Jazz live
Publié le 18 Sep 2020

MARSEILLE ‘LES ÉMOUVANTES’ , JEUDI

Jeudi idéal pour moi à Marseille : petit déjeuner sur la terrasse de l’hôtel en devisant longuement avec Jean-Charles Richard. Je l’ai beaucoup croisé ces dernières semaines lors de la préparation des concertos de Martial Solal par L’Orchestre National de France, où il était à la fois le délégué du compositeur pour superviser les répétitions, et le soliste d’une de œuvres, mais nous avions eu très peu de temps pour parler de tout ce qui fait les joies de la conversation. Lacune comblée avec grand plaisir. Ensuite longue séance d’ordinateur pour traiter les photos, et rédiger la chronique de la veille (sur ces pages, ici) avant un sandwich vers 16h, et un rendez-vous à la terrasse d’un salon de thé, près de l’opéra, avec une amie qui gère ses problèmes de santé tout en travaillant ; le courage est bien de ce monde. Après une traversée du souk vers la rue du Musée, retour aux Bernardines pour le concert.

JEAN-CHARLES RICHARD

(Solo, saxophones soprano et baryton)

Marseille, Théâtre des Bernardines, 17 septembre 2020, 19h

En attendant le programme initialement prévu cette année, et qui prendra place comme tous les autres dans l’édition 2021 du festival, avec le nouveau quartette de Jean-Marie Machado, c’est le saxophoniste du groupe qui a été convié pour un solo, formule qu’il a fait entendre des dizaines de fois, en Europe comme aux États-Unis, depuis l’enregistrement du disque «Faces» en 2005.

Très symboliquement, le saxophoniste a choisi de commencer, au soprano, avec Sometimes I Feel Like A Motherless Chid. Seul assurément, et sans le renfort de Dave Liebman qui, sur le disque, jouait (à la batterie !) sur deux plages. On passe du murmure à l’expressivité affirmée, le thème se déploie en une sorte de majesté mélancolique, presque douloureuse : l’émotion et la beauté sont déjà au rendez-vous. Pour le titre suivant, on croirait un instant que c’est le même thème qui va se déployer, mais bien vite c’est cap sur l’aventure sonore et musicale : modes de jeu extrêmes, inflexions micro-tonales, suraigu ; après le recueillement, l’audace.

Jean-Charles se saisit ensuite du baryton et ça barde, avec cependant une brève accalmie. C’est intensément rythmique, mais sur des phrases très élaborées. Dans le livret du disque en solo, dont il avait assuré la direction artistique, Dave Liebman écrivait : «Il possède presque plus de technique qu’il n’en faut» ; cette technique est toujours au service de la musique, et des sensations offertes à notre oreille, et que décode notre sens esthétique. Après le dépouillement absolu du début de concert, puis la profusion, la pertinence musicale est plus que jamais au rendez-vous. Retour au soprano, qui commence, dans un souffle, ce qui deviendra une espèce de mélopée orientale, avant de devenir une sorte de partita incendiaire, comme si le Vieux Bach rencontrait les vertiges d’Einstein on the Beach. Et retour au simple souffle, à l’évanescence comme ultime résolution. Sax baryton à nouveau, pour une variation autour des harmonies de Pennies from Heaven. C’était le territoire favori de Lennie Tristano, et de Lee Konitz ; ici ça sonne comme un chorus de la West Coast, mais avec d’âpres accents dignes du hard bop new-yorkais. Soprano à nouveau, d’abord virevoltant, puis pensif, avant d’enchaîner sur un autre thème. Le baryton prend à nouveau le relai, avec une mélancolie nimbée de sons très graves. Puis un rythme, vif, va s’imposer en forme de danse rituelle sur des mesures impaires, et le saxophoniste, absorbant littéralement le micro avec le pavillon de l’instrument, va conclure par un rythme entêtant, produit sans souffle, par le son des seules clés. L’envoûtement est total, il sera conclusif. En rappel cependant Jean-Charles Richard nous offre un inédit, The New Duck : il s’agit de canarder, non pas tirer au fusil sur des canards, mais tirer la musique vers des ‘fausses notes’. Une exploration jouissive des limites. Le musicien a pour partenaire l’instrument : lequel aura le dernier mot ? Ou la dernière note juste ? Ce concert fût un pur régal, avec sa dramaturgie très maîtrisée, et cette constante musicalité qui sans cesse, quelles que soient les audaces, tutoie la perfection, et jamais au détriment de l’émotion. Grand Art, donc.

DUO MATTHEW BOURNE & LAURENT DEHORS

Matthew Bourne (piano), Laurent Dehors (clarinette, clarinette basse, clarinette contrebasse, cornemuse du centre)

Marseille, Théâtre des Bernardines, 17 septembre 2020, 21h

En attendant le sextette pour « Une Petite Histoire de l’Opéra, Opus 2 » en 2021, le festival nous offrait ce duo, non pour un délire opératique, mais pour la suite de l’aventure commencée en avec le disque «Chansons d’amour», publié en 2012 par le label émouvance, dont ce festival est l’un des appendices. À peine arrivé sur la scène, le pianiste britannique commence à jouer, dans les applaudissements qui accueillent le duo. Et il franchit les degrés d’une gamme avant de la commenter d’une sorte de contrepoint. La musique est déjà là, et la clarinette répond. Le piano fait écho en taquinant les cordes graves, avant d’entrer dans des tensions harmoniques où la clarinette l’accompagne, dans un dialogue aux intervalles toujours tendus. Dans le thème suivant, c’est encore le piano qui ouvre la marche, le contrepoint devient extra-tonal. La clarinette s’envole et s’empare de cette liberté, avant de conclure dans une douceur euphonique. Laurent Dehors se saisit de la clarinette contrebasse pour une intro assez virulente. Le piano entre dans la danse, et même dans la course, et l’escapade se conclut quand le pianiste, tout en jouant, fait basculer à plusieurs reprises la banquette du piano, pour l’utiliser comme une percussion, sur le plateau très sonore. L’équilibre rétabli marque la fin de partie. C’est ensuite une ballade sombre et mélancolique où le piano, parallèlement, développe un chant sous-jacent, jusqu’à une coda qui refuse l’impérialisme du retour à la tonique. Nous sommes embarqués pour de bon, avec la sensation que ces deux là pourraient nous entraîner dans leur liberté jusqu’à la déraison. Jouant simultanément de deux clarinettes Laurent amorce un déboulé nourri des fractures du piano, comme si les démons rythmiques de Stravinski croisaient les anges déchus du free jazz : intensément jouissif ! Pendant que la clarinette basse, privée de son embouchure, sonne comme une flûte alto, Matthew Bourne pose au clavier des accords qu’il fait sonner en caressant directement les cordes, comme s’il s’agissait d’une harpe. Puis la clarinette contrebasse entre dans la danse, et après une cheminement vers l’excès et l’extase, c’est un lyrisme presque mélancolique qui conduit vers une conclusion légèrement bluesy.

Voici l’heure des braves : Laurent Dehors enlace sa cornemuse du centre (autrement appelée ‘musette’). C’est une expressivité d’ailleurs qui vient secouer notre confort et brouiller fructueusement nos repères. Un titre en solo par le pianiste, qui après un chant sombre louvoie entre les tonalités, oscillant entre lyrisme clair et tensions extrêmes. Un autre solo, cette fois à la clarinette basse, avec une histoire pleine de rebonds et de fausses pistes. Pour le titre suivant, les deux se réunissent, sur un thème lunaire issu semble-t-il de l’album de 2012. Le thème suivant fait contraste, éloquemment. C’est une libre cavalcade à la petite clarinette, avant le retour de la clarinette contrebasse : Matthew Bourne utilise le piano comme une percussion, frappant les traverses du cadre d’où surgissent des timbres inattendus ; ensuite, jouant du clavier les notes graves, il les perturbe de l’autre main, étouffant la corde en des points précis pour faire surgir des harmoniques insoupçonnées. Public captif et totalement conquis par ces beautés venues d’un autre monde sonore. En rappel, la clarinette pour une petite fantaisie étrange, puis la clarinette contrebasse dans une marche sombre qui se résout en impro de jazz. Retour de la clarinette pour le thème du début, avant que la clarinette contrebasse ne revienne, pour une coda explicite, sur la tonique. Quel voyage ! Deux musiciens inspirés, libres, attentifs et exigeants tout à la fois ; Très très beau concert…. Le duo a enregistré récemment un disque intitulé «A place that has no memory of you», un disque qui paraîtra en novembre chez émouvance/Absilone. Il venait de sortir de la fabrication et les spectateurs du concert ont pu l’acquérir en avant-première. J’ai eu la chance de l’écouter : très beau disque. Et même si le concert comportait des éléments de ce disque, c’était encore une autre aventure. La marque des musiques vraiment libres et vivantes !

Avant de prendre vendredi midi le train qui va me ramener à Paris, une pause pour boire une bière, entre anciens Lillois, avec l’Ami Philippe Deschepper. David Chevallier, qui joue le soir-même, s’étonnait deux heures plus tôt qu’on l’entende aussi peu, car il admire manifestement et le musicien et le guitariste. Ainsi va la vie de la musique…. La suite se jouera sans moi, le soir-même et le lendemain. Mais l’Ami Philippe, qui était l’an dernier sur la scène, sera dans l’assistance, et il me racontera.

Xavier Prévost