Jazz live
Publié le 26 Juin 2023

Wolfi Jazz Festival, II : Yuri Buenaventura, Mansfaroll & Campana Project, The Bongo Hop et Cabeças Cavadas

Vous l'aurez compris, pour cette quatrième soirée du Wolfi Jazz Festival, 13ème édition à Wolfisheim, la programmation est fondamentalement tournée vers l'ailleurs. Le jazz ce soir sera secondaire, contingent. Sur le devant de la scène, il y aura de nombreux métissages, des croisements, des superpositions et des rencontres. Du Brésil à la Colombie en passant par Cuba, l’Amérique Latine sera à l’honneur, avec bien évidemment son lot d’histoire et les liens forts que cette musique entretient avec l’Afrique.

Première partie : Cabeças Cavadas et The Bongo Hop

 

La soirée commence tranquillement par deux concerts gratuits sur la scène des douves, le premier étant Cabeças Cavadas, « les têtes creusées », dans le texte. Ce duo méxico-brésilien est d’autant plus improbable qu’il s’est formé à Strasbourg. À la guitare sèche, le brésilien, Leon Bucaretchi, et l’autre, à la guitare électrique, HJ Ayala. Ce soir, ils sont accompagnés sur scène du percussionniste argentin Enrico Pedicone, équipé de deux congas, d’un charleston, et assis sur un cajon. Le trio enchaîne quelques classiques de la musique dite latine, bossa nova, boléro mexicain, en jouant le strict minimum. Le thème tourne en boucle, quelques solos hésitants y passent, et tout cela dans une dynamique vidée de son énergie, ralentissant peu à peu, au fil des erreurs de placement. Ces thèmes en effet, notamment ceux de la bossa nova (Orfeu Negro, interprété ici), ne furent pas pensés comme des instrumentaux, et le rôle de la voix et de la poésie des textes y est primordial. Soit il manque une voix, soit il manque la capacité à faire chanter son violão, à tirer la poésie qui se cache dans ces mélodies, comme surent le faire en solo Luiz Bonfa, Paulinho Nogueira, entre autres. Même sur un morceau comme Besame Mucho, dont les possibilités en termes d’improvisation ont été bien explorées par les jazzmen, on ne retrouve ni originalité ni exploration, ni même la passion d’un baiser furtif. On en attendait plus d’un tel duo, car la musique d’Amérique latine est encore trop peu connue du public européen, et souvent cantonnée à l’image de musique d’ambiance, voire d’ « ascenseur », à cause de quelques malheureux arrangeurs occidentaux qui lui firent cette réputation dans les années 1960… En tout cas, il ne fait nul doute, que Cabeças Cavadas a su nous remettre en tête le refrain envoûtant de Besame Mucho, et ce format de concert gratuit a pu faire découvrir ces genres latins, trop absents des scènes françaises, au public alsacien.

 

Nidia Gongora, chanteuse du Bongo Hop. Crédits : Célim Hassani

Laissés sur notre faim après ce premier concert, c’est à la troupe de Bongo Hop de débarquer sur la scène des douves, pour un show d’afrobeat endiablé, un voyage transatlantique totalement gratuit. Il s’agit là du projet afro caribéen du trompettiste Etienne Sevet. On y retrouve les amis de la période caleña, comme Nidia Gongora (la voix d’Ondatropica et Quantic, qu’il avait découverte et filmée dès 2003, alors qu’elle était l’inconnue chanteuse du groupe folklorique Socavon). Autour du trompettiste, pseudo-leader puisque ce genre s’articule généralement plutôt autour d’une cohésion horizontale que d’un chef (et c’est là un bon exemple de l’articulation entre musique et politique, cf. la « Kalakuta Republic » de Fela Kuti, fondateur du genre), on retrouve :

le batteur béninois Albert Gnanho, le bassiste camerounais Jean Tchoumi, le conguero colombien Mario Vargas, le guitariste Riad Klaï, la saxophoniste Luisa Caceres et le claviériste Félix Marret. Dès le premier morceau, c’est un afrobeat transatlantique qui se déverse dans l’enceinte du fort Kléber. Après une courte introduction au synthétiseur aux couleurs de Clavinet (typique des années 1970 et de l’âge d’or de l’afrobeat nigérian) apparaît la boucle qui tourne jusqu’à la fin du morceau. Quelques accords inlassablement répétés aux claviers et à la guitare, des riffs de cuivres puissants et mélodiques, des percussions parfaitement calées et pleines de rebondissement, voilà l’afrobeat que l’on aime. Quand les cuivres ne jouent pas, ils se munissent à leur tour de petites percussions (güiro, maracas, clave…) ; personne n’est désoeuvré. C’est bien là que réside la richesse de cette musique : dans son épaisseur. Le groupe du Bongo Hop sait mettre en valeur cette profusion de strates mélodiques par des arrangements bien pensés et dynamiques, sans pour autant surcharger la scène, et par la même occasion, nos oreilles.  Au fil des compositions, on alterne entre des tempos rapides et parfois plus lents. Une voix puissante également, qui incite à la rejoindre : Nidia Gongora, tout de jaune vêtue, a une présence scénique intense. Le tour est réussi, le public est tenu en haleine et finit, pour une grande partie, par se lever et danser au pied de la scène, tandis que le concert prend fin sur une célébration de la vie, Esta Vida (Es Une Rumba). Chanson préférée de le chanteuse, ce morceau a une résonance politique toute particulière, car il a fini par se retrouver dans tous les meetings de la candidate vice-présidente Francia Marquez, comme une sorte d’hymne officieux.

 

Deuxième partie : Mansfarroll & Campanas Project, puis Yuri Buenaventura

 

Mansfarroll. Crédit : Célim Hassani

 

Le reste de la soirée, qui se déroule sur la scène de l’Esplanade, débute avec le groupe d’Abraham Mansfarroll Rodriguez. Avec sa formation Mansfarroll & Campana Project, Abraham fait découvrir à son public le large spectre caractéristique des musiques cubaines. Percussionniste originaire de Guantanamo, il a grandi au milieu des rythmes locaux, tel que le Kiriba, le Tumba Francesa (Frenté), le Changui et le Gagá, sans oublier les rythmes Afro-Cubains comme le Bembé, le Danzón et la Rumba. Sur scène, ce sont donc trois percussionnistes (Mansfarroll, Pedro Barrios et Sebastian Quezada), une section cuivres (Julien Chirol au trombone, Irving Açao Sierra au sax ténor, Jorge Vistel Serrano à la trompette), un pianiste (Pity Cabrera), un contrebassiste (Antonio Sgro) et une chanteuse (Aude Publes) qui nous plongent dans cet univers. Unique en son genre, le percussioniste s’est constitué un set hybride, qui s’inspire de l’approche de son maître, José Luis Quintana (Changuito), créateur du rythme Songo. Sous ses baguettes, quelques éléments de batterie, associés à ses timbales, et une caisse claire sur sa gauche. En s’entourant de deux autres Conguero et Bongosero, il imprime une sonorité particulière et offre un rôle spécifique aux 3 percussionnistes qui complètent leurs jeux avec des batas et des guiros. Une polyrythmie et un timbre riches en sensations…

Le courant passe avec le public durant ce concert, structuré par de multiples hommages. Tout d’abord, un hommage précisément aux sons cubains, puisque le Campana Project tire son nom de la Campana (ou le cencerro) qui est, à l’origine, une cloche de vache dont le battant a été ôté et qu’on frappe à l’aide d’une baguette, instrument de carnaval que Mansfarroll a intégré à son set. Pour la petite histoire, la cloche de vache aurait été introduite dans la musique cubaine de danse dans les années 1910 par le percussionniste Manengue, Antonio Orta Ferrol, qui prétendait avoir détourné dans le feu de l’action d’une improvisation dans le cabaret Bohemia de La Havane une cloche destinée à une vache dont il était propriétaire. Il faut en effet garder à l’esprit que la musique traditionnelle afro-cubaine, avant tout métissée et populaire, était jouée sur divers idiophones métalliques tirés du monde domestique ou agricole : outils tels que guataca (lame de faux), ou encore cloches ekón des abakuá et oggán des arará. Un hommage de première importance que rend Mansfarroll ce soir, c’est aussi au trompettiste Dizzy Gillespie, qui tenait Cuba en haute estime. En se rapprochant des musiques afro-cubaines, le trompettiste cherchait lui-même une musique se rapprochant le plus possible des sources africaines. Ainsi, c’est sur le splendide Con Alma qu’est introduite la rayonnante Aude Publies, qui illumine la scène de ses pas de salsa. Une citation de la chanteuse Miriam Makeba est intégrée aux arrangements, et insiste sur la capacité qu’a cette musique à connecter le monde et les peuples.

 

Mais à 21h30, c’est au tour de Yuri Buenaventura, le « king de la salsa », et de son boys band colombien de délier le déhanché du public. Le premier disque d’or français de la salsa est accueilli comme une star, suivi de ses deux backsingers qui, tout au long du concert, effectuent des petits pas de danse. Durant ce show lissé, dont les arrangements ne dépassent pas d’un poil, tout est calculé pour faire bouger le public. Yuri égraine ses tubes, le fameux Ne me quitte pas qui l’a rendu célèbre en France, Je me suis fait tout petit de Brassens, mais aussi des standards de salsa colombienne. Accompagné d’une importante section de cuivres et d’une forte section rhythmique (deux percussionnistes aux congas et autres percussions, ainsi qu’un batteur), il est très interactif sur scène, avec ses musiciens comme avec le public. Le showman semble avoir rassemblé les amateurs de salsa locaux qui, en se jetant des regards suaves, piétinent.

 

Yuri Buenaventura, le king de la salsa. Crédit : Célim Hassani

 

Une soirée animée au Wolfi Jazz Festival, où la danse et le rythme auront régné, au-dessus de l’Atlantique.

 

Walden Gauthier

Crédits photos : Célim HASSANI, gnik.fr