Jazz live
Publié le 10 Nov 2021

Nevers de la grâce de l’instant à la fureur de vivre

Hier, 9 novembre, un trèfle à trois feuilles, plus celle de la grâce (Clover), la découverte d’un contrebassiste et compositeur (Vladimir Torres), bruit, fureur et visions autour de William Faulkner (Sarah Murcia et son My Mother Is a Fish).

Clover

La « Petite Salle » de « La Maison », petit auditorium de la scène conventionnée de Nevers. Premier rang des gradins de plein pied avec la scène. On s’y trouve en complicité avec les artistes comme au salon. Entre le trio Clover, traduisez le trio « Trèfle », soit Jean-Louis Pommier (trombone), Alban Darche (saxophone ténor) et Sébastien Boisseau (contrebasse). Vingt-cinq ans de complicité, un label en commun, Yolk. Ils sont là devant nous, au naturel, comme ils le seront encore demain au même endroit, comme il l’était hier devant des scolaires, préoccupation de D’Jazz Nevers de former un public à venir (comme elle a su fidéliser le public qui remplit ses salles jour après jour), d’ouvrir les oreilles de génération que les musiques « actuelles » dominantes inciteraient plutôt à mettre des bouchons dans les oreilles pour n’écouter qu’avec les yeux, les pieds et le ventre, ce qui a ses vertus, mais aussi d’autres que, depuis Gœbbels, les grands dictateurs connaissent bien.

La contrebasse seule amplifiée, les deux soufflants pavillons droits vers le public. Et ils jouent comme on converse, sur des constructions qui n’ont rien à envier à la musique de chambre à ceci près que leurs partitions ne sont que des pense-bêtes, une large partie de ce qu’ils jouent se trouvant entre les portées. Ils sont poètes, acrobates, clowns, musiciens quoi ! De ceux qui improvisent comme on vit. « Oui, merci. À Nevers, on connaît ça ! » Mais il n’y en a pas deux qui aient cette tendre gouaille dont fait preuve Pommier sur le trombone. Il n’y a pas deux contrebassistes qui promènent leurs mains et leurs pensées musicales sur les cordes avec cette souplesse de danseur. Et j’aimerais savoir vous expliquer pourquoi – qu’il compose ou qu’il fasse sonner le ténor – on reconnaît la musique d’Alban Darche au bout de trois notes. Hélas, l’un de mes grands regrets, c’est de n’avoir de n’avoir jamais trouvé les mots pour le dire, les images pour le faire voir. Essayons encore. Quelque chose de doux-amer, une drôlerie mélancolique de mime ? C’est un son qu’il faut définir, une couleur mélodique qu’il faudrait cerner, un personnage qu’il faudrait invoquer… mais tiré de quelle pièce, de quel roman, de quel film, de quelle époque ? Vous voyez ? Evidemment, non ? Alors écoutez « Vert Émeraude », leur dernier disque. Quoique je me demande si ça n’est pas une musique que l’on réécoute après la révélation du concert plutôt qu’on la découvre sur disque, tellement elle est charnelle. Alors allez au concert ! À Vincennes, samedi prochain 13 novembre, où le Gros Cube d’Alban Darche jouera au Théâtre Sorano. À Besançon où notre trio jouera au Scénacle le 26 novembre.

Vladimir Torres Trio

En attendant, nous sommes revenus dans cette même salle pour entendre Vladimir Torres en son trio, contrebassiste franc-comtois de parents uruguayens. On a compris que c’est le rôle de D’Jazz Nevers qui n’est que l’un des visages du CRJ (Centre national de jazz) Bougogne-Franche-Comté, de faire connaître les « régionaux ». Ce peut vouloir dire deux choses : 1) qu’ils se sont fait par conviction une vocation à travailler leur territoire. 2) Que leur talent n’est pas destiné à se faire connaître au-delà de leur territoire. Vladimir Torres – dont la biographie ne précise pas l’âge, mais seulement qu’il est actif depuis 20 ans – n’est pas né de la dernière pluie. Et c’est pourtant une découverte, avec coup sur coup deux albums : « Inicial » en trio avec invités (le flûtiste Damien Groleau et le saxophoniste Christophe Panzani) et et un témoignage solo des semaines de confinement « Music for a Locked in Double Bass » (). D’emblée, l’instrumentiste en impose : puissance, vélocité, musicalité ont également leur rôle à jouer sur la scène nationale. Plus une véritable écriture dépassant le seul exercice exposé mélodique, solos, ré-exposé. On a pensé à Chick Corea. On peut se tromper, mais ça n’est pas interdit. Avec Martin Schiffmann qui, s’il n’est pas le pianiste le plus virtuose qui nous sera donné d’entendre au cours de ce festival, sert avec beaucoup d’a-propos la mise en espace de ce répertoire, jouant dans les improvisations de la combinaison des deux mains avec beaucoup d’adresse, une belle économie très rythmique. Tom Moretti, compagnon de longue date, est chez lui sur ce répertoire. Mais on se dit que, confronté à une autre scène qui le dépasserait, et remettant en jeu cette belle dextérité qui en fait un « champion régional », il pourrait emmener ce joli trio plus loin. C’est de lui qui pourrait venir maintenant la grâce. Renoncer à tout souligner, à tout décomposer, faire respirer, réapprendre le charme d’une belle noire posée au bon endroit de la cymbale, jouer de la dynamique, des contrastes, réapprendre le plaisir du trop-plein lorsque l’on sait également faire le vide et laisser la musique respirer : réécouter La Musique de Tony, Max, Paul, Jack, Roy… et si l’on préfère Harvey, Lenny, Al, Joey…

Sarah Murcia “My Mother is a Fish”

Et nous voici arpentant le coteau qui ramène au charmant petit théâtre de Nevers pour un rendez-vous avec William Faulkner et son roman Tandis que j’agonise. Jean-Louis Barrault en avait fait une pièce. Après son hommage aux Sex Pistols Never Mind the Future, la bassiste Sarah Murcia en a fait « un concert » comme elle s’en défendra au cours du débat animé par Xavier Prévost. Une position qui nous rappelle celle adoptée par Pierre Baux et Vincent Courtois pour leur Oakland entendu au même endroit dimanche dernier. Et ce concert mis en scène par Fanny de Chaillé, en lumière par Luc Jenny et en son par Sylvain Thévenard, s’intitule My Mother Is a Fish.

Tandis que j’agonise, c’est l’agonie puis la mort d’Addie Bundren tandis que l’un de ses fils, Cash, scie et cloue le cercueil. Puis c’est la débandade de sa famille, le père pour se refaire une vie et des dents, la fille Dewey Dell pour se faire avorter… L’un des fils, jeune innocent, fait un transfert entre la mort de sa mère et celle d’un poisson qu’il vient de pêcher, d’où le titre My Mother Is a Fish. Deux autres fils Darl et Jewel tente une dernière livraison en ville avec leur chariot avant de tenter d’amener le cercueil à Jefferson où Addie veut être enterrée. Mais les moyeux cassent, la tempête fait rage, les ponts sont emportés, le convoi avec… Qui a écrit dans le programme distribué à l’entrée ces quelques mots ? « Ce n’est pas un requiem. C’est un enterrement sans deuil, une tragédie domestique dérisoire, portée à la puissance du grotesque par un Faulkner lâchant la bride à son écriture [son roman le plus vite écrit]. C’est la saga d’un cercueil maternel brinqueballé et qui finit mal, balbutiée par un chœur de voix erratiques et désunies. Il fallait des jazzmen punks, et la gestuelle et la voix du grand Mark Tompkins pour relever le défi. » Ces jazzmen punks, ce seront Olivier Py (saxophone), Gilles Coronado (guitare électrique), Benoît Delbecq (piano, préparations, électronique), Franck Vaillant (batterie).

Et il fallait Sarah Murcia (voix, chant, basse électrique, contrebasse). D’emblée, sur des textes recomposés à partir des mots du texte original de Faulkner et tandis que Delbecq « cloue » son piano comme un cercueil, guitare basse en main, propulsée par ses « bad boys », Murcia hurle le « bruit et la fureur » de l’œuvre de Faulkner, et nous sommes tout de suite pris aux tripes comme en témoigneront les spectateurs à l’issue du concert.

Ayant vu le spectacle à ses débuts, au Théâtre de Lorient, j’avais été fortement impressionné et moyennement convaincu. Après avoir pris connaissance du texte dans la traduction française – mais aussi devant un programme qui connaît à Nevers sa dixième représentation –, j’ai été saisi à mon tour, tout en regrettant qu’il n’y ait pas une présentation distribuée à l’entrée. Comme toujours chez Faulkner, la narration est confuse, les personnages difficiles à identifier. « Mais pourtant tout est dans le texte » précise Sarah Murcia, prêchant pour une relecture. Le problème, c’est qu’au concert, on ne peut pas revenir en arrière. Elle en est consciente et, depuis Lorient, tout en souhaitant préserver une part de ce trouble qui fait partie de la lecture de Faulkner, elle avait prévu une présentation des personnages, de l’intrigue, du pays traversé avec reproduction de la « carte géographique » projetée à l’écran au moment du périple. Hélas, hier à Nevers, c’est un autre document qui a été distribué, moins précis.

Les projections à l’écran reprennent le principe du texte orignal, chaque chapitre portant le prénom du « personnage sujet ». Quelques-uns, dont je suis, auraient aimé quelques sous-titres sur les chansons. Reproche secondaire, tant est grande leur puissance de projection. On se disputa à la sortie du théâtre sur l’interprétation de Mark Tompkins, danseur et non comédien. Lisant son texte d’une façon pas toujours certaine, il m’avait paru absent à Lorient. Hier, mon point de vue changeait : lorsqu’il chante en anglais, c’est une silhouette qui hante le plateau avec cette grâce déglinguée qui convient aux personnages « faulkneriens », mais on lui reprochera encore une diction défaillante sur les textes récités en traduction française, singulier contraste avec l’assurance de Sarah Murcia dans les résumés eux aussi très « faulkneriens » dont elle ponctue le concert. Et se mêlant à la dispute à la sortie du théâtre, elle défendra bec et ongles son choix de Mark Tompkins, principe de fidélité avec quelqu’un qu’elle côtoie depuis longtemps, principe d’admiration pour cette silhouette et de cette voix qu’elle a vue et entendue d’emblée au cœur de son projet. « Je suis un tyran avec me musiciens » dira-t-elle, interrogée lors du débat animé par Xavier Prévost sur sa direction. « Je sais exactement ce que je veux et j’ai choisi des musiciens que je connais par cœur… et dont je sais qu’ils ne m’obéiront pas. » Il y a du Faulkner dans cette marmite humaine et l’on quitta le théâtre profondément secoué par les bouillonnements où Sarah Murcia vient de nous plonger une heure et quart durant. Ce programme créé à la veille du confinement a évidemment terriblement souffert de la situation sanitaire. « C’est maintenant qu’il faudrait prendre la route » déplore Sarah Murcia sans grand espoir de trouver nouveaux acquéreurs. « Je sens que nous saurions l’amener beaucoup plus loin ».

Le débat avec Mark Tompkins, Xavier Prévost et Sarah Murcia.

Je sens aussi que j’aurais pu mener ce compte rendu plus loin, notamment en le réduisant. Paraphrasons Blaise Pascal : « Je n’ai fait ce compte rendu plus long [et plus confus] que parce que je n’ai pas eu le loisir de le faire plus court [et plus clair]. » Et je l’ai à peine relu. On m’en excusera : le soleil brille, les bords de Loire m’appelle où il ne me reste plus qu’un petit quart d’heure pour me dégourdir les jambes avant le « photo-concert » Champs de bataille de Christophe Rocher, Vincent Courtois et Edward Perraud sur les photographies de Yan Morvan et de nouveaux comptes rendus. Franck Bergerot