Une soirée contrastée

Au 38 Riv’ à 19h30, nouvel épisode d’une carte blanche accordée à Riccardo Del Fra ; au 34 de la rue Léon, la deuxième soirée du Protofest autour du saxophoniste Bertrand Denzler et ses amis.
Depuis plusieurs semaines, emplois du temps et état de fatigue de retraité m’ont tenu éloigné des programmes, situation à laquelle j’ai voulu remédié en me propulsant d’un coup de pied au cul vers la capitale où ma curiosité m’a guidé vers deux programmations contrastées dont les horaires me permettaient d’aller de l’une à l’autre.
L’une : la Carte blanche proposée à Riccardo Del Fra par le 38 Riv’ (comme son nom l’indique au 38 de la rue de Rivoli), inaugurée le 22 mai dernier autour de l’American Songbook en trio avec le saxophoniste Pierre Carbonneaux et le pianiste Alain Jean-Marie (belle affiche dont me priva un déplacement loin de Paris) et qui se poursuivra le 3 juillet sur le programme Moving People en quartette avec le saxophoniste Jean Prax, le pianiste Carl-Henri Morisset et le batteur Nicolas Fox. Hier, en deux concerts distincts (19h30 et 21h30), Del Fra rendait hommage à Chet Baker enchainant l’héritage en chair et en os à la projection du court-métrage de Bertrand Fèvre Chet’s Romance où le . Écho aux deux albums, parmi mes préférés du Chet, enregistrés par ce dernier avec la complicité de Riccardo et Michel Graillier en 1983 et 1985 : “Mister B.” et “Sings Again”. Occasion de découvrir le trompettiste Bill Petry, “musicien naturel” berlinois, révélé et soutenu par Till Brönner, puis découvert par Riccardo Del Fra lors de ses pérégrinations européennes. On ne présente plus Carl-Henri Morisset qui combine une manière de prolixité à un sens admirable de l’espace, du poids de la note et du drame musical. Le drame musical, c’est ce que Riccardo a appris auprès de Chet dans sa jeunesse et dont on voit, que loin de s’épuiser, elle n’a cessé de se bonifier avec l’âge comme un vieil armagnac.
D’un 38 Riv’ à un 34 rue Léon, il n’y avait que quelques pas et moins encore de stations de métro. Un jour peut-être faudra-t-il raconter l’histoire jazz de la rue Léon et de la Goutte d’or et jusqu’au pied de la Butte. Certains des musiciens ce soir sauraient en raconter quelques épisodes, notamment Aymeric Avice qui s’initia au Free aux Islettes avec Sunny Murray et la bande à Badaroux qui balayèrent l’Histoire du jazz de Louis Armstrong à Misha Mengelberg aux Trois Frères avec leurs Jazz Series. Dès 2019, Bertrand Denzler a trouvé au 34 un lieu d’accueil pour son Protocluster, formation à géométrie variable autour de son saxophone, ceux de Pierre-Antoine Badaroux et Benjamin Dousteyssier, plus la batterie d’Antonin Gerbal. C’est autour de ce noyau dur qu’il a réuni ses amis les 18 et 19 juin pour un Protofest avec chacun de ces deux soirs une triple affiche conclue par le Protocluster.
Le second soir donc, j’arrive sur la fin d’un premier set donné par le saxophoniste Pierre Borel en homme-orchestre jouant une polyrythmie hirsute sur son saxophone ténor réduit aux quelques clés que peuvent encore actionner ses mains aux prises avec la batterie. Au bar où je viens m’accouder, je tombe sur le trompettiste Aymeric Avice, occasion de m’excuser de n’avoir pas répondu à son invitation au concert qu’il donnait la veille à La Dynamo de Banlieues Bleues. Un quintette dont il m’avait fait parvenir une prémisse enregistré que j’avais fort apprécié, avec le saxophoniste Hugues Mayot, le pianiste Bruno Ruder, le contrebassiste Thibaud Soulas et le batteur Philippe “Pipon” Garcia. Un personnel qui – alors que Benjamin Dousteyssier passe le chapeau destiné à payer les musiciens, le pianiste Matthieu Naulleau s’approchant à son tour pour faire causette – me rappelle qu’un certain nombre des musiciens présents au 34 sont passés par le CNSM de François Jeanneau et Riccardo Del Fra. Une population qui vient contredire la réputation de formatage que certains voudraient colporter concernant l’institution. Quoi de commun entre Fred Nardin, Carl-Henri Morisset, Paul Lay et Matthieu Naulleau ? Entre les frères Dousteyssier, Hugues Mayot et Samy Thiébaut ? Sinon la fréquentation d’une même auberge espagnole dont il convient à chacun de tirer profit à sa manière.
C’est justement Matthieu Naulleau qui s’installe au piano avec Jean Dousteyssier à la clarinette basse pour une brève et ébouriffante prestation en forme de la kaléidoscope sonore d’où surgissent dans la bousculade des dérèglemente métriques et des inflexions hors tempérament, mille références au jazz pré-bop, celui du stride et des premiers big bands et combos. Échos de ces “Jazz Series” évoquées plus haut où se croisent les références au CNSM et au collectif Umlaut auquel se rallie peu ou prou la plupart des musiciens présents.
C’est d’ailleurs au tour de Pierre-Antoine Badaroux de passer le chapeau. Passant près de moi, il en profite pour me rappeler l’existence de l’Umlaut Big Band dont il est la tête pensante et dont il m’avait raconté l’histoire dans ces pages (Pierre-Antoine Badaroux, de la cave au grenier ). Après Mary Lou Williams, il m’avait évoqué un projet autour de l’arrangeuse et tromboniste Melba Liston, projet ces jours-ci en pleine phase de répétition. Concert le 13 septembre à l’affiche du Festival International de musique de Besançon.
Mais voici la horde “saxiste” de Protocluster qui s’installe : Pierre-Antoine Badaroux (alto), Bertrand Denzler (ténor), Pierre Borel (baryton), Benjamin Dousteyssier (basse)… saxiste “mais pas que” puisque s’y ajoute Aymeric Avice (trompette), Matthieu Naulleau (piano) et les deux permanents du Protocluster Jean Dousteyssier (clarinette basse) et Antonin Gerbal (batterie). Comme une locomotive à vapeur, le sax basse se met en branle, bientôt assisté du baryton sur un autre jeu de bielles pour contribuer à arracher à son inertie le convoi qui bientôt rugit et siffle, faisant tonner sous ses roues l’acier de la voie ferrée et ses aiguillages, dispersant ses escarbilles autour d’un puissant groove de batterie. Et tandis que les solos se succèdent tentant de percer les nuées cuivrées, on pense à la radicalité turbulente du tentette de Peter Brötzman et à la polyphonie débridée et festive du Brotherhood Of Breath de Christ McGregor. Franck Bergerot