTube où l’on peut entendre également l’intégralité de la version réalisée en 1987 sur une musique de Morton Feldman, suite à une rencontre du compositeur et de l’écrivain dix ans plus tôt.

Voilà déjà beaucoup d’éléments, plus beaucoup d’interrogations, faute notamment d’avoir pris la peine de sortir de mes étagères la traduction française Paroles et musique que Beckett réalisa pour les Editions de Minuit (Comédies et actes divers). Opéra ou théâtre musical, comment s’abandonner aux arômes d’une œuvre si, n’ayant pas pris la peine de lire le livret, on se retrouve à découvrir l’intrigue accroché aux sous-titres ? Et à cette question qui me revient à l’écoute de la version de Morton Feldman : est-ce que Ivan Fedele n’en fait pas un peu trop ? Une question qui s’estompera (pas tout à fait) au fil de l’œuvre, au fur et à mesure qu’à ma crispation initiale face à un œuvre de Beckett à laquelle j’avais jusque-là prêté peu d’attention, succède une impression d’être chez moi. Car cette odeur d’humus et de cendre, je la connais pour l’avoir abondamment fréquentée dans les années 1970 à la lecture de Molloy, Malone meurt et L’Innommable. Cette odeur de décomposition à laquelle l’orchestre oppose – ne me demandez pas de qualifier ce qu’il joue… le jazz critic n’a pas cette compétence – peut-être cet au-delà de l’être que les mots ne savent pas dire et emprisonnent, ou peut-être cet “avant” évoqué par Moran au début de la seconde partie de Molloy : « C’était un dimanche d’été. J’étais assis dans mon jardin, dans un fauteuil en rotin, un livre noir fermé sur mes genoux. […] J’entendais sur le gravier les pas précipités de mon fils, ravi dans je ne sais quelle fantaisie de fuites et de poursuites. […] Je respirais avec plaisir les exhalaisons de ma verveine citronnelle. » Ou par Krapp sur La Dernière Bande : le haut du lac, la barque à la dérive, un brin de brise, l’eau clapoteuse, les groseilles à maquereau, les roseaux (« comme ils se pliaient, avec un soupir, devant la proue ! Je me suis coulé sur elle, mon visage dans ses seins et ma main sur elle. »)  C’est en me remémorant ces moments de grâce dans l’œuvre de Beckett que la musique de Fedele a pris sens. Vers la fin de l’œuvre, probablement son climax, Joe essaie de chanter ses “paroles” avec la musique, en vain : « Puis un peu dedans / A travers l’ordure / Vers le noir où / Fini de mendier /Fini de donner / Plus de mots plus de sens / Fini d’avoir besoin / A travers l’immondice / Un peu plus bas / Jusqu’au noir d’où / La source s’entrevoit. » Puis implorant vers l’orchestre : « Musique. Musique ! Encore. Encore ! »

Cognac et cuir de bourrelier

Du jeudi 10, j’ai déjà rendu compte de mon début de soirée dans la nouvelle salle du Triton, avec le quartette de Vincent Lê Quang. Pas d’odeurs, mais beaucoup de musique. Puis je suis passé dans l’ancienne salle pour entendre le trio Le Maigre Feu de la nonne en hiver : Philippe Lemoine (sax ténor), Olivier Lété (basse électrique), Eric Groleau (batterie). N’ayant assisté qu’à une portion du concert (il était difficile de passer ainsi de l’un à l’autre), je n’en dirai pas grand chose : un répertoire de chanson française, une interprétation minimale des mélodies au ténor, avec une énergie punk, une jeu de basse brut et iconoclaste… mais je crois que c’est la batterie d’Eric Groleau qui a le plus retenu mon attention. Derrière la brutalité du geste, une grande élégance. À nos enquêteurs de l’Occidental College, j’aurais dit “cuir de bourellier et cognac”.

Le seringat au crépuscule

Je filais alors au New Morning pour entendre la fin du concert du trio d’Ambrose Akinmusire. J’arrivais en fait pour le rappel, ballade finale, quasi berceuse sur Tenderly, avec ce son hallucinant qu’Ambrose tire de sa trompette, des aigus flûtés, d’une douceur inimaginable sur cet instrument dont le haut du registre s’obtient toujours par quelque violence. Et les odeurs de seringat au crépuscule que je serais tenté d’y associer sont certainement bien éloignées des arômes que Frédéric Goaty aurait retenu de ce concert dans son compte rendu s’il s’était prêté à ce même exercice de cognitive science. Me restait plus qu’à courir jusqu’au Sunside où j’arrivais pour entendre Virginie Teychené remercier son public. Il était encore de me pencher sur les arômes d’un double scotch.

Poussière de la steppe, épices et coing mûr

Le lendemain, je pointais à l’Alhambra où, dans le cadre du festival Au fil des voix, le flûtiste Henri Tournier (de la flûte de concert à l’Octobasse, mais aussi le bansuri) présentait l’une des étapes de son disque “Souffles du monde” (Choc sous ma plume dans notre dernier numéro) où il dialogue d’une pièce à l’autre avec les voix de différents pays. Sa rencontre avec le chanteur mongol Enkhjargal Dandarvaachig (alias Epi) ne m’a pas semblé la pièce la plus convaincante de son disque à laquelle il donnait une prolongation scénique. Ces splendides voix diphoniques de Mongolie tournent vite à la performance lorsqu’elles sont extraites de leur contexte. Réduite à 3 minutes de musique assez elliptique sur le disque, Henri Tournier a su développer néanmoins cette rencontre sur la durée d’un concert, grâce à son métier de compositeur et improvisateur nourri de musique classique et contemporaine, de jazz et de musique hindustanie (il est depuis  22 ans l’assistant d’Hariprasad Chaurasia au Conservatoire de Rotterdam), la collaboration de Thierry Gomar (tablas, percussions) et plus modestement de Johann Renard (violon). Et aux poussières soulevées dans la steppe mongole par les galops du morin khoor, le violoncelle mongole, aux sensations de pré-éternuement suscitées par les aigus du chant diphonique et à la brûlure d’alcool fort provoquée par les basses du chant de gorge, se mêlèrent le jasmin, le gingembre, le clou de girofle et le coing mûr. Un assemblage qui ne manquera pas de s’affiner si la chance lui est donnée de se refaire. Mais c’est désormais avec le chanteur iranien Alireza Ghorbani que l’on aimerait entendre Henri Tournier, pour une collaboration plus longue que les sublimes minutes qu’il partage sur le disque du flûtiste. Franck Bergerot

 |Un article d’une édition récente du supplément “Science et Médecine” du Monde titré Le Heavy Metal sent le poisson attire l’attention sur les correspondances entre musique et odorat étudiées par une équipe de des chercheurs américains.

À la lecture du rapport The Smell of Jazz: Crossmodal Correspondences Between Music, Odor, and Emotion, on apprend que ces quatre universitaires issus de départements de science cognitive, de linguistique et de psychologique ont soumis quinze échantillons musicaux – déjà utilisés pour une étude antérieure menée en 2013 sur les associations couleur et musique – à une population de 40 étudiants de l’Occidental College de Los Angeles. D’où il résultait que la menthe domine à l’écoute de la musique de Bach (juste devant la rose et l’ananas), que le sitar hindustani sent la girofle (plus des arômes de rose, de cuir et de… gommier rouge ? pistachier thérébinthe ? white spirit ? Comment faut-il traduire turpentine ?), que le classic rock mêle le cuir, le réglisse et la cannelle. Que le bluegrass est imprégné de turpentine, de citron et d’orange (des étudiants français auraient peut-être remplacé le banjo 5 cordes et la mandoline à fond plat par l’accordéon musette et la guitare manouche)… Encore quelques dominantes (par ordre d’importance des arômes). Blues : cuir, café et turpentine. Eighties pop : orange, ananas et pomme. Dixieland : orange, banane et café. Jazz : café, citron, orange et menthe (justement, j’allais le dire… et j’m’y connais). Folk balkanique : orange, banane et rose. Heavy metal : poisson, cannelle, turpentine et ail. Gamelan : girofle, turpentine et rose. Funk : orange, banane et pomme. Piano : rose, banane et menthe… Soit un inventaire à la Prévert où voisinent des catégories aussi vagues et disparates que Bach, dixieland, jazz et piano. Les voies de l’Université sont impénétrables.

Lindy Hop, citron brûlé et transpiration

Une semaine d’écoute plutôt tangentielle et les doutes que m’inspire mon métier de jazz critic après 40 ans d’exercice m’ont incité à mener l’expérience sur ma propre personne, en commençant pas trois heures de cours l’après-midi du mardi 9 février devant la classe de jazz du CNSM, sur les années 1930 et la big band era. Cours que j’ai donné dans un état d’exaltation et d’urgence consécutif à une constante odeur de tarte au citron sur le point de brûler suscitée par les tempos frénétiques pratiqués par Fletcher Henderson, Louis Armstrong, Duke Ellington, Jimmie Lunceford, le Casa Loma Orchestra et Bennie Moten au début des années 30. À quoi se mêlaient les odeurs de transpiration des danseurs de lindy hop, de whisky de contrebande et peut-être bien de marijuana.

Feuille mortes, jungle et vieilles bâches

Profitant de ma présence à proximité de la Cité de la musique, je me suis rendu ensuite à un concert de l’Ensemble Intercontemporain dirigé par Ilan Volkov. De l’ouverture du programme, Fringes de Felipe Lara, en création mondiale, je ne dirai rien : j’ai dormi. Pour une fois je n’étais pas invité, je pouvais bien m’accorder un petit somme. Deuxième pièce de la première partie : ah ! Souvenirs, souvenirs. Les feuilles mortes, les bords de Seine, que j’arpentais au début des années 1970 entre la Maison de la Radio et le TNP lors des journées d’automne de musique contemporaine. Ces glouglous de petit torrent que diffuse la sono me rappellent les enceintes sphériques diffusant les sonorités du GRM au studio 104. Et aussi des odeurs de bambou, de jungle asiatique : François-Bernard Mâche qui aimait associer chants d’oiseaux, langues rares et sonorités boisées (et de distribuer à l’orchestre des planches de bois à claquer l’une contre l’autre). On rejoue ce soir Kassandra de 1977. Ça sent aussi un peu l’atelier de menuisier, la colle d’assemblage… et encore la vieille bâche que l’on vient de soulever pour ressortir des travaux anciens et oubliés. Je me sens donc en terrain connu, mais lorsque les musiciens de l’Intercontemporain s’époumonent dans je ne sais quelles anches doubles pour des scènes de basse-cour et d’embouteillage à 18H au pont de l’Alma, j’ai envie d’appeler l’Arkestra de Sun Ra et le Celestrial Communication d’Alan Silva à la rescousse, histoire de rire un peu.

Humus, cendre et verveine citronelle

Deuxième partie : Words and Music de Samuel Beckett, pièce radiophonique en anglais commandée par la BBC en 1961. Trois personnages : Words / Joe (admirable Johan Leysen), Croak (son maître, Han Römer, guère moins admirable mais dans un personnage plus en retrait, s’exprimant souvent par simples grognements et éructations), Music / Bob (l’orchestre sur une nouvelle partition en création mondiale d’Ivan Fedele). La partition ne faisait l’objet d’aucune indication dans le texte original, hors des didascalies concernant les moments d’interventions et les silences de l’orchestre. Le frère de Samuel Beckett, John S. Beckett composa pour la création de l’œuvre et l’on en trouve quelques bribes sur YouTube où l’on peut entendre également l’intégralité de la version réalisée en 1987 sur une musique de Morton Feldman, suite à une rencontre du compositeur et de l’écrivain dix ans plus tôt.

Voilà déjà beaucoup d’éléments, plus beaucoup d’interrogations, faute notamment d’avoir pris la peine de sortir de mes étagères la traduction française Paroles et musique que Beckett réalisa pour les Editions de Minuit (Comédies et actes divers). Opéra ou théâtre musical, comment s’abandonner aux arômes d’une œuvre si, n’ayant pas pris la peine de lire le livret, on se retrouve à découvrir l’intrigue accroché aux sous-titres ? Et à cette question qui me revient à l’écoute de la version de Morton Feldman : est-ce que Ivan Fedele n’en fait pas un peu trop ? Une question qui s’estompera (pas tout à fait) au fil de l’œuvre, au fur et à mesure qu’à ma crispation initiale face à un œuvre de Beckett à laquelle j’avais jusque-là prêté peu d’attention, succède une impression d’être chez moi. Car cette odeur d’humus et de cendre, je la connais pour l’avoir abondamment fréquentée dans les années 1970 à la lecture de Molloy, Malone meurt et L’Innommable. Cette odeur de décomposition à laquelle l’orchestre oppose – ne me demandez pas de qualifier ce qu’il joue… le jazz critic n’a pas cette compétence – peut-être cet au-delà de l’être que les mots ne savent pas dire et emprisonnent, ou peut-être cet “avant” évoqué par Moran au début de la seconde partie de Molloy : « C’était un dimanche d’été. J’étais assis dans mon jardin, dans un fauteuil en rotin, un livre noir fermé sur mes genoux. […] J’entendais sur le gravier les pas précipités de mon fils, ravi dans je ne sais quelle fantaisie de fuites et de poursuites. […] Je respirais avec plaisir les exhalaisons de ma verveine citronnelle. » Ou par Krapp sur La Dernière Bande : le haut du lac, la barque à la dérive, un brin de brise, l’eau clapoteuse, les groseilles à maquereau, les roseaux (« comme ils se pliaient, avec un soupir, devant la proue ! Je me suis coulé sur elle, mon visage dans ses seins et ma main sur elle. »)  C’est en me remémorant ces moments de grâce dans l’œuvre de Beckett que la musique de Fedele a pris sens. Vers la fin de l’œuvre, probablement son climax, Joe essaie de chanter ses “paroles” avec la musique, en vain : « Puis un peu dedans / A travers l’ordure / Vers le noir où / Fini de mendier /Fini de donner / Plus de mots plus de sens / Fini d’avoir besoin / A travers l’immondice / Un peu plus bas / Jusqu’au noir d’où / La source s’entrevoit. » Puis implorant vers l’orchestre : « Musique. Musique ! Encore. Encore ! »

Cognac et cuir de bourrelier

Du jeudi 10, j’ai déjà rendu compte de mon début de soirée dans la nouvelle salle du Triton, avec le quartette de Vincent Lê Quang. Pas d’odeurs, mais beaucoup de musique. Puis je suis passé dans l’ancienne salle pour entendre le trio Le Maigre Feu de la nonne en hiver : Philippe Lemoine (sax ténor), Olivier Lété (basse électrique), Eric Groleau (batterie). N’ayant assisté qu’à une portion du concert (il était difficile de passer ainsi de l’un à l’autre), je n’en dirai pas grand chose : un répertoire de chanson française, une interprétation minimale des mélodies au ténor, avec une énergie punk, une jeu de basse brut et iconoclaste… mais je crois que c’est la batterie d’Eric Groleau qui a le plus retenu mon attention. Derrière la brutalité du geste, une grande élégance. À nos enquêteurs de l’Occidental College, j’aurais dit “cuir de bourellier et cognac”.

Le seringat au crépuscule

Je filais alors au New Morning pour entendre la fin du concert du trio d’Ambrose Akinmusire. J’arrivais en fait pour le rappel, ballade finale, quasi berceuse sur Tenderly, avec ce son hallucinant qu’Ambrose tire de sa trompette, des aigus flûtés, d’une douceur inimaginable sur cet instrument dont le haut du registre s’obtient toujours par quelque violence. Et les odeurs de seringat au crépuscule que je serais tenté d’y associer sont certainement bien éloignées des arômes que Frédéric Goaty aurait retenu de ce concert dans son compte rendu s’il s’était prêté à ce même exercice de cognitive science. Me restait plus qu’à courir jusqu’au Sunside où j’arrivais pour entendre Virginie Teychené remercier son public. Il était encore de me pencher sur les arômes d’un double scotch.

Poussière de la steppe, épices et coing mûr

Le lendemain, je pointais à l’Alhambra où, dans le cadre du festival Au fil des voix, le flûtiste Henri Tournier (de la flûte de concert à l’Octobasse, mais aussi le bansuri) présentait l’une des étapes de son disque “Souffles du monde” (Choc sous ma plume dans notre dernier numéro) où il dialogue d’une pièce à l’autre avec les voix de différents pays. Sa rencontre avec le chanteur mongol Enkhjargal Dandarvaachig (alias Epi) ne m’a pas semblé la pièce la plus convaincante de son disque à laquelle il donnait une prolongation scénique. Ces splendides voix diphoniques de Mongolie tournent vite à la performance lorsqu’elles sont extraites de leur contexte. Réduite à 3 minutes de musique assez elliptique sur le disque, Henri Tournier a su développer néanmoins cette rencontre sur la durée d’un concert, grâce à son métier de compositeur et improvisateur nourri de musique classique et contemporaine, de jazz et de musique hindustanie (il est depuis  22 ans l’assistant d’Hariprasad Chaurasia au Conservatoire de Rotterdam), la collaboration de Thierry Gomar (tablas, percussions) et plus modestement de Johann Renard (violon). Et aux poussières soulevées dans la steppe mongole par les galops du morin khoor, le violoncelle mongole, aux sensations de pré-éternuement suscitées par les aigus du chant diphonique et à la brûlure d’alcool fort provoquée par les basses du chant de gorge, se mêlèrent le jasmin, le gingembre, le clou de girofle et le coing mûr. Un assemblage qui ne manquera pas de s’affiner si la chance lui est donnée de se refaire. Mais c’est désormais avec le chanteur iranien Alireza Ghorbani que l’on aimerait entendre Henri Tournier, pour une collaboration plus longue que les sublimes minutes qu’il partage sur le disque du flûtiste. Franck Bergerot