Jazz live
Publié le 17 Sep 2020

Un mercredi aux ‘Émouvantes’ de Marseille

Comme le dit la chanson de Brel «L’aventure commence à l’aurore». Réveil matutinal du chroniqueur, à 5h45, impérieuse nécessité pour parvenir à prendre le train de 8h02 Gare de Lyon, quand on vient par les transports en commun d’une banlieue parisienne un peu excentrée…. Arrivée à 11h24 Gare Saint-Charles pour cette première journée du festival « Les Émouvantes », piloté par Claude Tchamitchian, Françoise Bastianelli et toute leur équipe.

Les Ateliers pédagogiques

Première étape : le Conservatoire Pierre Barbizet, et pour moi un sentiment particulier en franchissant le seuil de cet établissement qui porte le nom d’un pianiste que j’avais rencontré, tout nouveau producteur à France Musique en 1982, dans un magazine de Philippe Caloni auquel je participais. Et souvenir aussi du trompettiste Guy Longnon, que j’avais côtoyé dans le conseil d’administration de l’Orchestre National de Jazz à la fin des années 80. Ce musicien, qui avait joué avec Sidney Bechet au début des années 50, était aussi un fervent défenseur du jazz contemporain dans cette noble institution. Et surtout il avait créé en 1963, ici-même, la première classe de jazz dans un conservatoire de notre pays. Cela ne s’oublie pas !

Atelier Laurent Dehors

Le festival s’associe au conservatoire (aujourd’hui dirigé par un jazzman, Raphaël Imbert) pour ces rencontres entre un artiste et des étudiants du conservatoire (et aussi des instrumentistes qui n’y sont plus mais conservent le goût de découvrir). Le premier atelier, dans la salle André Audoli, est animé par le clarinettiste-saxophoniste-compositeur et chef de bande Laurent Dehors. Le thème de l’atelier, c’est l’univers de ce musicien, de l’écrit à l’improvisé, du geste instrumental à l’expression singulière. Arrivant de la Gare directement, avec mes petites valises, j’assiste à la dernière heure. Auparavant les stagiaires ont travaillé les modes de jeu (jusqu’au plus hétérodoxes), des fragments thématiques, l’interprétation et l’expression, et j’arrive pour la phase finale : l’improvisation collective dirigée. La gestique n’est pas celle d’une doctrine particulière (sound painting ou autre), mais un code simple permettant à chacun(e) de s’insérer dans l’expression du groupe. Le but est d’amener chaque instrumentiste à se libérer, à s’insérer dans le collectif par une contribution singulière. Et surtout, Laurent Dehors y insiste à juste raison, de rester en permanence connecté à l’événement sonore et musical de l’instant.

Exercice concluant en cela que tous progressent, en dépassant des imperfections ou des défauts de pertinence. Et plusieurs des participant(e)s sont invité(e)s à tour de rôle à conduire l’improvisation collective.

Et l’animateur de l’atelier apporte sa contribution instrumentale, tantôt en jouant de la clarinette basse ‘dans le rang’ sous la conduite d’un des stagiaires, tantôt se faisant, à la clarinette, soliste accompagné par l’improvisation de l’ensemble.

Atelier Bruno Angelini

Émotion particulière pour le pianiste Bruno Angelini (qui avait déjà ici-même animé l’an dernier un atelier) : il avait été, dans ce conservatoire, l’étudiant de la classe de jazz sous la houlette de Guy Longnon, comme l’avaient été avant lui André Jaume, Gérard Siracusa, et comme l’ont été après lui beaucoup de musiciens et de musiciennes qui comptent dans le jazz et l’improvisation.

Le thème prolonge celui de l’an dernier : «La musique modale et la conscience». Il propose, sur un thème emblématique (Impression, de Coltrane, détournement de So What, de Miles Davis), de travailler la conscience approfondie, qui doit devenir instinctive, des séquences de 4 mesures qui composent une structure plus large. Dans le cas de ce thème, deux fois 8 mesure en Ré mineur, 8 mesures en Mi bémol mineur, retour en Ré mineur pour 8 mesures. Les participant(e)s doivent d’abord, sur la ligne de contrebasse seule, marquer d’un claquement de mains, puis d’une note, le premier temps de chaque groupe de 4 mesures, puis de 8 mesures. Puis il s’agit à tour de rôle d’improviser sur une séquence de 8 mesures sur chacun des accords puis, ultime étape, de commencer l’improvisation au début de la dernière mesure avant le changement d’accord pour apprendre à franchir le seuil de la marche harmonique de manière créative et fluide. Instructif, très pédagogique et concluant, à la mesure des ressources instrumentales et musicales de chacun et chacune. Dans ces courtes séquences improvisées, j’ai entendu des fragments de Joshua fit the battle of Jericho, de la Habanera de Carmen (citée par tous les jazzmen, après Gillespie et Parker, en improvisant sur Hot House / What Is This Thing Called Love). J’ai aussi cru entendre (phantasme d’amateur?), un fragment de Bag’s Groove…. Dans l’ensemble, un bel exercice destiné à responsabiliser le soliste dans le groupe, et à désinhiber les improvisateurs/trices, comme c’était le cas dans l’atelier de Laurent Dehors. Très belle initiative donc que ces ateliers, qui se prolongent le lendemain au Conservatoire Darius Milhaud d’Aix-en-Provence avec le guitariste-compositeur David Chevallier. Je n’y serai pas car cela se déroule à l’heure où, à Marseille, j’assisterai au concert de Jean-Charles Richard.

À la sortie du confinement, au mois de mai, l’espoir existait encore pour le festival de maintenir sa programmation (trios, quartettes et plus). L’évolution de la situation a conduit à réduire la voilure en maintenant pour 2021 le programme prévu cette année, et en accueillant dès maintenant, en duo (et aussi en solo), le leader ou l’un des membres desdits groupes. Belle façon de respecter ses engagements auprès des artistes tout en donnant à entendre cet avant-goût en forme d’espoir.

DUO JEAN-PIERRE JULLIAN & TOM GAREIL

Jean-Pierre Jullian (batterie, percussions), Tom Gareil (vibraphone, percussions)

Marseille, Théâtre des Bernardines, 16 septembre 2020, 19h

Premier concert dans cette ancienne chapelle du couvent des Bernardines. Les mesures sanitaires imposent une demi-jauge (un siège occupé sur deux). Le public est là, fidèle, attentif. Les musiciens entrent en scène, et la batteur se joint au vibraphoniste en complétant dans l’aigu des variations autour des gammes par tons. La musique est un prélude à la création Chiapas II qui sera donnée ici même dans l’édition 2021 du festival. Évocation allusive des paysages et des forêts de cet État mexicain, et de leurs mystères. Jean-Pierre Jullian va jouer de son set de percussions, revient vers la vibraphone, avant que chacun sur ses instruments (vibraphone pour l’un, cymbale, bol tibétain pour l’autre) fasse chanter à l’aide d’un archet ces objets sonores détournés.

On se dirige vers un groove de plus en plus prenant, avant de revenir aux sonorités diaphanes du vibraphone, soutenues par le udu (une jarre en terre, originaire du Nigeria) puis par le cajón d’Amérique latine popularisé par le nouveau flamenco. Au fil des thèmes on croise des lignes mélodiques tendues, des solos de percussions pianississimo, avant un embrasement rythmique en 6/8 et des tourneries de derviches qui nous embarquent jusqu’au terme du voyage : dépaysés, remués, heureux !

DUO NAÏSSAM JALAL & CLAUDE TCHAMITCHIAN

Naïssam Jalal (flûte, nay, voix, petites percussions), Claude Tchamitchian (contrebasse)

Marseille, Théâtre des Bernardines, 16 septembre 2020, 21h

L’ambiance est recueillie, presque solennelle : comme le début d’une cérémonie secrète qui nous parlerait des mystères de la musique, de l’alliance unique entre la matière sonore (les instruments, la voix) les sensations qu’elle procure, et la spiritualité, avec son cortège d’émotions (qu’elles soient profanes ou sacrées). La contrebasse est tantôt dans le soutien, tantôt dans le dialogue, parfois dans un monologue annonciateur de nouveaux émois en duo. C’est presque une tentative d’édification de la beauté, de construction d’un emblème concret dont le terme serait un pas ultime vers le triomphe de l’esprit. Pourtant les sensations (le timbre des instruments, la large palette dynamique, le vertige des phrases, la richesses des harmoniques) sont bien là, au cœur de l’émotion. Formidable écoute mutuelle, grands emportements ou subtilité des nuances, tout concourt à nous embarquer : qu’il s’agisse des lignes sinueuses de la basse et de ses accents inattendus, des débordements de la voix dans la flûte (qui prolongent les modes de jeu des aventuriers de l’instrument dans le jazz), de l’incroyable expressivité de la voix, et de l’émotion qui se terre dans d’infinies nuances. Je le savais au sortir du concert, les mots vont me manquer pour décrire cette beauté ; je m’en remettrai donc lâchement à Baudelaire : «Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme»

Xavier Prévost