Jazz live
Publié le 9 Nov 2021

Nevers assis le matin, debout le soir

Revisitant l’art des songwriters des sixies-seventies, Franck Tortiller et Misja Fitzterald-Michel ont fait rêver. Daniel Zimmermann a fait rire, même si d’un rire un peu jaune. Éve Risser et son Red Desert Orchestra ont fait danser.

« Ô temps ! suspends ton vol…

…et vous, heures propices ! Suspendez votre cours » Etc. Lamartine. Ce temps que Franck Tortiller et Misja Fitzgerald-Michel mettent en suspension dans ce programme « Les Heures Propices », c’est celui que connurent les têtes blanches et chauves qui constituent hélas la majeure partie du public de jazz aujourd’hui, voire des musiques instrumentales (sauf « électro boum boum »). Non qu’il soit révolu ce temps, non qu’elles soient démodées ces mélodies : leurs contours et harmonies irriguent encore toute la chanson contemporaine. Ces heures propices, c’est l’époque de ce renouveau de la chanson dans les sixties et seventies où l’on vit de jeunes artistes puiser dans ce fond populaire des campagnes exploré auparavant par les chasseurs de talents des maisons de disque et les collecteurs de folklores, repris par les chanteurs engagés de l’après-guerre et ceux du combat pour les droits civiques et contre la guerre au Vietnam, adopté par la génération du Summer of Love, leurs candeurs et anachronismes harmoniques et formels contaminant les habitudes du Great American Songbook et du répertoire du jazz, suscitant une nouvelle catégorie de song-writers composant plutôt la guitare à la main (souvent en accord ouvert) que les doigts sur un piano.

« Vous vous souvenez ? » semblent nous dire Franck Tortiller sur les lames de son vibraphone et Misja Fitzgerald-Michel sur sa guitare folk : Guinnevere (David Crosby), All My Trials (traditionnel chanté par tous, de Joan Baez à Nick Drake), Little Wing (Jimi Hendrix), Witchi-Tai-Too (traditionnel que le saxophoniste Jim Pepper emprunta à la tribu cherokee dont il était originaire), Redemption Song de Bob Marley… Et puis d’autres, et des originaux, un emprunt au regretté guitariste de jazz autrichien Harry Pepl (qui connaissait cette fraîcheur mélodique, cette candeur harmonique et ses désarmants anachronismes), et comme pour faire contraste Segment de Charlie Parker et Bemsha Swing de Thelonious Monk.

La guitare (un son acoustique, mais tout de bronze et d’acier plus que de bois, plus Guild que Martin) est battue les six cordes à la fois dans un aller-venue binaire de toute la main, comme l’on a peu battu la guitare dans le jazz avant la « génération Larry Coryell », mais comme on la bat dans les hootenanies, les folk clubs, sur les scènes de rock et dans les chambres de l’adolescence… Puis le médiator reprend son vol, précis, incisifs, dans de longs phrasés en apnée. Le son guitare-vibraphone est dense, massif mais Tortiller travaille cette matière en alternant l’arabesque en single notes et le haut relief sculpté à quatre mailloches, le tout porté par une rythmicité violente et irrésistible.

« Tiens, dit-il, c’est bien la première fois que je joue sur scène un lundi midi. Il faut que je téléphone à ma mère pour le dire. » On reconnaît là l’humour bourguignon du fondateur de Jazz à Couches, et de son regretté père Mimi, le vigneron trompettiste qui joua au Creusot à la même affiche que Dizzy Gillespie. Nous ne sommes en effet qu’en début de journée. Deux autres concerts nous attendent encore.

Farces et attrapes

18h30, rendez-vous au Café Charbon, scène de « musiques actuelles » de Nevers entièrement rénovée et dont D’Jazz Nevers a l’honneur d’inaugurer la grande nouvelle salle, avec ce vœu émis par Roger Fontanel, le patron du festival, et repris ce matin par Le Journal du Centre que « le nouveau Café Charbon soit ouvert à toutes les musiques actuelles. » Il est en effet pas inutile de rappeler que le jazz n’est pas moins actuel que les genres dominant  aujourd’hui le discours culturel officiel – rap, électro, rock, afro-beat, etc., toutes musiques « actuelles » pas plus actuelles que le jazz né comme elles au siècle dernier. Inauguration donc par le groupe « Dichotomie’s » du tromboniste Daniel Zimmermann avec Benoît Delbecq (piano, préparations, synthés, électronique), Gérald Chevillon (saxophone basse, remplaçant brillamment le régulier du groupe, Rémi Sciuto) et Franck Vaillant (batterie). Première impression concernant la salle pour ce concert très discrètement sonorisé : une belle acoustique. Des présentations du leader aux woodblocks et autre attirail farceur du batteur, « Dichotomie’s » est un monde facétieux que l’on devinait déjà il y a une bonne dizaine d’années dans le longtemps méconnu DPZ quintet que le tromboniste co-dirigeait avec Thomas de Pourquery. Esprit pince-sans-rire, un rien désabusé-désespéré dans son évocation du « monde d’après » (ce titre ayant été trouvé sans attendre la fameuse allocution d’Emmanuel Macron et faisant référence à l’apocalypse et non à la pandémie). Dès le premier morceau qui pourrait évoquer Fela, une étrange moulinette entre en action qui rendra méconnaissables les multiples références nourrissant cette musique. Moulinette, on y pense particulièrement à l’écoute des ritournelles de kora et de moulin à musique, des sonorités futuristes de manège science-fiction de fête foraine qui s’élèvent du piano – préparé ou non – et des synthétiseurs de poche de Benoît Delbecq. Il y aura la danse nuptiale pataude d’un crapaud buffle, la dénonciation du péché de gourmandise par un trombone très gourmand (tout au long du spectacle, la souplesse virtuose, la splendeur du timbre nappé-assaisonné de différents sourdines et effets, tout est ici gourmandise de l’oreille),  une désopilante et bien déglingue  réflexion sur le troisième âge des robots (Delbecq s’en donne ici à cœur joie de ses sonorités eletrotoc)… Tout ici ruisselle d’un humour qui fait venir à l’esprit le souvenir de Spike Jones, Raymond Scott, Conlon Nancarrow, Frank Zappa, Albert Marcœur… et une foule d’images de Tex Avery à Wess Anderson. Le tout porté par les ostinatos groovy et les walking bass du gigantesque sax basse que Gerald Chevillon fait danser léger comme un pipeau sur le drumming ahurissant de Franck Vaillant tout en découpes, métriques et mises en place improbables, comme tirées d’un magasin de farce et attrapes. On sort réjoui et un peu sonné. On en oublierait presque de retourner au théâtre… On aurait bien tort. Nous y sommes attendus par Ève Risser et le programme « Eurythmia » de son Red Desert Orchestra.

Quand l’abstracton se déhanche

Red Desert Orchestra : Ève Risser (piano, voix, direction), Nils Ostendorf (Trompette, synthétiseur), Matthias Müller (trombone), Antonin Tri Hoang (sax alto, voix), Sakina Abdou (sax ténor),  Benjamin Dousteyssier (sax baryton), Tatiana Paris (guitare électrique), Fanny Lasfargues (guitare basse électro-acoustique, électronique, voix), Emmanuel Scarpa (batterie), Melissa Hié (balafon, djembé, voix), Ophélia (balafon, voix, tambour dun), Oumarou Bambara (djembé, n’goni, balafon).

À elle seule, l’identification du personnel et de l’instrumentarium est parlante pour ce qui est des couleurs métissées et de la parité homme-femme (dont on observera qu’elle ne fonctionne pas encore vraiment du côté des cuivres et saxophones, même lorsque c’est une femme qui a le pouvoir, ce qui me laisse à penser que si « discrimination positive » il y a, c’est peut-être plutôt par la formation musicale initiale et à l’entrée des classes d’instrument qu’il faudrait la pratiquer qu’en agitant la carotte et le bâton du côté des orchestres en activité). Mais à décliner ce personnel, on ne sait encore rien de cette entrée en matière bruissante entre piano préparé, brossage des cordes de sa basse par Fanny Lasfargue et autres manipulations de guitare par Tatiana Paris, abstractions sonores sur lesquelles vont venir se poser de singulières nappes de cuivres qui ne sont pas sans annoncer certaines couleurs « liturgiques » que l’on entendra mercredi soir lorsque le Christian Wallumrød Ensemble s’emparera de la scène de La Maison.

Mais peu à peu, des polyrythmies pétries par « la section malienne » de l’orchestre vont se lever qui gonfleront les voiles de la section cuivres-saxes d’où se désolidariseront plus ou moins un à un les soufflants le temps d’un solo incandescent, la « rythmique » dansant sur un stupéfiante mosaïque de grooves telluriques et de dislocations bruitistes, tandis que surgissent des réminiscences d’In C de Terry Riley comme parvenues par les canalisations de l’air conditioned jungle d’un Duke Ellington plus jungle, plus africanisé qu’à l’ordinaire. Et de groove en tutti, de crescendos en explosions, Éve Risser, désarmante de candeur dans ses adresses au public, fait se lever son public qui finit le concert en dansant du parterre aux balcons, le petite théâtre à l’italienne n’en croyant pas ses murs. Franck Bergerot