Jazz live
Publié le 10 Déc 2021

Kami Octet, Octet Cabaret Rocher et autres histoires Surnatural

Quatre sujets – voire beaucoup d’autres – c’est beaucoup pour une seule et même chronique avec deux informations urgentes : ce soir 10 décembre au Petit Duc d’Aix-en-Provence, le concert de fin de résidence du trio Jazz Experience du guitariste Pascal Charrier (leader et fondateur de Kami) avec Olivier Laisney ; jusqu’au 12 décembre, aux confins de Bagnolet et Montreuil (Parc Jean Moulin), sous chapiteau, les concerts-spectacles du 20e anniversaire du Surnatural Orchestre.

Commençons par le Surnatural Orchestra qui, dans le cadre de son vingtième anniversaire, accueillait hier le Kami Octet, l’Octet Cabaret Rocher et les sonneurs-gavotteurs d’Ar’n. Le Surnatural est une galaxie musicale d’orchestres et sous-ensembles à géométries variables, de pluridisciplinarités conviviale et festives à dominante circassienne – « Spectacles et concerts sont pour nous des lieux de croisements […] un entrechoc, une cuisine fantasque menée par l’envie de raconter l’humain… Un antidote à la résignation devant les montagnes que soulève notre temps. […] Notre scène est un bar. », soit quelques phrase piquées au hasard sur un site surabondant. On y a vu défiler, de façon plus ou moins ponctuelle ou durable, membre actifs ou sympathisants, tout un who’s who de la scène du jazz et de l’orphéon : Thimotée Quost, Raphaël Quenehen,  Jeanne Added, Csaba Palotaï, Julien Omé, Fanny Ménegoz, Guillaume Magne, Thomas de Pourquery, Sylvain Lemêtre, Antonin Leymarie, Sylvaine Hélary, Théo Girard, Fidel Fourneyron, Robin Fincker, Sébastien Brun, Adrien Amey… pour ne citer que ceux dont les noms ont déjà parus sous ma plume dans ses pages… et l’on y croise encore Guillaume Christophel, Nicolas Stephan, Antoine Berjeaut, Iannick Tallet et beaucoup d’autres, pour ne rien dire des acrobates, funambules et personnes impliquées dans la régie son et lumière, la communication, l’administration, la production, la diffusion, la scénographie… L’épluchage du dossier de presse pourrait prendre la matinée, ce qui n’est rien dire du chapiteau qu’ils viennent d’acquérir et s’apprêtent faire voyager pour des résidences à travers la France. Un grand camion prêt au départ est stationné à côté du chapiteau pour l’heure dressé dans le Parc Jean Moulin, aux confins de Bagnolet et Montreuil, à 15 minutes à pied du Métro Gallieni et moins encore par la ligne 122 (arrêt Charles Delecluze), cette précision pour les Parisiens pour qui le Périph’ paraît plus infranchissable que les heures d’avion pour la Grèce ou les Caraïbes. Ce soir 10 décembre dès 19h, le Surnatural donnera Que le cirque me croque « en formation cabaret avec quelques poignées de circaciens rencontrés au fil des ans ». Ce samedi 11, toujours dès 19h, le Surnatural Orchestra au grand complet accueillera d’anciens compagnons qui participèrent à ces vingt ans d’histoire. Dimanche 12 dès 14h Paar Linien du saxophoniste Nicolas Stephan, membre historique du Surnatural, quartette qui nous avait passionné le 15 octobre dernier Aux Anges de Quelven, sera suivi sur scène par Selen Peacock (« électronica rêveuse, dub mou, surf-pop, folk chorale ou voyage électro-acoustique »).

Mais hier, place aux invités, deux groupes envoyés par l’association Grands Formats (comme l’était la veille le Very Big Experimental Toubifri Orchestra) : En première partie, l’Octet Cabaret Rocher, une délégation bretonne issue de deux associations, Nautilis et Musiques Têtues, dont le nom ne fait référence ni au minéral ni au débit de boisson, mais aux patronymes des deux clarinettiste Étienne Cabaret et Christophe Rocher. Étienne Cabaret (bassiste à ses heures, notamment cet été dans le cadre de l’hommage rendu à Jacques Pellen au festival de Malguénac) vient de cette scène bretonne « traditionnelle rénovée » flirtant avec jazz, rock progressive voire punk et musiques du monde. Familier du jazz et de la musique contemporaine, Christophe Rocher est un activiste des musiques improvisées en Bretagne, fondateur de l’association Penn Ar Jazz, directeur artistique de l’Ensemble Nautilis et l’un des interlocuteurs européens du dispositif d’échange franco-américain imaginé par Alexandre Pierrepont,  The Bridge. Ces deux clarinettistes s’étaient associés au sein du duo Cabaret-Rocher en 2018 et c’est lors d’une tournée en Chine qu’ils imaginèrent leurs premières partitions pour octette. Musique de voyage, sans ancrage définitif sinon la combinaison mouvante des personnalités qui ont réunies : Stéphane Payen (saxophone alto), Régis Bunel (saxophone baryton), Christelle Séry (guitare), Céline Rivoal (accordéon), Hélène Labarrière (contrebasse), Nicolas Pointard (batterie). Belles figures orchestrales, entres abstraction figuratives et figurations abstraites, naviguant entre « la contemporaine » et le lyrisme de musiques du monde imaginaires : la clarinette de Rocher et l’accordéon de Céline Rivoal ayant d’évidentes affinités avec la première ; Christelle Séry étant un peu hors-sol entre les acquis de formations tous azimuths et une gestuelle unique, tant par son originalité que sa précision ; Nicolas Pointard et Hélène Labarrière dans une entente parfaite en dépit d’une sonorisation problématique de la basse ; Stéphane Payen opposant un lyrisme plus discontinu face aux flux post-coltraniens de Régis Bunel ; Étienne Cabaret s’illustrant notamment, de sa clarinette dite « treujenn-gaol » (« tronc de chou », soit l’ancêtre au tempérament inégal de la clarinette moderne), en proposant à l’orchestre de développer une splendide de ces mélodies que l’on croise dans les répertoires des sonneurs bretons, puis un exceptionnel duo avec son compère Rocher sur une « berceuse ». Devant un chapiteau hélas presque vide, Christophe Rocher lance : « Gagnons du temps, nous allons toute de suite vous jouez le rappel ! » Un rappel pourtant bien mérité.

Autre octette, autres mœurs ? Pas tant, si l’on observe les deux formations sous l’angle du son collectif, de la fluidité entre l’écrite et l’improvisé et au miroir orchestral déformant Charles Mingus. Mais c’est une vision bien trop pratique pour que l’on s’y arrête. Le Kami Octet, une vieille histoire commencée par un quintette provençal en 2004 autour de la guitare et de la plume de Pascal Charrier (on y remarqua alors notamment pour la première fois le tromboniste Bastien Ballaz) qui de passagers ponctuels ou provisoires en « extensions » – Christine Bertocchi, Fantazio, Léo Pellet, Séphane Payen, Véronique Mula, Bruno Ruder, Jozef Dumoulin Frédéric B. Briet, etc) – est devenu octette, avec aujourd’hui la chanteuse-récitante Emilie Lesbros, le tromboniste Simon Girard (brillamment remplacé hier par Lou Lecaudey), le clarinettiste Yann Lecollaire, le saxophoniste alto Julien Soro, le pianiste Paul Wacrenier, la contrebassiste Leïla Soldevila et, batteur de la soirée, Nicolas Pointard. Si l’ancrage provençal reste fort, Pascal Charrier vivant dans le Lubéron, les forces en présence viennent de partout. Ouverture sur de frémissantes pédales orchestrales lancées par l’ostinato de la guitare – présence discrète côté cour du leader tout à l’écoute de son orchestre –, pédales illustrant la cohésion du son orchestral qui résistera aux passages plus explosifs d’une écriture tout en souplesse, entre voix et vents (par-delà un sonorisation toujours un rien problématique en ce chapiteau qui ne s’est pas encore trouvée), cohésion efficacement soutenue par le tandem Soldevila-Pointard (selon un équilibre tout différent que celui établi avec Labarrière plus « devant », Sodevila plus délicatement active) et que viendront déchirer les interventions incandescentes de Soro, celles lumineuses de Lecaudey, ces autres plus éoliennes de Lecollaire, pour ne rien dire de Wacrenier dont le piano est resté peu audible. Quant à Émilie Lesbros, elle sait faire chanter les mots (empruntés à Apollinaire et à W.E.B.Dubois) dans un habile glissement de l’écrit au lyrisme, et sait donner du sens à ce qui ce qui relève de la pure émission vocale, avec un authentique art du phrasé qui lui permet de tenir une juste place parmi les autres pupitres mélodiques.

Dans quelques heures, ce soir du 10 décembre, au Petit Duc d’Aix-en-Provence, Pascal Charrier présente son trio Jazz Experience, avec Leïla Soldevila, le batteur Thibaud Pierreard et un invité de marque, le trompettiste Olivier Laisney. On aurait aimé s’y transporter, mais notre baguette magique a parfois des ratés. On ne peut pas être partout et hier même, les contraintes géographiques m’ont interdit l’écoute d’Ar’n, troisième groupe de la soirée qui nous promettait un festnoz qualifié d’électrique, où l’on retrouvait Étienne Cabaret (clarinette et treujenn gaol) et Régis Bunel (sax baryton), en compagnie de Louri Derrien et Yann-Ewen L’Haridon (bombarde), Thomas Quéré (sonorisation) et Grégoire Barbedor (création sonore).  Franck Bergerot (photos © X.Deher)