Jazz live
Publié le 30 Mai 2016

Bojan Z le breton, Erik Marchand le balkanique et autres étrangetés du Far West

Pause bretonne, après le bouclage de notre guide des festivals d’été et de notre numéro de juin qui arrive juste en kiosque. Occasion d’observer quelques métissages avant de participer le 30 mai à 18h30 à l’auditorium du Grand Palais à un débat Art et culture métissés : que nous apporte l’autre ?

Mes commentaires consacrés à la scène bretonne sur le bien nommé jazzmagazine.com font surement jaser ceux qui les lisent. Ce qui ne serait probablement pas le cas s’ils portaient sur la scène brésilienne nordestine, le merdoum soudanais ou quelque clarinettiste klezmer. Les musiques du monde n’ont pas le même attrait selon qu’elles induisent des destinations vers le soleil ou pas. Plus une question de moiteur… « Fait humide aujourd’hui » entend-on dire au comptoire d’un bar breton, à l’on entend rétorquer : « Oui, mais c’est pas moite. »

Moite ou pas, la musique du chanteur traditionnel Erik Marchand a su captiver Bojan Zulfikarpasic tout comme le réjouit la population hétéroclite (dont la diversité de teint, la poignée de main et l’habit signale une grande diversité sociologique) qui se presse à l’entrée de la Grand Boutique dans le petit village de Langonnet, 2 000 âmes dispersées sur 8 500 hectares autour d’un petit bourg, dans le Far West breton touché par la désertification rurale. Ce n’est pas la première fois que les deux musiciens, mais le répertoire reste encore tout frais. Un répertoire témoignant de cet équilibre entre enracinement en Centre Bretagne et ouverture à l’Autre qui caractérise le travail d’Erik Marchand qui n’est pas totalement inconnu des amateurs de jazz qui ont pu l’entendre notamment auprès de François Tusques dans les années 1970, puis de Louis Sclavis invité du Quintette de clarinettes de Bretagne et enfin de Paolo Fresu et Jacques Pellen dans le formidable album “Condaghes”.

Et si j’ai titré mon papier “Erik Marchand le balkanique”, c’est qu’il fréquente cette région depuis fort longtemps, s’appuyant sur une intime fréquentation des musiques tsiganes pour tenter des rapprochements qu’il a su défendre avec la plus grande pertinence et qu’il a par la suite élargi à d’autres traditions (turque, kurde, corse, sarde, albanaise, malienne), sans jamais se prendre les pieds dans le tapis. Avec Bojan Z, il privilégie ces liens qu’il a su tisser entre musiques bretonnes et balkaniques, s’autorisant cependant un détour vers le Portugal de Carlos Paredes. Titré “Bojan Z le breton” est plus discutable tant il est sollicité sur ses terres d’origine. Il s’y montre fantasque et capricant, les sinuosités et les ornements habituellement confiés aux cordes frottées ou aux anches, n’étant pas sans faire prendre au piano le risque de la joliesse. Aussi l’a-t-on préféré dans son introduction au concert, où ses harmonies explorèrent des zones modales insondables, lorsque Erik Marchand emprunte au répertoire de la regrettée harpiste Kristen Noguès dont les véhémentes abstractions confèrent au concert une grandeur soudaine, ou lorsque Bojan passe du piano au tempérament égal au Fender-Rhodes accordé selon un tempérament inégal choisi par son compère. Alors, tant les sonorités du Fender-Rhodes et les effets électroniques associés que les nouvelles couleurs mélodiques et les frottements avec le piano acoustique, nous donne accès à des passages jusque-là dérobés à notre entendement. « Et bien sûr, me rétorque Erik Marchand, sarcastique derrière la fente de ses yeux de vieil Algonquin, Monsieur le jazz critic a préféré les moments les plus jazz. » Hé ! On ne se refait pas.

Et Bojan rit de son rire de baryton-basse. Il est heureux d’être là, après une semaine d’un stage adressé aux enseignants en musique réciproquement heureux de cette rencontre. « La grosse claque », commente la harpiste Clotilde Trouillaud

Gurvant Le Gac et Pierre-Laurent Bertolino étaient “aux anges”

Deux jours auparavant, le 26 mai, Bojan Z et ses stagiaires se retrouvaient parmi les auditeurs du café Aux Anges, à quelques kilomètres de Malguénac (et son festival Arts ds Villes et Arts des Champs, où le troisième week end d’août nous irons écouter Marc Ducret, Emmanuel Bex et quelques autres). Ce café est situé sur la commune de Guern, dans le petit village de Quelven, face à l’église dont l’orgue me fait rêver d’y entendre un jour le formidable programme “Pause” d’Andy Emler. Chaque année, le jour de l’Assomption, on vient y assister à la descente d’un ange pyrophore, le long d’une corde du haut du clocher. Aux Anges relève de la grande tradition des cafés-concerts bretons qui connut son âge d’or au début des années 1980, en un temps où il était possible pour un groupe de tourner en Bretagne plusieurs jours de suite, jusqu’à deux semaines, sans grands déplacements. Aux Anges a résisté à la vague de réglementation qui n’a pas eu que des bons côtés. Le jeudi, Jean-Marie le taulier y prépare le repas des amis. Les concerts y ont lieu le vendredi, et l’on put y entendre récemment les groupes de Gilles Coranado, Sylvaine Hélary, Faustine Audebert…

Duo Bertolino Le Gac

Duo Berolino Le Gac

Ce 26 mai, le concert tombait un jeudi, jour de repas des amis, d’où un public un rien turbulent pour un programme plutôt intimiste, flûtes traversières baroques du Breton Gurvant Le Gac et vielle à roue électrique du Marseillais Pierre-Laurnet Bertolion. Saluant la prestation du groupe Charkha à Malguénac en 2014, j’avais été impressionné par le vocabulaire de cet flûtiste improvisateur visiblement autodidacte, formé à l’école du fest-noz. C’est cette faconde que je retrouve ce 26 mai, d’abord avec une première pièce totalement improvisée qui condense toute l’identité du duo, dans la lignée des écoles répétitives-minimalistes, à partir d’une série de motifs s’enchaînant les uns aux autres par variations progressives, micro-développements, déformations, parfois ponctués d’une brève échappée libre. Le flûtiste plutôt dans une situation de soliste, le vieilleux plus dans un rôle orchestral de proposition (grooves, climats, couleurs timbrales ou modales), de réplique ou d’accompagnement. La vielle en elle-même (timbre riche en harmoniques, jeu simultané sur plusieurs chanterelles, bourdons, cordes sympathiques), et à plus forte raison, telle qu’elle est jouée par Bertolino et conçue par son luthier, a des capacités orchestrales qu’il amplifiera plus particulièrement en seconde partie à l’aide des boucles permises par son appareillage électronique, mais c’est presque la partie la plus banale du concert, tant la dimension polyrythmique du duo s’impose avant même qu’aucune des pédales n’aient été déclenchées, Le Gac jouant à lui seul de la polyrythmie par les glissements métriques qui semblent le posséder.

Quelques mots échangés en fin de concert, confirme le parcours autodidacte de Gurvant Le Gac. Influence irlandaise (les flûtes baroques sont arrivées dans la musique bretonne par le biais de la musique irlandaise où leur usage est séculaire, et certains motifs de Le Gac m’ont rappelé des couleurs entendues à l’écoute du groupe irlandais Moving Hearts) ? Pas vraiment, sinon par l’intermédiaire du flûtiste breton Jean-Michel Veillon qu’il dit avoir beaucoup écouté… ainsi que John Coltrane. Etudié ? Relevé ? Non, juste écouté, précise-t-il en soulignant qu’il n’a aucun bagage théorique et qu’il ne lit pas la musique. Et de saluer au passage tout ce qu’il apprend de ses comparses de Charkha, notamment Faustine Audebert, la chanteuse du groupe, par ailleurs pianiste au sein de son groupe Faustine et qui a multiplié les expériences, du récent stage avec Bojan Z à différentes rencontres avec Stéphane Payen, Barak Schmoll, Steve Coleman… Une influence notamment rythmique que l’on retrouve dans le morceau Daet oc’h  de Charkha désormais objet d’un clip, ainsi que dans ce concert en duo.

Pardonnez mes gavottes* (Pardon my gavottes)

* D’après Pardon My Rags de Keith Jarrett (solo de piano sur “El Juicio”, dont le titre signifiait “Pardonnez mes haillons”, mais aussi “Pardonnez mes ragtimes”.

Si ces deux concerts comptaient parmi les raisons qui m’attiraient en Bretagne cette semaine-ci, une autre était au moins aussi importante à mes yeux, le Pardon de Sant Ewan (Saint-Yves) qui se tenait le 22 mai, comme chaque année le quatrième dimanche du mois de mai. J’ai déjà raconté en 2014, que la fête patronale de Saint-Yves, village sur la commune de Bubry (au nord de Lorient, au Sud de Pontivy) est l’occasion du trophée Pierre Bédard et que, tandis qu’une partie du village se rend à l’église célébrer son saint patron, l’autre partie se rend au bar sur la terrasse duquel se tient un concours de sonneurs en couple biniou-bombarde, en deux catégories, biniou koz (la petite cornemuse sopranino habituellement appelée biniou) et biniou braz (la grande cornemuse importé d’Ecosse, communément appelée bagpipe). L’après-midi, après un grand banquet à la Maison des associations, l’ancien presbytère dont les divers associations laïques et religieuses se sont partagé les travaux de réfection, d’aménagement et d’agrandissement, et où le bagad Sant Ewan se prépare tout au long de l’année pour le festival interceltique de Lorient, se déroule la seconde partie de la manifestation au cours de laquelle les différents couples concurrents font danser l’assistance parmi laquelle quelques danseurs portent dossards, sous l’œil d’un second jury, pour le concours de gavotte Pourlet.

Trophée Pierre Bédard 2016. Je prends ma première photo numérique… Raté © Franck Bergerot

Trophée Pierre Bédard 2016. Le rédac’chef de Jazz Magazine prend sa première photo numérique… Raté © Franck Bergerot

Car nous sommes en pays Pourlet. Et, tout comme la langue se mange en entrée du banquet à la sauce Pourlet (et l’un de sonneurs concurrents avouaient à table ne concourir au trophée que pour manger la fameuse langue Pourlet de Saint-Yves), la musique jouée par les sonneurs se doit d’être Pourlet. Assistant à ce trophée pour le seul plaisir des oreilles, en ayant déposé à l’entrée du village ma toge et mon chapeau pointu de jazz-critic et quelques autres soucis afférant à ma fonction, je n’ai toujours pas pris la peine d’assimiler en quoi le style Pourlet consistait – musicalement parlant… la gavotte Pourlet étant plus facilement identifiable quant à sa chorégraphie. Si j’ai repéré quelques marches, mélodies et gavottes qui sont joués ici chaque année, je suis toujours surpris lorsque, ayant particulièrement apprécié l’originalité de l’un des couples concurrents, je me penche vers quelque autorité locale, de m’entendre répondre : « En effet, ils jouent super… Mais ça n’est pas Pourlet ! » Mais combien de fois n’ai-je pas entendu dans les clubs parisiens : « Ils jouent très bien… Mais ça n’est pas du jazz ! », sentence pouvant se décliner de toutes sortes de façons, ce que mon métier m’a appris à faire avec suffisamment d’adresse pour éviter tant que faire se peut d’être soupçonné d’appartenir à “la brigade du swing”. Mais après tout, si j’apprécie les mélanges, j’aime bien nommer les choses (c’est un peu mon métier) et savoir de quoi on parle.

Dédé Lemeut et Dominique Le Blay © Franck Bergerot

Dédé Lemeut et Dominique Le Blay © Franck Bergerot

Or se présenteront au concours du matin consacré à la marche et à la mélodie, plusieurs cas intéressants. Pourquoi ai-je tout particulièrement aimé le couple André Lemeut (bombarde) et Dominique Le Blay (biniou koz) ? Je ne saurai trop le dire. Sinon une sorte d’intensité, de charisme, de présence… notamment visuelle. L’incompétent écoute avec les yeux. J’ai aimé les voir jouer, l’immense et dégingandé Le Meut et le petit nerveux Le Blay, et j’ai aimé les voir marcher (je me souviens d’un membre jury se penchant vers l’un des concurrents pour lui dire : « Vous avez bien marché. ») Après leur passage, j’apprendrai qu’il s’agissait du même Dédé Le Meut qui se produisit voici deux ans en duo avec Andy Emler à l’orgue dans le cadre du festival de Vannes. Village global est décidément tout petit.

Jean Baron et Guillaume Riccordel © Franck Bergerot

Jean Baron et Guillaume Riccordel © Franck Bergerot

Lorsque le joueur de bombarde Jean Baron s’avance sur l’aire de marche, je ne peux qu’être attentif. Jean Baron est une figure du renouveau breton. J’en possède quelques CD, et me souviens avoir même appris sur l’un d’eux à jouer un aéroplane du pays vannetais sur mon violon. Ce n’est pas la première fois qu’il sonne à Saint-Yves et ce sont toujours des mélodies très singulières, avec pour compère un ancien élève, Guillaume Ricordel au biniou koz. Il y a là quelque chose de l’Andalousie, voire de l’Orient, dans ce mode qu’il transpose de la marche à la mélodie, avec des ornements graciles autour de degrés tendres. Pas étonnant que le fils de Jean Baron se soit mis au oud (Florian Baron est le joueur de oud de Charkha…). Qu’en dira le jury ? Autour d’un petit verre de blanc, tandis que les concurrents se succèdent, il explique que tout originaux qu’ils puissent paraître, les deux airs qu’il vient de jouer sont du pays Pourlet (pour ne pas rompre la convivialité de la conversation, j’ai dédaigné mon petit calepin et j’ai oublié le nom de son maître sonneur dont il les tient), et il commente son goût pour la facture ancienne, pour les modes et tempéraments qu’elle induisait. Regrettant le diktat de la cornemuse en si bémol, il ponctue son discours de bribes chantées à la manière ornementée et forte en gueule des chanteurs de kan a diskan. Et l’écoutant, je me souviens d’une conversation avec le saxophoniste John Surman à qui j’avais demandé d’où lui venaient aux nombreuses notes répétées dans ses compositions et improvisations. Il avait alors entonné quelque chose qu’il attribuait aux églises des Cornouailles (la pointe sud-est de l’Angleterre et non la Cornouaille bretonnne) de son enfance et dont je retrouve ici les accent déclamatifs.

Autre cas de figure, Yannick Martin (bombarde) et Daniel Moigne (biniou braz). Je n’ai hélas pas entendu la totalité des deux prestations de ce couple, mais suffisamment pour m’en faire une idée et pour découvrir que Yannick Martin est noir. Ce qui n’a pas lieu d’étonner dans les concerts de jazz que je fréquente habituellement, a dans un concours de musique bretonne quelque chose d’insolite, même si, en y réfléchissant bien, ça n’est guère plus étonnant que d’entendre un chanteur de blues breton. Ayant déjeuné à sa table, sans oser lui demander ses origines (je me souviens, entre autres, avoir demandé au guitariste Manu Codjia d’où il venait. Pressentant mon attente de quelque origine exotique, il m’avait rétorqué : « ben, j’viens d’Chaumont. »), j’ai fini tout de même par apprendre de sa bouche qu’il était né en Amérique du Sud et qu’il avait été adopté en Bretagne. J’ai aussi appris qu’il pratiquait le sax et la clarinette. Noir ou pas, il n’est pas Pourlet. Mais encore ? Mon interlocuteur précise : « C’est très bien, très technique, mais c’est trop rapide et ça manque d’âme. » Qu’ils aient de la technique, lui et son compère, leur prestation au concours de gavotte en témoigne. Leur nier toute musicalité serait injuste. Mais cette remarque sur l’excès de technique, je peux l’entendre, et tient à tout autre chose qu’à l’origine. Je me la suis faite avec les générations de violonistes irlandais apparus dans les années 1980, tous taillés dans le même moule, la lignée de Sligo de Michael Coleman à Frankie Gavin tirée à l’excès et de devenue la norme comparé le style plus rustique de Padraig O’Keefe dans les Sliabh Luchra ou le plus âpre de John Doherty dans le Donegal. Nous avons connu ça dans le jazz à la même époque, avec l’irruption des néo-boppers, les épigones de Michael Brecker, l’influence du Berklee College, le free parfait d’un certain néo-free… Un autre interlocuteur me dira du couple Martin-Moigne : « Ils ne savent pas chanter. Ça ne chante pas… » Ce qui signifie qu’ils n’ont pas de pratique vocale de leur musique et que par conséquent, ce qui est joué n’est pas intériorisé. Là encore, cette problématique de la musique traverse l’histoire du jazz, avec Louis Armstrong et Chet Baker pour modèle, qui pouvaient lâcher l’instrument et poursuivre leur improvisation en scat… Quoiqu’il en soit, nos deux jeunes gens, visiblement déjà très repérés dans le milieu, ont suffisamment d’atouts pour avoir mérité la deuxième position derrière Marine Le Strat (qui dirige le Bagad Sant Ewan) et Gwenc’hlan Le Gal dans la catégorie biniou braz. Ces deux couples étant qualifiés pour participer en septembre au championnat annuel de Gourin.

La catégorie binou koz a été remportée par Mickael Jouano et Brian Lamour dont je n’ai gardé aucun souvenir, pas même visuel. Etais-je au bar ? Distrait par quelque conversation ? En revanche, Dédé Lemeut et Dominique Le Blay ont mérité la deuxième place et en troisième un couple qui m’avait enchanté et que, faute de connaître leurs noms, j’avais baptisé Les Polyphonistes pour me souvenir d’eux. Un surnom inspiré par une ornementation et des variations très imaginatives et très indépendantes tout en ménageant une très belle cohérence du couple dont je découvre les noms sur le site de Bodadeg ar sonerien  (l’Assemblée des sonneurs): Jeff Le Gouarin et Tudual Hervieux. Or rédigeant ces lignes, je retrouve sur mon bureau dans le très beaux Pioneers of Jazz de Lawrence Gushee quelques lignes de la presse des années 1910, concernant non pas un couple de sonneurs, mais le premier orchestre néo-orléanais noir ayant fait parler de lui hors de La Nouvelle Orléans, entre 1914 et 1917, le Creole Band (voir en notes à l’intention de ceux qui ne m’ont pas pardonné mes gavottes et aux curieux de tous poils). Rien que pour réentendre Jeff Le Gouarin et Tudual Hervieux, je ferais bien le voyage de Gourin en septembre, si je n’étais pas en train de boucler notre numéro d’octobre à cette date. Mais au fait, où est donc passé Jean Barron ?

Ayant posé ce point final interrogatif, je ramasse mes affaires et m’apprête à fermer ma maisonnette pour regagner Paris. Derrière ma haie, on n’entendra plus les vaches. La chute des prix du lait a contraint le jeune fermier à vendre et à se consacrer exclusivement au végétal. Au même moment, les Chinois s’apprêtent à installer deux nouvelles usines de produits laitiers en Centre Bretagne. Les petits agriculteurs bretons sauront-ils satisfaire leurs tarifs ou faudra-t-il les remplacer par les fermes de 1000 vaches. Heures et malheurs du village global • Franck Bergerot

  • * Cet orchestre joue une musique de ragtime que nul n’a jamais entendu auparavant, mais d’une telle manière qu’ils font battre la mesure au public du début à la fin. Aucun des musiciens ne semble jouer la même pièce, mais ensemble, à l’écoute de ce qu’ils produisent, il est impossible d’empêcher son pied de battre. Seattle Post-Intelligencer, 27 octobre 1914.

Les cinq [sic, ils étaient six] hommes de l’orchestre ont une façon très particulière de d’assourdir leurs instruments ce qui leur donne une tonalité étrange et rappelle les sonorités perçantes des instruments orientaux plutôt que les familiers violon et guitare, cornet et trombone d’un orchestre normal. Ce n’est pourtant pas disharmonieux en dépit des plaintes sauvages que ces noirauds [sic… si l’on peut ainsi traduire darkies. On est aux USA en 1915] tirent de leurs instruments. Peoria Transcript (Wisconsin), 21 septembre 1915.

Portés par des arrangements instrumentaux originaux, les airs syncopés et swinguants du Creole Band ont fait battre du pied en mesure chaque spectateur de l’Empire Theater qui faisait le plein hier. Ces garçons de couleur sont des musiciens experts qui ont en outre acquis un étrange talent pour jouer le ragtime avec un balancement original. Il est arrivé que le public s’asseye pour tente de trouver le temps. Lorsqu’il parvenait à attraper cette syncopation sauvage, il explosait en applaudissements, car jamais il n’avait entendu le ragtime aussi bien joué. Rock Island Union, 22 octobre 1915, à propos du séjour à Rock Island (Illinois).

« Parmi les nouveaux venus, la prestation qui suscita le plus l’enthousiasme de l’assistance fut le Creole Ragtime Band, un groupe de musiciens de couleurs qui jouèrent leurs instruments comme s’ils essayaient d’exprimer les climats les plus extravagants de la musique de Richard Straus. » Telegram, 25 janvier 1916 à propos du premier concert du groupe au Winter Garden de New York.

 

 |Pause bretonne, après le bouclage de notre guide des festivals d’été et de notre numéro de juin qui arrive juste en kiosque. Occasion d’observer quelques métissages avant de participer le 30 mai à 18h30 à l’auditorium du Grand Palais à un débat Art et culture métissés : que nous apporte l’autre ?

Mes commentaires consacrés à la scène bretonne sur le bien nommé jazzmagazine.com font surement jaser ceux qui les lisent. Ce qui ne serait probablement pas le cas s’ils portaient sur la scène brésilienne nordestine, le merdoum soudanais ou quelque clarinettiste klezmer. Les musiques du monde n’ont pas le même attrait selon qu’elles induisent des destinations vers le soleil ou pas. Plus une question de moiteur… « Fait humide aujourd’hui » entend-on dire au comptoire d’un bar breton, à l’on entend rétorquer : « Oui, mais c’est pas moite. »

Moite ou pas, la musique du chanteur traditionnel Erik Marchand a su captiver Bojan Zulfikarpasic tout comme le réjouit la population hétéroclite (dont la diversité de teint, la poignée de main et l’habit signale une grande diversité sociologique) qui se presse à l’entrée de la Grand Boutique dans le petit village de Langonnet, 2 000 âmes dispersées sur 8 500 hectares autour d’un petit bourg, dans le Far West breton touché par la désertification rurale. Ce n’est pas la première fois que les deux musiciens, mais le répertoire reste encore tout frais. Un répertoire témoignant de cet équilibre entre enracinement en Centre Bretagne et ouverture à l’Autre qui caractérise le travail d’Erik Marchand qui n’est pas totalement inconnu des amateurs de jazz qui ont pu l’entendre notamment auprès de François Tusques dans les années 1970, puis de Louis Sclavis invité du Quintette de clarinettes de Bretagne et enfin de Paolo Fresu et Jacques Pellen dans le formidable album “Condaghes”.

Et si j’ai titré mon papier “Erik Marchand le balkanique”, c’est qu’il fréquente cette région depuis fort longtemps, s’appuyant sur une intime fréquentation des musiques tsiganes pour tenter des rapprochements qu’il a su défendre avec la plus grande pertinence et qu’il a par la suite élargi à d’autres traditions (turque, kurde, corse, sarde, albanaise, malienne), sans jamais se prendre les pieds dans le tapis. Avec Bojan Z, il privilégie ces liens qu’il a su tisser entre musiques bretonnes et balkaniques, s’autorisant cependant un détour vers le Portugal de Carlos Paredes. Titré “Bojan Z le breton” est plus discutable tant il est sollicité sur ses terres d’origine. Il s’y montre fantasque et capricant, les sinuosités et les ornements habituellement confiés aux cordes frottées ou aux anches, n’étant pas sans faire prendre au piano le risque de la joliesse. Aussi l’a-t-on préféré dans son introduction au concert, où ses harmonies explorèrent des zones modales insondables, lorsque Erik Marchand emprunte au répertoire de la regrettée harpiste Kristen Noguès dont les véhémentes abstractions confèrent au concert une grandeur soudaine, ou lorsque Bojan passe du piano au tempérament égal au Fender-Rhodes accordé selon un tempérament inégal choisi par son compère. Alors, tant les sonorités du Fender-Rhodes et les effets électroniques associés que les nouvelles couleurs mélodiques et les frottements avec le piano acoustique, nous donne accès à des passages jusque-là dérobés à notre entendement. « Et bien sûr, me rétorque Erik Marchand, sarcastique derrière la fente de ses yeux de vieil Algonquin, Monsieur le jazz critic a préféré les moments les plus jazz. » Hé ! On ne se refait pas.

Et Bojan rit de son rire de baryton-basse. Il est heureux d’être là, après une semaine d’un stage adressé aux enseignants en musique réciproquement heureux de cette rencontre. « La grosse claque », commente la harpiste Clotilde Trouillaud

Gurvant Le Gac et Pierre-Laurent Bertolino étaient “aux anges”

Deux jours auparavant, le 26 mai, Bojan Z et ses stagiaires se retrouvaient parmi les auditeurs du café Aux Anges, à quelques kilomètres de Malguénac (et son festival Arts ds Villes et Arts des Champs, où le troisième week end d’août nous irons écouter Marc Ducret, Emmanuel Bex et quelques autres). Ce café est situé sur la commune de Guern, dans le petit village de Quelven, face à l’église dont l’orgue me fait rêver d’y entendre un jour le formidable programme “Pause” d’Andy Emler. Chaque année, le jour de l’Assomption, on vient y assister à la descente d’un ange pyrophore, le long d’une corde du haut du clocher. Aux Anges relève de la grande tradition des cafés-concerts bretons qui connut son âge d’or au début des années 1980, en un temps où il était possible pour un groupe de tourner en Bretagne plusieurs jours de suite, jusqu’à deux semaines, sans grands déplacements. Aux Anges a résisté à la vague de réglementation qui n’a pas eu que des bons côtés. Le jeudi, Jean-Marie le taulier y prépare le repas des amis. Les concerts y ont lieu le vendredi, et l’on put y entendre récemment les groupes de Gilles Coranado, Sylvaine Hélary, Faustine Audebert…

Duo Bertolino Le Gac

Duo Berolino Le Gac

Ce 26 mai, le concert tombait un jeudi, jour de repas des amis, d’où un public un rien turbulent pour un programme plutôt intimiste, flûtes traversières baroques du Breton Gurvant Le Gac et vielle à roue électrique du Marseillais Pierre-Laurnet Bertolion. Saluant la prestation du groupe Charkha à Malguénac en 2014, j’avais été impressionné par le vocabulaire de cet flûtiste improvisateur visiblement autodidacte, formé à l’école du fest-noz. C’est cette faconde que je retrouve ce 26 mai, d’abord avec une première pièce totalement improvisée qui condense toute l’identité du duo, dans la lignée des écoles répétitives-minimalistes, à partir d’une série de motifs s’enchaînant les uns aux autres par variations progressives, micro-développements, déformations, parfois ponctués d’une brève échappée libre. Le flûtiste plutôt dans une situation de soliste, le vieilleux plus dans un rôle orchestral de proposition (grooves, climats, couleurs timbrales ou modales), de réplique ou d’accompagnement. La vielle en elle-même (timbre riche en harmoniques, jeu simultané sur plusieurs chanterelles, bourdons, cordes sympathiques), et à plus forte raison, telle qu’elle est jouée par Bertolino et conçue par son luthier, a des capacités orchestrales qu’il amplifiera plus particulièrement en seconde partie à l’aide des boucles permises par son appareillage électronique, mais c’est presque la partie la plus banale du concert, tant la dimension polyrythmique du duo s’impose avant même qu’aucune des pédales n’aient été déclenchées, Le Gac jouant à lui seul de la polyrythmie par les glissements métriques qui semblent le posséder.

Quelques mots échangés en fin de concert, confirme le parcours autodidacte de Gurvant Le Gac. Influence irlandaise (les flûtes baroques sont arrivées dans la musique bretonne par le biais de la musique irlandaise où leur usage est séculaire, et certains motifs de Le Gac m’ont rappelé des couleurs entendues à l’écoute du groupe irlandais Moving Hearts) ? Pas vraiment, sinon par l’intermédiaire du flûtiste breton Jean-Michel Veillon qu’il dit avoir beaucoup écouté… ainsi que John Coltrane. Etudié ? Relevé ? Non, juste écouté, précise-t-il en soulignant qu’il n’a aucun bagage théorique et qu’il ne lit pas la musique. Et de saluer au passage tout ce qu’il apprend de ses comparses de Charkha, notamment Faustine Audebert, la chanteuse du groupe, par ailleurs pianiste au sein de son groupe Faustine et qui a multiplié les expériences, du récent stage avec Bojan Z à différentes rencontres avec Stéphane Payen, Barak Schmoll, Steve Coleman… Une influence notamment rythmique que l’on retrouve dans le morceau Daet oc’h  de Charkha désormais objet d’un clip, ainsi que dans ce concert en duo.

Pardonnez mes gavottes* (Pardon my gavottes)

* D’après Pardon My Rags de Keith Jarrett (solo de piano sur “El Juicio”, dont le titre signifiait “Pardonnez mes haillons”, mais aussi “Pardonnez mes ragtimes”.

Si ces deux concerts comptaient parmi les raisons qui m’attiraient en Bretagne cette semaine-ci, une autre était au moins aussi importante à mes yeux, le Pardon de Sant Ewan (Saint-Yves) qui se tenait le 22 mai, comme chaque année le quatrième dimanche du mois de mai. J’ai déjà raconté en 2014, que la fête patronale de Saint-Yves, village sur la commune de Bubry (au nord de Lorient, au Sud de Pontivy) est l’occasion du trophée Pierre Bédard et que, tandis qu’une partie du village se rend à l’église célébrer son saint patron, l’autre partie se rend au bar sur la terrasse duquel se tient un concours de sonneurs en couple biniou-bombarde, en deux catégories, biniou koz (la petite cornemuse sopranino habituellement appelée biniou) et biniou braz (la grande cornemuse importé d’Ecosse, communément appelée bagpipe). L’après-midi, après un grand banquet à la Maison des associations, l’ancien presbytère dont les divers associations laïques et religieuses se sont partagé les travaux de réfection, d’aménagement et d’agrandissement, et où le bagad Sant Ewan se prépare tout au long de l’année pour le festival interceltique de Lorient, se déroule la seconde partie de la manifestation au cours de laquelle les différents couples concurrents font danser l’assistance parmi laquelle quelques danseurs portent dossards, sous l’œil d’un second jury, pour le concours de gavotte Pourlet.

Trophée Pierre Bédard 2016. Je prends ma première photo numérique… Raté © Franck Bergerot

Trophée Pierre Bédard 2016. Le rédac’chef de Jazz Magazine prend sa première photo numérique… Raté © Franck Bergerot

Car nous sommes en pays Pourlet. Et, tout comme la langue se mange en entrée du banquet à la sauce Pourlet (et l’un de sonneurs concurrents avouaient à table ne concourir au trophée que pour manger la fameuse langue Pourlet de Saint-Yves), la musique jouée par les sonneurs se doit d’être Pourlet. Assistant à ce trophée pour le seul plaisir des oreilles, en ayant déposé à l’entrée du village ma toge et mon chapeau pointu de jazz-critic et quelques autres soucis afférant à ma fonction, je n’ai toujours pas pris la peine d’assimiler en quoi le style Pourlet consistait – musicalement parlant… la gavotte Pourlet étant plus facilement identifiable quant à sa chorégraphie. Si j’ai repéré quelques marches, mélodies et gavottes qui sont joués ici chaque année, je suis toujours surpris lorsque, ayant particulièrement apprécié l’originalité de l’un des couples concurrents, je me penche vers quelque autorité locale, de m’entendre répondre : « En effet, ils jouent super… Mais ça n’est pas Pourlet ! » Mais combien de fois n’ai-je pas entendu dans les clubs parisiens : « Ils jouent très bien… Mais ça n’est pas du jazz ! », sentence pouvant se décliner de toutes sortes de façons, ce que mon métier m’a appris à faire avec suffisamment d’adresse pour éviter tant que faire se peut d’être soupçonné d’appartenir à “la brigade du swing”. Mais après tout, si j’apprécie les mélanges, j’aime bien nommer les choses (c’est un peu mon métier) et savoir de quoi on parle.

Dédé Lemeut et Dominique Le Blay © Franck Bergerot

Dédé Lemeut et Dominique Le Blay © Franck Bergerot

Or se présenteront au concours du matin consacré à la marche et à la mélodie, plusieurs cas intéressants. Pourquoi ai-je tout particulièrement aimé le couple André Lemeut (bombarde) et Dominique Le Blay (biniou koz) ? Je ne saurai trop le dire. Sinon une sorte d’intensité, de charisme, de présence… notamment visuelle. L’incompétent écoute avec les yeux. J’ai aimé les voir jouer, l’immense et dégingandé Le Meut et le petit nerveux Le Blay, et j’ai aimé les voir marcher (je me souviens d’un membre jury se penchant vers l’un des concurrents pour lui dire : « Vous avez bien marché. ») Après leur passage, j’apprendrai qu’il s’agissait du même Dédé Le Meut qui se produisit voici deux ans en duo avec Andy Emler à l’orgue dans le cadre du festival de Vannes. Village global est décidément tout petit.

Jean Baron et Guillaume Riccordel © Franck Bergerot

Jean Baron et Guillaume Riccordel © Franck Bergerot

Lorsque le joueur de bombarde Jean Baron s’avance sur l’aire de marche, je ne peux qu’être attentif. Jean Baron est une figure du renouveau breton. J’en possède quelques CD, et me souviens avoir même appris sur l’un d’eux à jouer un aéroplane du pays vannetais sur mon violon. Ce n’est pas la première fois qu’il sonne à Saint-Yves et ce sont toujours des mélodies très singulières, avec pour compère un ancien élève, Guillaume Ricordel au biniou koz. Il y a là quelque chose de l’Andalousie, voire de l’Orient, dans ce mode qu’il transpose de la marche à la mélodie, avec des ornements graciles autour de degrés tendres. Pas étonnant que le fils de Jean Baron se soit mis au oud (Florian Baron est le joueur de oud de Charkha…). Qu’en dira le jury ? Autour d’un petit verre de blanc, tandis que les concurrents se succèdent, il explique que tout originaux qu’ils puissent paraître, les deux airs qu’il vient de jouer sont du pays Pourlet (pour ne pas rompre la convivialité de la conversation, j’ai dédaigné mon petit calepin et j’ai oublié le nom de son maître sonneur dont il les tient), et il commente son goût pour la facture ancienne, pour les modes et tempéraments qu’elle induisait. Regrettant le diktat de la cornemuse en si bémol, il ponctue son discours de bribes chantées à la manière ornementée et forte en gueule des chanteurs de kan a diskan. Et l’écoutant, je me souviens d’une conversation avec le saxophoniste John Surman à qui j’avais demandé d’où lui venaient aux nombreuses notes répétées dans ses compositions et improvisations. Il avait alors entonné quelque chose qu’il attribuait aux églises des Cornouailles (la pointe sud-est de l’Angleterre et non la Cornouaille bretonnne) de son enfance et dont je retrouve ici les accent déclamatifs.

Autre cas de figure, Yannick Martin (bombarde) et Daniel Moigne (biniou braz). Je n’ai hélas pas entendu la totalité des deux prestations de ce couple, mais suffisamment pour m’en faire une idée et pour découvrir que Yannick Martin est noir. Ce qui n’a pas lieu d’étonner dans les concerts de jazz que je fréquente habituellement, a dans un concours de musique bretonne quelque chose d’insolite, même si, en y réfléchissant bien, ça n’est guère plus étonnant que d’entendre un chanteur de blues breton. Ayant déjeuné à sa table, sans oser lui demander ses origines (je me souviens, entre autres, avoir demandé au guitariste Manu Codjia d’où il venait. Pressentant mon attente de quelque origine exotique, il m’avait rétorqué : « ben, j’viens d’Chaumont. »), j’ai fini tout de même par apprendre de sa bouche qu’il était né en Amérique du Sud et qu’il avait été adopté en Bretagne. J’ai aussi appris qu’il pratiquait le sax et la clarinette. Noir ou pas, il n’est pas Pourlet. Mais encore ? Mon interlocuteur précise : « C’est très bien, très technique, mais c’est trop rapide et ça manque d’âme. » Qu’ils aient de la technique, lui et son compère, leur prestation au concours de gavotte en témoigne. Leur nier toute musicalité serait injuste. Mais cette remarque sur l’excès de technique, je peux l’entendre, et tient à tout autre chose qu’à l’origine. Je me la suis faite avec les générations de violonistes irlandais apparus dans les années 1980, tous taillés dans le même moule, la lignée de Sligo de Michael Coleman à Frankie Gavin tirée à l’excès et de devenue la norme comparé le style plus rustique de Padraig O’Keefe dans les Sliabh Luchra ou le plus âpre de John Doherty dans le Donegal. Nous avons connu ça dans le jazz à la même époque, avec l’irruption des néo-boppers, les épigones de Michael Brecker, l’influence du Berklee College, le free parfait d’un certain néo-free… Un autre interlocuteur me dira du couple Martin-Moigne : « Ils ne savent pas chanter. Ça ne chante pas… » Ce qui signifie qu’ils n’ont pas de pratique vocale de leur musique et que par conséquent, ce qui est joué n’est pas intériorisé. Là encore, cette problématique de la musique traverse l’histoire du jazz, avec Louis Armstrong et Chet Baker pour modèle, qui pouvaient lâcher l’instrument et poursuivre leur improvisation en scat… Quoiqu’il en soit, nos deux jeunes gens, visiblement déjà très repérés dans le milieu, ont suffisamment d’atouts pour avoir mérité la deuxième position derrière Marine Le Strat (qui dirige le Bagad Sant Ewan) et Gwenc’hlan Le Gal dans la catégorie biniou braz. Ces deux couples étant qualifiés pour participer en septembre au championnat annuel de Gourin.

La catégorie binou koz a été remportée par Mickael Jouano et Brian Lamour dont je n’ai gardé aucun souvenir, pas même visuel. Etais-je au bar ? Distrait par quelque conversation ? En revanche, Dédé Lemeut et Dominique Le Blay ont mérité la deuxième place et en troisième un couple qui m’avait enchanté et que, faute de connaître leurs noms, j’avais baptisé Les Polyphonistes pour me souvenir d’eux. Un surnom inspiré par une ornementation et des variations très imaginatives et très indépendantes tout en ménageant une très belle cohérence du couple dont je découvre les noms sur le site de Bodadeg ar sonerien  (l’Assemblée des sonneurs): Jeff Le Gouarin et Tudual Hervieux. Or rédigeant ces lignes, je retrouve sur mon bureau dans le très beaux Pioneers of Jazz de Lawrence Gushee quelques lignes de la presse des années 1910, concernant non pas un couple de sonneurs, mais le premier orchestre néo-orléanais noir ayant fait parler de lui hors de La Nouvelle Orléans, entre 1914 et 1917, le Creole Band (voir en notes à l’intention de ceux qui ne m’ont pas pardonné mes gavottes et aux curieux de tous poils). Rien que pour réentendre Jeff Le Gouarin et Tudual Hervieux, je ferais bien le voyage de Gourin en septembre, si je n’étais pas en train de boucler notre numéro d’octobre à cette date. Mais au fait, où est donc passé Jean Barron ?

Ayant posé ce point final interrogatif, je ramasse mes affaires et m’apprête à fermer ma maisonnette pour regagner Paris. Derrière ma haie, on n’entendra plus les vaches. La chute des prix du lait a contraint le jeune fermier à vendre et à se consacrer exclusivement au végétal. Au même moment, les Chinois s’apprêtent à installer deux nouvelles usines de produits laitiers en Centre Bretagne. Les petits agriculteurs bretons sauront-ils satisfaire leurs tarifs ou faudra-t-il les remplacer par les fermes de 1000 vaches. Heures et malheurs du village global • Franck Bergerot

  • * Cet orchestre joue une musique de ragtime que nul n’a jamais entendu auparavant, mais d’une telle manière qu’ils font battre la mesure au public du début à la fin. Aucun des musiciens ne semble jouer la même pièce, mais ensemble, à l’écoute de ce qu’ils produisent, il est impossible d’empêcher son pied de battre. Seattle Post-Intelligencer, 27 octobre 1914.

Les cinq [sic, ils étaient six] hommes de l’orchestre ont une façon très particulière de d’assourdir leurs instruments ce qui leur donne une tonalité étrange et rappelle les sonorités perçantes des instruments orientaux plutôt que les familiers violon et guitare, cornet et trombone d’un orchestre normal. Ce n’est pourtant pas disharmonieux en dépit des plaintes sauvages que ces noirauds [sic… si l’on peut ainsi traduire darkies. On est aux USA en 1915] tirent de leurs instruments. Peoria Transcript (Wisconsin), 21 septembre 1915.

Portés par des arrangements instrumentaux originaux, les airs syncopés et swinguants du Creole Band ont fait battre du pied en mesure chaque spectateur de l’Empire Theater qui faisait le plein hier. Ces garçons de couleur sont des musiciens experts qui ont en outre acquis un étrange talent pour jouer le ragtime avec un balancement original. Il est arrivé que le public s’asseye pour tente de trouver le temps. Lorsqu’il parvenait à attraper cette syncopation sauvage, il explosait en applaudissements, car jamais il n’avait entendu le ragtime aussi bien joué. Rock Island Union, 22 octobre 1915, à propos du séjour à Rock Island (Illinois).

« Parmi les nouveaux venus, la prestation qui suscita le plus l’enthousiasme de l’assistance fut le Creole Ragtime Band, un groupe de musiciens de couleurs qui jouèrent leurs instruments comme s’ils essayaient d’exprimer les climats les plus extravagants de la musique de Richard Straus. » Telegram, 25 janvier 1916 à propos du premier concert du groupe au Winter Garden de New York.

 

 |Pause bretonne, après le bouclage de notre guide des festivals d’été et de notre numéro de juin qui arrive juste en kiosque. Occasion d’observer quelques métissages avant de participer le 30 mai à 18h30 à l’auditorium du Grand Palais à un débat Art et culture métissés : que nous apporte l’autre ?

Mes commentaires consacrés à la scène bretonne sur le bien nommé jazzmagazine.com font surement jaser ceux qui les lisent. Ce qui ne serait probablement pas le cas s’ils portaient sur la scène brésilienne nordestine, le merdoum soudanais ou quelque clarinettiste klezmer. Les musiques du monde n’ont pas le même attrait selon qu’elles induisent des destinations vers le soleil ou pas. Plus une question de moiteur… « Fait humide aujourd’hui » entend-on dire au comptoire d’un bar breton, à l’on entend rétorquer : « Oui, mais c’est pas moite. »

Moite ou pas, la musique du chanteur traditionnel Erik Marchand a su captiver Bojan Zulfikarpasic tout comme le réjouit la population hétéroclite (dont la diversité de teint, la poignée de main et l’habit signale une grande diversité sociologique) qui se presse à l’entrée de la Grand Boutique dans le petit village de Langonnet, 2 000 âmes dispersées sur 8 500 hectares autour d’un petit bourg, dans le Far West breton touché par la désertification rurale. Ce n’est pas la première fois que les deux musiciens, mais le répertoire reste encore tout frais. Un répertoire témoignant de cet équilibre entre enracinement en Centre Bretagne et ouverture à l’Autre qui caractérise le travail d’Erik Marchand qui n’est pas totalement inconnu des amateurs de jazz qui ont pu l’entendre notamment auprès de François Tusques dans les années 1970, puis de Louis Sclavis invité du Quintette de clarinettes de Bretagne et enfin de Paolo Fresu et Jacques Pellen dans le formidable album “Condaghes”.

Et si j’ai titré mon papier “Erik Marchand le balkanique”, c’est qu’il fréquente cette région depuis fort longtemps, s’appuyant sur une intime fréquentation des musiques tsiganes pour tenter des rapprochements qu’il a su défendre avec la plus grande pertinence et qu’il a par la suite élargi à d’autres traditions (turque, kurde, corse, sarde, albanaise, malienne), sans jamais se prendre les pieds dans le tapis. Avec Bojan Z, il privilégie ces liens qu’il a su tisser entre musiques bretonnes et balkaniques, s’autorisant cependant un détour vers le Portugal de Carlos Paredes. Titré “Bojan Z le breton” est plus discutable tant il est sollicité sur ses terres d’origine. Il s’y montre fantasque et capricant, les sinuosités et les ornements habituellement confiés aux cordes frottées ou aux anches, n’étant pas sans faire prendre au piano le risque de la joliesse. Aussi l’a-t-on préféré dans son introduction au concert, où ses harmonies explorèrent des zones modales insondables, lorsque Erik Marchand emprunte au répertoire de la regrettée harpiste Kristen Noguès dont les véhémentes abstractions confèrent au concert une grandeur soudaine, ou lorsque Bojan passe du piano au tempérament égal au Fender-Rhodes accordé selon un tempérament inégal choisi par son compère. Alors, tant les sonorités du Fender-Rhodes et les effets électroniques associés que les nouvelles couleurs mélodiques et les frottements avec le piano acoustique, nous donne accès à des passages jusque-là dérobés à notre entendement. « Et bien sûr, me rétorque Erik Marchand, sarcastique derrière la fente de ses yeux de vieil Algonquin, Monsieur le jazz critic a préféré les moments les plus jazz. » Hé ! On ne se refait pas.

Et Bojan rit de son rire de baryton-basse. Il est heureux d’être là, après une semaine d’un stage adressé aux enseignants en musique réciproquement heureux de cette rencontre. « La grosse claque », commente la harpiste Clotilde Trouillaud

Gurvant Le Gac et Pierre-Laurent Bertolino étaient “aux anges”

Deux jours auparavant, le 26 mai, Bojan Z et ses stagiaires se retrouvaient parmi les auditeurs du café Aux Anges, à quelques kilomètres de Malguénac (et son festival Arts ds Villes et Arts des Champs, où le troisième week end d’août nous irons écouter Marc Ducret, Emmanuel Bex et quelques autres). Ce café est situé sur la commune de Guern, dans le petit village de Quelven, face à l’église dont l’orgue me fait rêver d’y entendre un jour le formidable programme “Pause” d’Andy Emler. Chaque année, le jour de l’Assomption, on vient y assister à la descente d’un ange pyrophore, le long d’une corde du haut du clocher. Aux Anges relève de la grande tradition des cafés-concerts bretons qui connut son âge d’or au début des années 1980, en un temps où il était possible pour un groupe de tourner en Bretagne plusieurs jours de suite, jusqu’à deux semaines, sans grands déplacements. Aux Anges a résisté à la vague de réglementation qui n’a pas eu que des bons côtés. Le jeudi, Jean-Marie le taulier y prépare le repas des amis. Les concerts y ont lieu le vendredi, et l’on put y entendre récemment les groupes de Gilles Coranado, Sylvaine Hélary, Faustine Audebert…

Duo Bertolino Le Gac

Duo Berolino Le Gac

Ce 26 mai, le concert tombait un jeudi, jour de repas des amis, d’où un public un rien turbulent pour un programme plutôt intimiste, flûtes traversières baroques du Breton Gurvant Le Gac et vielle à roue électrique du Marseillais Pierre-Laurnet Bertolion. Saluant la prestation du groupe Charkha à Malguénac en 2014, j’avais été impressionné par le vocabulaire de cet flûtiste improvisateur visiblement autodidacte, formé à l’école du fest-noz. C’est cette faconde que je retrouve ce 26 mai, d’abord avec une première pièce totalement improvisée qui condense toute l’identité du duo, dans la lignée des écoles répétitives-minimalistes, à partir d’une série de motifs s’enchaînant les uns aux autres par variations progressives, micro-développements, déformations, parfois ponctués d’une brève échappée libre. Le flûtiste plutôt dans une situation de soliste, le vieilleux plus dans un rôle orchestral de proposition (grooves, climats, couleurs timbrales ou modales), de réplique ou d’accompagnement. La vielle en elle-même (timbre riche en harmoniques, jeu simultané sur plusieurs chanterelles, bourdons, cordes sympathiques), et à plus forte raison, telle qu’elle est jouée par Bertolino et conçue par son luthier, a des capacités orchestrales qu’il amplifiera plus particulièrement en seconde partie à l’aide des boucles permises par son appareillage électronique, mais c’est presque la partie la plus banale du concert, tant la dimension polyrythmique du duo s’impose avant même qu’aucune des pédales n’aient été déclenchées, Le Gac jouant à lui seul de la polyrythmie par les glissements métriques qui semblent le posséder.

Quelques mots échangés en fin de concert, confirme le parcours autodidacte de Gurvant Le Gac. Influence irlandaise (les flûtes baroques sont arrivées dans la musique bretonne par le biais de la musique irlandaise où leur usage est séculaire, et certains motifs de Le Gac m’ont rappelé des couleurs entendues à l’écoute du groupe irlandais Moving Hearts) ? Pas vraiment, sinon par l’intermédiaire du flûtiste breton Jean-Michel Veillon qu’il dit avoir beaucoup écouté… ainsi que John Coltrane. Etudié ? Relevé ? Non, juste écouté, précise-t-il en soulignant qu’il n’a aucun bagage théorique et qu’il ne lit pas la musique. Et de saluer au passage tout ce qu’il apprend de ses comparses de Charkha, notamment Faustine Audebert, la chanteuse du groupe, par ailleurs pianiste au sein de son groupe Faustine et qui a multiplié les expériences, du récent stage avec Bojan Z à différentes rencontres avec Stéphane Payen, Barak Schmoll, Steve Coleman… Une influence notamment rythmique que l’on retrouve dans le morceau Daet oc’h  de Charkha désormais objet d’un clip, ainsi que dans ce concert en duo.

Pardonnez mes gavottes* (Pardon my gavottes)

* D’après Pardon My Rags de Keith Jarrett (solo de piano sur “El Juicio”, dont le titre signifiait “Pardonnez mes haillons”, mais aussi “Pardonnez mes ragtimes”.

Si ces deux concerts comptaient parmi les raisons qui m’attiraient en Bretagne cette semaine-ci, une autre était au moins aussi importante à mes yeux, le Pardon de Sant Ewan (Saint-Yves) qui se tenait le 22 mai, comme chaque année le quatrième dimanche du mois de mai. J’ai déjà raconté en 2014, que la fête patronale de Saint-Yves, village sur la commune de Bubry (au nord de Lorient, au Sud de Pontivy) est l’occasion du trophée Pierre Bédard et que, tandis qu’une partie du village se rend à l’église célébrer son saint patron, l’autre partie se rend au bar sur la terrasse duquel se tient un concours de sonneurs en couple biniou-bombarde, en deux catégories, biniou koz (la petite cornemuse sopranino habituellement appelée biniou) et biniou braz (la grande cornemuse importé d’Ecosse, communément appelée bagpipe). L’après-midi, après un grand banquet à la Maison des associations, l’ancien presbytère dont les divers associations laïques et religieuses se sont partagé les travaux de réfection, d’aménagement et d’agrandissement, et où le bagad Sant Ewan se prépare tout au long de l’année pour le festival interceltique de Lorient, se déroule la seconde partie de la manifestation au cours de laquelle les différents couples concurrents font danser l’assistance parmi laquelle quelques danseurs portent dossards, sous l’œil d’un second jury, pour le concours de gavotte Pourlet.

Trophée Pierre Bédard 2016. Je prends ma première photo numérique… Raté © Franck Bergerot

Trophée Pierre Bédard 2016. Le rédac’chef de Jazz Magazine prend sa première photo numérique… Raté © Franck Bergerot

Car nous sommes en pays Pourlet. Et, tout comme la langue se mange en entrée du banquet à la sauce Pourlet (et l’un de sonneurs concurrents avouaient à table ne concourir au trophée que pour manger la fameuse langue Pourlet de Saint-Yves), la musique jouée par les sonneurs se doit d’être Pourlet. Assistant à ce trophée pour le seul plaisir des oreilles, en ayant déposé à l’entrée du village ma toge et mon chapeau pointu de jazz-critic et quelques autres soucis afférant à ma fonction, je n’ai toujours pas pris la peine d’assimiler en quoi le style Pourlet consistait – musicalement parlant… la gavotte Pourlet étant plus facilement identifiable quant à sa chorégraphie. Si j’ai repéré quelques marches, mélodies et gavottes qui sont joués ici chaque année, je suis toujours surpris lorsque, ayant particulièrement apprécié l’originalité de l’un des couples concurrents, je me penche vers quelque autorité locale, de m’entendre répondre : « En effet, ils jouent super… Mais ça n’est pas Pourlet ! » Mais combien de fois n’ai-je pas entendu dans les clubs parisiens : « Ils jouent très bien… Mais ça n’est pas du jazz ! », sentence pouvant se décliner de toutes sortes de façons, ce que mon métier m’a appris à faire avec suffisamment d’adresse pour éviter tant que faire se peut d’être soupçonné d’appartenir à “la brigade du swing”. Mais après tout, si j’apprécie les mélanges, j’aime bien nommer les choses (c’est un peu mon métier) et savoir de quoi on parle.

Dédé Lemeut et Dominique Le Blay © Franck Bergerot

Dédé Lemeut et Dominique Le Blay © Franck Bergerot

Or se présenteront au concours du matin consacré à la marche et à la mélodie, plusieurs cas intéressants. Pourquoi ai-je tout particulièrement aimé le couple André Lemeut (bombarde) et Dominique Le Blay (biniou koz) ? Je ne saurai trop le dire. Sinon une sorte d’intensité, de charisme, de présence… notamment visuelle. L’incompétent écoute avec les yeux. J’ai aimé les voir jouer, l’immense et dégingandé Le Meut et le petit nerveux Le Blay, et j’ai aimé les voir marcher (je me souviens d’un membre jury se penchant vers l’un des concurrents pour lui dire : « Vous avez bien marché. ») Après leur passage, j’apprendrai qu’il s’agissait du même Dédé Le Meut qui se produisit voici deux ans en duo avec Andy Emler à l’orgue dans le cadre du festival de Vannes. Village global est décidément tout petit.

Jean Baron et Guillaume Riccordel © Franck Bergerot

Jean Baron et Guillaume Riccordel © Franck Bergerot

Lorsque le joueur de bombarde Jean Baron s’avance sur l’aire de marche, je ne peux qu’être attentif. Jean Baron est une figure du renouveau breton. J’en possède quelques CD, et me souviens avoir même appris sur l’un d’eux à jouer un aéroplane du pays vannetais sur mon violon. Ce n’est pas la première fois qu’il sonne à Saint-Yves et ce sont toujours des mélodies très singulières, avec pour compère un ancien élève, Guillaume Ricordel au biniou koz. Il y a là quelque chose de l’Andalousie, voire de l’Orient, dans ce mode qu’il transpose de la marche à la mélodie, avec des ornements graciles autour de degrés tendres. Pas étonnant que le fils de Jean Baron se soit mis au oud (Florian Baron est le joueur de oud de Charkha…). Qu’en dira le jury ? Autour d’un petit verre de blanc, tandis que les concurrents se succèdent, il explique que tout originaux qu’ils puissent paraître, les deux airs qu’il vient de jouer sont du pays Pourlet (pour ne pas rompre la convivialité de la conversation, j’ai dédaigné mon petit calepin et j’ai oublié le nom de son maître sonneur dont il les tient), et il commente son goût pour la facture ancienne, pour les modes et tempéraments qu’elle induisait. Regrettant le diktat de la cornemuse en si bémol, il ponctue son discours de bribes chantées à la manière ornementée et forte en gueule des chanteurs de kan a diskan. Et l’écoutant, je me souviens d’une conversation avec le saxophoniste John Surman à qui j’avais demandé d’où lui venaient aux nombreuses notes répétées dans ses compositions et improvisations. Il avait alors entonné quelque chose qu’il attribuait aux églises des Cornouailles (la pointe sud-est de l’Angleterre et non la Cornouaille bretonnne) de son enfance et dont je retrouve ici les accent déclamatifs.

Autre cas de figure, Yannick Martin (bombarde) et Daniel Moigne (biniou braz). Je n’ai hélas pas entendu la totalité des deux prestations de ce couple, mais suffisamment pour m’en faire une idée et pour découvrir que Yannick Martin est noir. Ce qui n’a pas lieu d’étonner dans les concerts de jazz que je fréquente habituellement, a dans un concours de musique bretonne quelque chose d’insolite, même si, en y réfléchissant bien, ça n’est guère plus étonnant que d’entendre un chanteur de blues breton. Ayant déjeuné à sa table, sans oser lui demander ses origines (je me souviens, entre autres, avoir demandé au guitariste Manu Codjia d’où il venait. Pressentant mon attente de quelque origine exotique, il m’avait rétorqué : « ben, j’viens d’Chaumont. »), j’ai fini tout de même par apprendre de sa bouche qu’il était né en Amérique du Sud et qu’il avait été adopté en Bretagne. J’ai aussi appris qu’il pratiquait le sax et la clarinette. Noir ou pas, il n’est pas Pourlet. Mais encore ? Mon interlocuteur précise : « C’est très bien, très technique, mais c’est trop rapide et ça manque d’âme. » Qu’ils aient de la technique, lui et son compère, leur prestation au concours de gavotte en témoigne. Leur nier toute musicalité serait injuste. Mais cette remarque sur l’excès de technique, je peux l’entendre, et tient à tout autre chose qu’à l’origine. Je me la suis faite avec les générations de violonistes irlandais apparus dans les années 1980, tous taillés dans le même moule, la lignée de Sligo de Michael Coleman à Frankie Gavin tirée à l’excès et de devenue la norme comparé le style plus rustique de Padraig O’Keefe dans les Sliabh Luchra ou le plus âpre de John Doherty dans le Donegal. Nous avons connu ça dans le jazz à la même époque, avec l’irruption des néo-boppers, les épigones de Michael Brecker, l’influence du Berklee College, le free parfait d’un certain néo-free… Un autre interlocuteur me dira du couple Martin-Moigne : « Ils ne savent pas chanter. Ça ne chante pas… » Ce qui signifie qu’ils n’ont pas de pratique vocale de leur musique et que par conséquent, ce qui est joué n’est pas intériorisé. Là encore, cette problématique de la musique traverse l’histoire du jazz, avec Louis Armstrong et Chet Baker pour modèle, qui pouvaient lâcher l’instrument et poursuivre leur improvisation en scat… Quoiqu’il en soit, nos deux jeunes gens, visiblement déjà très repérés dans le milieu, ont suffisamment d’atouts pour avoir mérité la deuxième position derrière Marine Le Strat (qui dirige le Bagad Sant Ewan) et Gwenc’hlan Le Gal dans la catégorie biniou braz. Ces deux couples étant qualifiés pour participer en septembre au championnat annuel de Gourin.

La catégorie binou koz a été remportée par Mickael Jouano et Brian Lamour dont je n’ai gardé aucun souvenir, pas même visuel. Etais-je au bar ? Distrait par quelque conversation ? En revanche, Dédé Lemeut et Dominique Le Blay ont mérité la deuxième place et en troisième un couple qui m’avait enchanté et que, faute de connaître leurs noms, j’avais baptisé Les Polyphonistes pour me souvenir d’eux. Un surnom inspiré par une ornementation et des variations très imaginatives et très indépendantes tout en ménageant une très belle cohérence du couple dont je découvre les noms sur le site de Bodadeg ar sonerien  (l’Assemblée des sonneurs): Jeff Le Gouarin et Tudual Hervieux. Or rédigeant ces lignes, je retrouve sur mon bureau dans le très beaux Pioneers of Jazz de Lawrence Gushee quelques lignes de la presse des années 1910, concernant non pas un couple de sonneurs, mais le premier orchestre néo-orléanais noir ayant fait parler de lui hors de La Nouvelle Orléans, entre 1914 et 1917, le Creole Band (voir en notes à l’intention de ceux qui ne m’ont pas pardonné mes gavottes et aux curieux de tous poils). Rien que pour réentendre Jeff Le Gouarin et Tudual Hervieux, je ferais bien le voyage de Gourin en septembre, si je n’étais pas en train de boucler notre numéro d’octobre à cette date. Mais au fait, où est donc passé Jean Barron ?

Ayant posé ce point final interrogatif, je ramasse mes affaires et m’apprête à fermer ma maisonnette pour regagner Paris. Derrière ma haie, on n’entendra plus les vaches. La chute des prix du lait a contraint le jeune fermier à vendre et à se consacrer exclusivement au végétal. Au même moment, les Chinois s’apprêtent à installer deux nouvelles usines de produits laitiers en Centre Bretagne. Les petits agriculteurs bretons sauront-ils satisfaire leurs tarifs ou faudra-t-il les remplacer par les fermes de 1000 vaches. Heures et malheurs du village global • Franck Bergerot

  • * Cet orchestre joue une musique de ragtime que nul n’a jamais entendu auparavant, mais d’une telle manière qu’ils font battre la mesure au public du début à la fin. Aucun des musiciens ne semble jouer la même pièce, mais ensemble, à l’écoute de ce qu’ils produisent, il est impossible d’empêcher son pied de battre. Seattle Post-Intelligencer, 27 octobre 1914.

Les cinq [sic, ils étaient six] hommes de l’orchestre ont une façon très particulière de d’assourdir leurs instruments ce qui leur donne une tonalité étrange et rappelle les sonorités perçantes des instruments orientaux plutôt que les familiers violon et guitare, cornet et trombone d’un orchestre normal. Ce n’est pourtant pas disharmonieux en dépit des plaintes sauvages que ces noirauds [sic… si l’on peut ainsi traduire darkies. On est aux USA en 1915] tirent de leurs instruments. Peoria Transcript (Wisconsin), 21 septembre 1915.

Portés par des arrangements instrumentaux originaux, les airs syncopés et swinguants du Creole Band ont fait battre du pied en mesure chaque spectateur de l’Empire Theater qui faisait le plein hier. Ces garçons de couleur sont des musiciens experts qui ont en outre acquis un étrange talent pour jouer le ragtime avec un balancement original. Il est arrivé que le public s’asseye pour tente de trouver le temps. Lorsqu’il parvenait à attraper cette syncopation sauvage, il explosait en applaudissements, car jamais il n’avait entendu le ragtime aussi bien joué. Rock Island Union, 22 octobre 1915, à propos du séjour à Rock Island (Illinois).

« Parmi les nouveaux venus, la prestation qui suscita le plus l’enthousiasme de l’assistance fut le Creole Ragtime Band, un groupe de musiciens de couleurs qui jouèrent leurs instruments comme s’ils essayaient d’exprimer les climats les plus extravagants de la musique de Richard Straus. » Telegram, 25 janvier 1916 à propos du premier concert du groupe au Winter Garden de New York.

 

 |Pause bretonne, après le bouclage de notre guide des festivals d’été et de notre numéro de juin qui arrive juste en kiosque. Occasion d’observer quelques métissages avant de participer le 30 mai à 18h30 à l’auditorium du Grand Palais à un débat Art et culture métissés : que nous apporte l’autre ?

Mes commentaires consacrés à la scène bretonne sur le bien nommé jazzmagazine.com font surement jaser ceux qui les lisent. Ce qui ne serait probablement pas le cas s’ils portaient sur la scène brésilienne nordestine, le merdoum soudanais ou quelque clarinettiste klezmer. Les musiques du monde n’ont pas le même attrait selon qu’elles induisent des destinations vers le soleil ou pas. Plus une question de moiteur… « Fait humide aujourd’hui » entend-on dire au comptoire d’un bar breton, à l’on entend rétorquer : « Oui, mais c’est pas moite. »

Moite ou pas, la musique du chanteur traditionnel Erik Marchand a su captiver Bojan Zulfikarpasic tout comme le réjouit la population hétéroclite (dont la diversité de teint, la poignée de main et l’habit signale une grande diversité sociologique) qui se presse à l’entrée de la Grand Boutique dans le petit village de Langonnet, 2 000 âmes dispersées sur 8 500 hectares autour d’un petit bourg, dans le Far West breton touché par la désertification rurale. Ce n’est pas la première fois que les deux musiciens, mais le répertoire reste encore tout frais. Un répertoire témoignant de cet équilibre entre enracinement en Centre Bretagne et ouverture à l’Autre qui caractérise le travail d’Erik Marchand qui n’est pas totalement inconnu des amateurs de jazz qui ont pu l’entendre notamment auprès de François Tusques dans les années 1970, puis de Louis Sclavis invité du Quintette de clarinettes de Bretagne et enfin de Paolo Fresu et Jacques Pellen dans le formidable album “Condaghes”.

Et si j’ai titré mon papier “Erik Marchand le balkanique”, c’est qu’il fréquente cette région depuis fort longtemps, s’appuyant sur une intime fréquentation des musiques tsiganes pour tenter des rapprochements qu’il a su défendre avec la plus grande pertinence et qu’il a par la suite élargi à d’autres traditions (turque, kurde, corse, sarde, albanaise, malienne), sans jamais se prendre les pieds dans le tapis. Avec Bojan Z, il privilégie ces liens qu’il a su tisser entre musiques bretonnes et balkaniques, s’autorisant cependant un détour vers le Portugal de Carlos Paredes. Titré “Bojan Z le breton” est plus discutable tant il est sollicité sur ses terres d’origine. Il s’y montre fantasque et capricant, les sinuosités et les ornements habituellement confiés aux cordes frottées ou aux anches, n’étant pas sans faire prendre au piano le risque de la joliesse. Aussi l’a-t-on préféré dans son introduction au concert, où ses harmonies explorèrent des zones modales insondables, lorsque Erik Marchand emprunte au répertoire de la regrettée harpiste Kristen Noguès dont les véhémentes abstractions confèrent au concert une grandeur soudaine, ou lorsque Bojan passe du piano au tempérament égal au Fender-Rhodes accordé selon un tempérament inégal choisi par son compère. Alors, tant les sonorités du Fender-Rhodes et les effets électroniques associés que les nouvelles couleurs mélodiques et les frottements avec le piano acoustique, nous donne accès à des passages jusque-là dérobés à notre entendement. « Et bien sûr, me rétorque Erik Marchand, sarcastique derrière la fente de ses yeux de vieil Algonquin, Monsieur le jazz critic a préféré les moments les plus jazz. » Hé ! On ne se refait pas.

Et Bojan rit de son rire de baryton-basse. Il est heureux d’être là, après une semaine d’un stage adressé aux enseignants en musique réciproquement heureux de cette rencontre. « La grosse claque », commente la harpiste Clotilde Trouillaud

Gurvant Le Gac et Pierre-Laurent Bertolino étaient “aux anges”

Deux jours auparavant, le 26 mai, Bojan Z et ses stagiaires se retrouvaient parmi les auditeurs du café Aux Anges, à quelques kilomètres de Malguénac (et son festival Arts ds Villes et Arts des Champs, où le troisième week end d’août nous irons écouter Marc Ducret, Emmanuel Bex et quelques autres). Ce café est situé sur la commune de Guern, dans le petit village de Quelven, face à l’église dont l’orgue me fait rêver d’y entendre un jour le formidable programme “Pause” d’Andy Emler. Chaque année, le jour de l’Assomption, on vient y assister à la descente d’un ange pyrophore, le long d’une corde du haut du clocher. Aux Anges relève de la grande tradition des cafés-concerts bretons qui connut son âge d’or au début des années 1980, en un temps où il était possible pour un groupe de tourner en Bretagne plusieurs jours de suite, jusqu’à deux semaines, sans grands déplacements. Aux Anges a résisté à la vague de réglementation qui n’a pas eu que des bons côtés. Le jeudi, Jean-Marie le taulier y prépare le repas des amis. Les concerts y ont lieu le vendredi, et l’on put y entendre récemment les groupes de Gilles Coranado, Sylvaine Hélary, Faustine Audebert…

Duo Bertolino Le Gac

Duo Berolino Le Gac

Ce 26 mai, le concert tombait un jeudi, jour de repas des amis, d’où un public un rien turbulent pour un programme plutôt intimiste, flûtes traversières baroques du Breton Gurvant Le Gac et vielle à roue électrique du Marseillais Pierre-Laurnet Bertolion. Saluant la prestation du groupe Charkha à Malguénac en 2014, j’avais été impressionné par le vocabulaire de cet flûtiste improvisateur visiblement autodidacte, formé à l’école du fest-noz. C’est cette faconde que je retrouve ce 26 mai, d’abord avec une première pièce totalement improvisée qui condense toute l’identité du duo, dans la lignée des écoles répétitives-minimalistes, à partir d’une série de motifs s’enchaînant les uns aux autres par variations progressives, micro-développements, déformations, parfois ponctués d’une brève échappée libre. Le flûtiste plutôt dans une situation de soliste, le vieilleux plus dans un rôle orchestral de proposition (grooves, climats, couleurs timbrales ou modales), de réplique ou d’accompagnement. La vielle en elle-même (timbre riche en harmoniques, jeu simultané sur plusieurs chanterelles, bourdons, cordes sympathiques), et à plus forte raison, telle qu’elle est jouée par Bertolino et conçue par son luthier, a des capacités orchestrales qu’il amplifiera plus particulièrement en seconde partie à l’aide des boucles permises par son appareillage électronique, mais c’est presque la partie la plus banale du concert, tant la dimension polyrythmique du duo s’impose avant même qu’aucune des pédales n’aient été déclenchées, Le Gac jouant à lui seul de la polyrythmie par les glissements métriques qui semblent le posséder.

Quelques mots échangés en fin de concert, confirme le parcours autodidacte de Gurvant Le Gac. Influence irlandaise (les flûtes baroques sont arrivées dans la musique bretonne par le biais de la musique irlandaise où leur usage est séculaire, et certains motifs de Le Gac m’ont rappelé des couleurs entendues à l’écoute du groupe irlandais Moving Hearts) ? Pas vraiment, sinon par l’intermédiaire du flûtiste breton Jean-Michel Veillon qu’il dit avoir beaucoup écouté… ainsi que John Coltrane. Etudié ? Relevé ? Non, juste écouté, précise-t-il en soulignant qu’il n’a aucun bagage théorique et qu’il ne lit pas la musique. Et de saluer au passage tout ce qu’il apprend de ses comparses de Charkha, notamment Faustine Audebert, la chanteuse du groupe, par ailleurs pianiste au sein de son groupe Faustine et qui a multiplié les expériences, du récent stage avec Bojan Z à différentes rencontres avec Stéphane Payen, Barak Schmoll, Steve Coleman… Une influence notamment rythmique que l’on retrouve dans le morceau Daet oc’h  de Charkha désormais objet d’un clip, ainsi que dans ce concert en duo.

Pardonnez mes gavottes* (Pardon my gavottes)

* D’après Pardon My Rags de Keith Jarrett (solo de piano sur “El Juicio”, dont le titre signifiait “Pardonnez mes haillons”, mais aussi “Pardonnez mes ragtimes”.

Si ces deux concerts comptaient parmi les raisons qui m’attiraient en Bretagne cette semaine-ci, une autre était au moins aussi importante à mes yeux, le Pardon de Sant Ewan (Saint-Yves) qui se tenait le 22 mai, comme chaque année le quatrième dimanche du mois de mai. J’ai déjà raconté en 2014, que la fête patronale de Saint-Yves, village sur la commune de Bubry (au nord de Lorient, au Sud de Pontivy) est l’occasion du trophée Pierre Bédard et que, tandis qu’une partie du village se rend à l’église célébrer son saint patron, l’autre partie se rend au bar sur la terrasse duquel se tient un concours de sonneurs en couple biniou-bombarde, en deux catégories, biniou koz (la petite cornemuse sopranino habituellement appelée biniou) et biniou braz (la grande cornemuse importé d’Ecosse, communément appelée bagpipe). L’après-midi, après un grand banquet à la Maison des associations, l’ancien presbytère dont les divers associations laïques et religieuses se sont partagé les travaux de réfection, d’aménagement et d’agrandissement, et où le bagad Sant Ewan se prépare tout au long de l’année pour le festival interceltique de Lorient, se déroule la seconde partie de la manifestation au cours de laquelle les différents couples concurrents font danser l’assistance parmi laquelle quelques danseurs portent dossards, sous l’œil d’un second jury, pour le concours de gavotte Pourlet.

Trophée Pierre Bédard 2016. Je prends ma première photo numérique… Raté © Franck Bergerot

Trophée Pierre Bédard 2016. Le rédac’chef de Jazz Magazine prend sa première photo numérique… Raté © Franck Bergerot

Car nous sommes en pays Pourlet. Et, tout comme la langue se mange en entrée du banquet à la sauce Pourlet (et l’un de sonneurs concurrents avouaient à table ne concourir au trophée que pour manger la fameuse langue Pourlet de Saint-Yves), la musique jouée par les sonneurs se doit d’être Pourlet. Assistant à ce trophée pour le seul plaisir des oreilles, en ayant déposé à l’entrée du village ma toge et mon chapeau pointu de jazz-critic et quelques autres soucis afférant à ma fonction, je n’ai toujours pas pris la peine d’assimiler en quoi le style Pourlet consistait – musicalement parlant… la gavotte Pourlet étant plus facilement identifiable quant à sa chorégraphie. Si j’ai repéré quelques marches, mélodies et gavottes qui sont joués ici chaque année, je suis toujours surpris lorsque, ayant particulièrement apprécié l’originalité de l’un des couples concurrents, je me penche vers quelque autorité locale, de m’entendre répondre : « En effet, ils jouent super… Mais ça n’est pas Pourlet ! » Mais combien de fois n’ai-je pas entendu dans les clubs parisiens : « Ils jouent très bien… Mais ça n’est pas du jazz ! », sentence pouvant se décliner de toutes sortes de façons, ce que mon métier m’a appris à faire avec suffisamment d’adresse pour éviter tant que faire se peut d’être soupçonné d’appartenir à “la brigade du swing”. Mais après tout, si j’apprécie les mélanges, j’aime bien nommer les choses (c’est un peu mon métier) et savoir de quoi on parle.

Dédé Lemeut et Dominique Le Blay © Franck Bergerot

Dédé Lemeut et Dominique Le Blay © Franck Bergerot

Or se présenteront au concours du matin consacré à la marche et à la mélodie, plusieurs cas intéressants. Pourquoi ai-je tout particulièrement aimé le couple André Lemeut (bombarde) et Dominique Le Blay (biniou koz) ? Je ne saurai trop le dire. Sinon une sorte d’intensité, de charisme, de présence… notamment visuelle. L’incompétent écoute avec les yeux. J’ai aimé les voir jouer, l’immense et dégingandé Le Meut et le petit nerveux Le Blay, et j’ai aimé les voir marcher (je me souviens d’un membre jury se penchant vers l’un des concurrents pour lui dire : « Vous avez bien marché. ») Après leur passage, j’apprendrai qu’il s’agissait du même Dédé Le Meut qui se produisit voici deux ans en duo avec Andy Emler à l’orgue dans le cadre du festival de Vannes. Village global est décidément tout petit.

Jean Baron et Guillaume Riccordel © Franck Bergerot

Jean Baron et Guillaume Riccordel © Franck Bergerot

Lorsque le joueur de bombarde Jean Baron s’avance sur l’aire de marche, je ne peux qu’être attentif. Jean Baron est une figure du renouveau breton. J’en possède quelques CD, et me souviens avoir même appris sur l’un d’eux à jouer un aéroplane du pays vannetais sur mon violon. Ce n’est pas la première fois qu’il sonne à Saint-Yves et ce sont toujours des mélodies très singulières, avec pour compère un ancien élève, Guillaume Ricordel au biniou koz. Il y a là quelque chose de l’Andalousie, voire de l’Orient, dans ce mode qu’il transpose de la marche à la mélodie, avec des ornements graciles autour de degrés tendres. Pas étonnant que le fils de Jean Baron se soit mis au oud (Florian Baron est le joueur de oud de Charkha…). Qu’en dira le jury ? Autour d’un petit verre de blanc, tandis que les concurrents se succèdent, il explique que tout originaux qu’ils puissent paraître, les deux airs qu’il vient de jouer sont du pays Pourlet (pour ne pas rompre la convivialité de la conversation, j’ai dédaigné mon petit calepin et j’ai oublié le nom de son maître sonneur dont il les tient), et il commente son goût pour la facture ancienne, pour les modes et tempéraments qu’elle induisait. Regrettant le diktat de la cornemuse en si bémol, il ponctue son discours de bribes chantées à la manière ornementée et forte en gueule des chanteurs de kan a diskan. Et l’écoutant, je me souviens d’une conversation avec le saxophoniste John Surman à qui j’avais demandé d’où lui venaient aux nombreuses notes répétées dans ses compositions et improvisations. Il avait alors entonné quelque chose qu’il attribuait aux églises des Cornouailles (la pointe sud-est de l’Angleterre et non la Cornouaille bretonnne) de son enfance et dont je retrouve ici les accent déclamatifs.

Autre cas de figure, Yannick Martin (bombarde) et Daniel Moigne (biniou braz). Je n’ai hélas pas entendu la totalité des deux prestations de ce couple, mais suffisamment pour m’en faire une idée et pour découvrir que Yannick Martin est noir. Ce qui n’a pas lieu d’étonner dans les concerts de jazz que je fréquente habituellement, a dans un concours de musique bretonne quelque chose d’insolite, même si, en y réfléchissant bien, ça n’est guère plus étonnant que d’entendre un chanteur de blues breton. Ayant déjeuné à sa table, sans oser lui demander ses origines (je me souviens, entre autres, avoir demandé au guitariste Manu Codjia d’où il venait. Pressentant mon attente de quelque origine exotique, il m’avait rétorqué : « ben, j’viens d’Chaumont. »), j’ai fini tout de même par apprendre de sa bouche qu’il était né en Amérique du Sud et qu’il avait été adopté en Bretagne. J’ai aussi appris qu’il pratiquait le sax et la clarinette. Noir ou pas, il n’est pas Pourlet. Mais encore ? Mon interlocuteur précise : « C’est très bien, très technique, mais c’est trop rapide et ça manque d’âme. » Qu’ils aient de la technique, lui et son compère, leur prestation au concours de gavotte en témoigne. Leur nier toute musicalité serait injuste. Mais cette remarque sur l’excès de technique, je peux l’entendre, et tient à tout autre chose qu’à l’origine. Je me la suis faite avec les générations de violonistes irlandais apparus dans les années 1980, tous taillés dans le même moule, la lignée de Sligo de Michael Coleman à Frankie Gavin tirée à l’excès et de devenue la norme comparé le style plus rustique de Padraig O’Keefe dans les Sliabh Luchra ou le plus âpre de John Doherty dans le Donegal. Nous avons connu ça dans le jazz à la même époque, avec l’irruption des néo-boppers, les épigones de Michael Brecker, l’influence du Berklee College, le free parfait d’un certain néo-free… Un autre interlocuteur me dira du couple Martin-Moigne : « Ils ne savent pas chanter. Ça ne chante pas… » Ce qui signifie qu’ils n’ont pas de pratique vocale de leur musique et que par conséquent, ce qui est joué n’est pas intériorisé. Là encore, cette problématique de la musique traverse l’histoire du jazz, avec Louis Armstrong et Chet Baker pour modèle, qui pouvaient lâcher l’instrument et poursuivre leur improvisation en scat… Quoiqu’il en soit, nos deux jeunes gens, visiblement déjà très repérés dans le milieu, ont suffisamment d’atouts pour avoir mérité la deuxième position derrière Marine Le Strat (qui dirige le Bagad Sant Ewan) et Gwenc’hlan Le Gal dans la catégorie biniou braz. Ces deux couples étant qualifiés pour participer en septembre au championnat annuel de Gourin.

La catégorie binou koz a été remportée par Mickael Jouano et Brian Lamour dont je n’ai gardé aucun souvenir, pas même visuel. Etais-je au bar ? Distrait par quelque conversation ? En revanche, Dédé Lemeut et Dominique Le Blay ont mérité la deuxième place et en troisième un couple qui m’avait enchanté et que, faute de connaître leurs noms, j’avais baptisé Les Polyphonistes pour me souvenir d’eux. Un surnom inspiré par une ornementation et des variations très imaginatives et très indépendantes tout en ménageant une très belle cohérence du couple dont je découvre les noms sur le site de Bodadeg ar sonerien  (l’Assemblée des sonneurs): Jeff Le Gouarin et Tudual Hervieux. Or rédigeant ces lignes, je retrouve sur mon bureau dans le très beaux Pioneers of Jazz de Lawrence Gushee quelques lignes de la presse des années 1910, concernant non pas un couple de sonneurs, mais le premier orchestre néo-orléanais noir ayant fait parler de lui hors de La Nouvelle Orléans, entre 1914 et 1917, le Creole Band (voir en notes à l’intention de ceux qui ne m’ont pas pardonné mes gavottes et aux curieux de tous poils). Rien que pour réentendre Jeff Le Gouarin et Tudual Hervieux, je ferais bien le voyage de Gourin en septembre, si je n’étais pas en train de boucler notre numéro d’octobre à cette date. Mais au fait, où est donc passé Jean Barron ?

Ayant posé ce point final interrogatif, je ramasse mes affaires et m’apprête à fermer ma maisonnette pour regagner Paris. Derrière ma haie, on n’entendra plus les vaches. La chute des prix du lait a contraint le jeune fermier à vendre et à se consacrer exclusivement au végétal. Au même moment, les Chinois s’apprêtent à installer deux nouvelles usines de produits laitiers en Centre Bretagne. Les petits agriculteurs bretons sauront-ils satisfaire leurs tarifs ou faudra-t-il les remplacer par les fermes de 1000 vaches. Heures et malheurs du village global • Franck Bergerot

  • * Cet orchestre joue une musique de ragtime que nul n’a jamais entendu auparavant, mais d’une telle manière qu’ils font battre la mesure au public du début à la fin. Aucun des musiciens ne semble jouer la même pièce, mais ensemble, à l’écoute de ce qu’ils produisent, il est impossible d’empêcher son pied de battre. Seattle Post-Intelligencer, 27 octobre 1914.

Les cinq [sic, ils étaient six] hommes de l’orchestre ont une façon très particulière de d’assourdir leurs instruments ce qui leur donne une tonalité étrange et rappelle les sonorités perçantes des instruments orientaux plutôt que les familiers violon et guitare, cornet et trombone d’un orchestre normal. Ce n’est pourtant pas disharmonieux en dépit des plaintes sauvages que ces noirauds [sic… si l’on peut ainsi traduire darkies. On est aux USA en 1915] tirent de leurs instruments. Peoria Transcript (Wisconsin), 21 septembre 1915.

Portés par des arrangements instrumentaux originaux, les airs syncopés et swinguants du Creole Band ont fait battre du pied en mesure chaque spectateur de l’Empire Theater qui faisait le plein hier. Ces garçons de couleur sont des musiciens experts qui ont en outre acquis un étrange talent pour jouer le ragtime avec un balancement original. Il est arrivé que le public s’asseye pour tente de trouver le temps. Lorsqu’il parvenait à attraper cette syncopation sauvage, il explosait en applaudissements, car jamais il n’avait entendu le ragtime aussi bien joué. Rock Island Union, 22 octobre 1915, à propos du séjour à Rock Island (Illinois).

« Parmi les nouveaux venus, la prestation qui suscita le plus l’enthousiasme de l’assistance fut le Creole Ragtime Band, un groupe de musiciens de couleurs qui jouèrent leurs instruments comme s’ils essayaient d’exprimer les climats les plus extravagants de la musique de Richard Straus. » Telegram, 25 janvier 1916 à propos du premier concert du groupe au Winter Garden de New York.