Jazz live
Publié le 19 Oct 2021

Clément Abraham Quintet et Sélène Saint-Aimé à l’Atlantique Jazz Festival

La dernière édition de l’Atlantique Jazz Festival, né à Brest en 2004, ne proposait que du grand choix à l’éventaire d’un jazz dont il est l’une des plateformes les plus ouvertes, les plus aventureuses aussi. Dans son gréement d’octobre, l’AJF embarquait plus d’un pêcheur de perles, de Marc Ducret à Paul Jarret, d’Hélène Labarrière à Paar Linien, de Makaya McCraven à Julien Desprez, en passant par Think Big et les matelots du fougueux Papanosh.

Charles Bordais (piano), Nicolas Péoc’h (saxophone alto), Johan  Blanc (trombone), Simon Le Doaré (contrebasse), Clément Abraham (batterie). Photo : Raymond Le Menn

 

Le dimanche 17 octobre, la traversée des jazz(s) rentrant au port, et plus précisément au Vauban, deux groupes jouaient la fin des festivités de radieuse façon. Ce jour-là était à la fois beau et chaud. On y retrouvait le batteur Clément Abraham, déjà suivi ici en 2018 avec Walden Gauthier, cette fois au devant d’un quintet interprétant les pièces de son cinquième disque (Joy Spring) sorti cinq jours plus tôt. Marqué par Roy Haynes, et son sens des contrastes, autant que par les « boplicity » de Miles Davis, Clément Abraham est un batteur qui négocie son jeu comme s’il groovait sur un rapide. Tourbillonnant, il bondit d’écueil en écueil, enchaîne des figures impétueuses, trouve l’eau calme aux aguets de nouveaux remous, et repart en contrôle sur des pentes plus vives. C’est par ailleurs un compositeur mélodique très inspiré, créateur de la plupart des thèmes exposés sur scène, et dont l’atmosphère, résolument solaire, délivre des accents de ferveur joyeuse, un élan particulièrement appréciable en ces temps où le cauchemar milite contre le rêve. De propos autrefois narrés (on pense à John Coltrane ou à Chick Corea), il fait un idiome actuel, de grammaire polychrome. Les cinq pièces jouées sont d’abord des espaces où s’expriment tour à tour les couleurs singulières d’un piano touché léger puis remué de vagues evansiennes ; d’un trombone capable de former des brumes et d’en percer la couche en attaque de lumière ; d’un saxophone alto qui convoque l’esprit libre de Lee Konitz tandis que la contrebasse assure l’unité des pigments, enlumine tous ces précipités de swing. Flamboyant quintet égrenant avec amour les titres d’un flamboyant disque, le groupe de Clément Abraham écume les salles de Bretagne en espérant diffuser ailleurs ce bop revisité aux intonations d’aujourd’hui, un jazz rafraîchissant et qui communique l’enthousiasme au public d’un Vauban à ras bord.

 

Sonny Troupé (batterie-percussion), Sélène Saint-Aimé (contrebasse, chant), Hermon Mehari (trompette), Irving Acao (saxophone ténor). Photo : Raymond Le Menn

 

Entourée du batteur-percussionniste Sonny Troupé, du saxophoniste ténor Irving Acao, du trompettiste Hermon Mehari, tous musiciens de haut vent (ils ont joué aux côtés de Kenny Garrett, de Randy Brecker ou encore de Roy Hargrove), Sélène Saint-Aimé referme la soirée en improvisant sur les titres de Mare Undarum, son album gravé l’an passé. La jeune contrebassiste de 27 ans a tracé son chemin auprès de Steve Coleman et de Ron Carter. Elle transporte un bagage hors du commun et développe un jazz aux racines africaines et caribéennes. Un jazz que sa voix accompagne, en langues pourrait-on dire, puisque s’y mêlent le français et un vocabulaire de son invention décliné sur des modulations basses-aiguës, des sauts d’octaves vertigineux, des friselis griotiques. Nuances de chants portés par ses propres poèmes et des invocations secrètes, sélénites sans doute, venues des fonds d’une âme qui semble avoir couru tous les temps, tous les astres, toutes les régions d’un monde où l’émotion ne peut se traduire vraiment qu’en soupirs entrecoupés de mots connus, de glossolalies mystérieuses. Elle chante son « impulsion inachevée » sur des ritournelles de cordes, boucles répétées, motifs circulaires, tandis que les souffleurs lancent des traits, des virgules, des parenthèses ondulatoires, composent une ponctuation imaginaire relevée par les frappes d’un sorcier des rythmes qui produit des vocalises avec ses peaux. C’est un chœur qui s’élève, une polyphonie de mélopées empruntant tantôt à des pièces de Villa-Lobos ou de Mussorgsky, non pas pour les relire, mais pour les dé-lire, les transformer en fascinantes anamorphoses, en bijoux acoustiques ornés de signes qui seront décodés plus tard, comme les runes d’une musique à l’avenir prometteur. Car il ne fait aucun doute que Sélène Saint-Aimé appartient au futur déjà frayé par Joëlle Léandre. Mais au présent du Vauban (auquel elle a dédié un hymne), sa puissance innovante, si doucement aiguisée, a emporté l’adhésion d’une salle qui ne veut plus la quitter. Ses mélopées demeurent fixées dans les têtes conquises qui remontent les marches d’un club devenu, le temps d’une soirée, un laboratoire du rêve.

 


Guy Darol

Clément Abraham au Pôle Max Jacob de Quimper, le 21 novembre. Toutes les informations sur Joy Spring sont à retrouver sur
clementabraham.fr.
Sélène Saint-Aimé au Jazzdor Festival de Strasbourg, le 13 novembre. Mare Undarum (Komos/L’Autre Distribution).