Jazz live
Publié le 23 Fév 2018

ANDY EMLER, DAVE LIEBMAN et le GRAND ORGUE de RADIO FRANCE : LE CONCERT

L'affaire, vous le savez déjà si vous suivez les chroniques 'Jazz Live', a commencé en amont. Le samedi 17 et le dimanche 18 février, premières répétitions in situ : Franck Bergerot vous a tout dit de l'orgue, du contexte et de l'histoire de ce projet dans ces colonnes virtuelles

(suivez ce lien pour retrouver l’article de Franck Bergerot)

 

Puis le lundi et le mardi, ce furent 4 séances d’enregistrement pour un disque à paraître à la fin de l’année chez Signature, le label de Radio France. Un disque qui s’intitulera joliment « A journey around the truth ». J’ai eu le plaisir (un privilège devrais-je dire ! ) d’assister à la quatrième séance d’enregistrement, le mardi. En fin d’après-midi Jean-Charles Richard, qui sera l’invité surprise pour le rappel du concert (mais il ne faut pas ébruiter l’affaire), viendra enregistrer une plage en trio pour le disque. Le duo avait tellement bien travaillé le matin que toutes les prises étaient dans la boîte, et j’ai donc été le témoin de la séance d’écoute-choix-montage-pré-mixage, avec négociations entre les protagonistes, car le jazz (c’est bien de jazz qu’il s’agit….) est, selon la formule de Max Roach, « la seule démocratie réalisée ». Ici on raccourcit une boucle, là on tuile un enchaînement, ailleurs on sacrifie une séquence, pensant simultanément au déroulement du CD et à celui du concert.

D’ailleurs (comme c’est du jazz !), l’ordre des pièces pour le concert va subir quelques modifications au fil des réflexions, choix, débats et autres repentirs. L’œuvre, intitulée Commutations 2 , et commandée par Radio France à Andy Emler, a belle et bien une unité formelle. Mais son déroulement peut donner lieu à des permutations, sans dommages pour sa cohérence : privilège du jazz, une fois encore…. et aussi conséquence du fait que, dans le projet tel qu’il est décrit par Andy Emler dans le programme, il s’agit d’une suite «composée de neuf pièces. Quand nous sommes improvisateurs, nous remettons tout le temps l’œuvre en question au moment du travail[…] Il se peut qu’après le travail, le nombre des pièces puisse changer». Ce qui fut fait. Le travail sur les prises enregistrées pour le disque réorienta un peu ce qu’allait devenir le déroulement du concert.

Andy Emler (orgue, composition), Dave Liebman (saxophones ténor & soprano, flûte traditionnelle)

Paris, Auditorium de la Maison de la Radio, 21 février 2018, 20h

Pour la première séquence, A step in the field, sur des lignes obstinées de l’orgue, la sax soprano s’embarque en improvisation modale dans un crescendo lyrique. Le lyrisme sera d’ailleurs le maître mot dans le jeu de Liebman : chaque phrase, chaque note même, sera porteuse d’une intensité d’expression, comme la force du chant qui entraîne vers la voûte céleste. C’est un chant profane, et l’orgue nous rappelle cependant à chaque mesure de la seconde pièce que cette musique recueillie compose avec une forme d’éternité. Puis le sax ténor fait son entrée, seul d’abord, puis en dialogue avec l’orgue, qui se fait répétitif, obstiné, alors que le sax chante. Les deux musiciens se livrent à un jeu de timbres : Andy exploite les immenses possibilités de l’instrument en cette matière, et Dave, par sa maîtrise technique et la qualité de son expression, n’est jamais en reste. La musique , surtout dans une configuration tellement inusitée, c’est une exploration sonore permanente. Le son est ici autant matière que forme. Et voici que, dans l’étape suivante, on part de l’extrême grave de l’orgue dans une sorte de grondement tellurique sur quoi le ténor, totalement libéré, s’aventure jusqu’au delà de toute expression, là où le son triomphe du sens. Puis ce sont des unissons vertigineux qui progressivement vont se dissocier. Tous les jeux de l’orgue sont sollicités, le dialogue se joue entre tous les claviers de l’orgue et le saxophone ; à ce moment le pédalier est délaissé. Andy Emler l’a utilisé au fil du concert, et même si ses expériences antérieures avec un grand orgue (le disque « Pause », en 2011 sur le Cavaillé-Coll de l’Abbaye de Royaumont) l’ont grandement familiarisé avec les ressources de tels instruments, ici le clavier-pédalier est entouré d’une foule de commandes tout aussi ‘pédestres’ ayant d’autres fonctions, et le musicien a fort à faire. L’effervescence va au final se sublimer dans des unissons qui ouvriront le chemin de la coda.

Vient l’instant de la flûte traditionnelle, qui va définitivement prouver que le choix de l’instrumentation est décisif pour la résistance à l’académisme. Dave Liebman tire de ce minuscule roseau des sonorités qui défient les portes du ciel, et le dialogue s’installe avec l’orgue, qui joue de ses jeux flûtés puis pose des harmonies d’harmonium, avant de renouer avec des jeux plus ‘organiques’. Pour le thème titre de l’album à venir, A journey around the truth, Dave revient au soprano, et Andy renoue avec le pédalier, et semble soudain totalement libéré : le compositeur a rendu à l’improvisateur sa pleine liberté, sur des tenues d’accords le soprano se fera plus lyrique que jamais, dans un chant plus tendu à mesure que l’harmonie chemine. Bientôt la prégnance rythmique reprend ses droits : unissons ludiques, et des accords qui réveillent en moi le souvenir de Petrouchka ou du Sacre…. Un oiseau libéré dans la cour d’Igor, en quelque sorte. L’orgue et le soprano vont continuer leur dialogue contrasté, entre effusions paroxystiques et détours mélancoliques, jusqu’au bouquet final où l’orgue va donner de ses pleins poumons.

Rappel enthousiaste, on s’en doute, pour lequel le duo invite le saxophoniste Jean Charles Richard, musicien admiré par Andy, et pour Dave une sorte de disciple. Leurs connivences antérieures sont nombreuses, et il vont s’offrir un trilogue, et parfois un dialogue entre les deux saxophonistes arbitré par l’orgue : beau moment de jubilation musicale, dont Dave va profiter en se saisissant du micro pour les remerciements d’usage (mais que l’on sent issus du fond du cœur). Dernier remerciements d’Andy, manifestement comblé d’avoir pu mener à bien, dans ce contexte privilégié et sur cet instrument exceptionnel, un tel projet. Comblé, nous le sommes aussi. Et nous attendons avec quelque impatience la diffusion du concert sur France Musique (dès qu’elle sera fixée, Jazz Live vous le fera savoir !). Et aussi le disque, qui devrait arriver à point comme idée de cadeau pour le prochain Noël.

Xavier Prévost