Film #6-2 / Le 31 mars 1981, le dernier cri de l’avant-garde new-yorkaise débarque à Paris, rue Dunois avec Massacre, soit Fred Frith, Bill Laswell et Fred Maher. - Jazz Magazine
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Publié le 29 Déc 2025

Film #6-2 / Le 31 mars 1981, le dernier cri de l’avant-garde new-yorkaise débarque à Paris, rue Dunois avec Massacre, soit Fred Frith, Bill Laswell et Fred Maher.

Mes relations avec les avant-gardes de l’improvisation ont toujours été changeantes, de l’adhésion enthousiaste à une certaine détestation, mon intérêt pour le free jazz ayant été douché par certains expériences qui n’avaient d’autre mérite que d’être excessives et/ou brouillonnes, la figure d’Anthony Braxton ayant constitué pour moi l’exemple d’une exigence à la free music. La traque du cliché et du moindre geste relevant d’une mémoire entrait en contradiction avec une certaine idée d’héritage propre au jazz, et l’irruption d’approches purement bruitistes à tendance punk suscitait chez moi, selon l’humeur du moment, le contexte et le talent réel ou supposé des musiciens, pur émoi, attention bienveillante ou rejet sans appel. Et puis, ma fréquentation du CIM me plaçait sous influence. Après tout ne venais-je pas de passer deux ans à ânonner l’anatole et ses VI-II-V-I dans tous les tons sous l’œil sourcilleux du bon professeur Fohrenbach ? Et peut-être que, déjà, de guerre lasse, j’avais quitté son cours pour me confier à Claude Tissendier qui tenta me faire mieux maîtriser mes doigts, l’articulation de mon phrasé… « Souris, me disait-il. Imagine que tu es premier alto au Lido et que tu joues pour les plus belles filles du monde. » Jean-Louis Chautemps, qui ne dédaignait pas les avant-gardes, ne m’aurait pas dit autre chose.

Tout ça m’entrainait assez loin de ce qui se tramait rue Dunois. Occupés par un collectif porté sur les Arts de la rue et l’agit-prop depuis 1976, ces locaux industriels désaffectés trouvèrent un animateur plus structuré que d’autres pour donner une colonne vertébrale à la programmation du lieu à partir de 1979 : Sylvain Torikian qui deviendrait bientôt l’un des principaux animateurs et interlocuteurs de cette zone floue et mouvementée que l’on appela les nouvelles musiques improvisées notamment au sein du Japif (Jazz Action Paris Ile de France. Cf. portrait complet et bien tourné sur le site de Nato Music). Avec le soutien de François Tusques qui prêta son piano, on y vit d’ailleurs s’épanouir un panorama beaucoup plus large que celui de la seule avant-garde, si l’on songe qu’Alain Jean-Marie fut l’un des premiers habitués de ce Pleyel avec Bobby Few et Georges-Édouard Nouel.

On y vit bientôt défiler les avant-gardes françaises, européennes, nord-américaines de passage ou résidant à Paris, voire du jazz plus conventionnel. Je mis un certain temps à fréquenter le lieu. Habitant le 18e arrondissement et travaillant à Montrouge, aller jusqu’au M° national pour descendre cette longue et interminable rue peu éclairée me semblait une épreuve à laquelle je préférais les curiosités s’offrant à moi tout au long de la ligne 4, du Cim quasi à ma porte au Petit-Journal Saint-Michel (où l’on n’entendait d’ailleurs pas seulement du dixieland que d’ailleurs je ne négligeais pas) en passant par le New Morning qui n’allait pas tarder à ouvrir et le Dreher qui n’allait pas tarder à ferme, sans oublier le Petit Op’.

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Ce 31 mars 1981, me doutai-je de l’importance de ce que j’allais écouter ? Avais-je quelque conscience de ce qui se passait à l’époque à New York. Avais-je entendu parler de la No Wave, de ce que l’on appellerait bientôt la Downtown Scene, de James Chance & the Contortions et de Sonic Youth, de DNA, Arto Lindsay et Ikue Mori, de John Lurie et ses Lounge Lizards, d’Eugene Chadbourne et John Zorn, de Bill Laswell et Material ? J’étais probablement venu sur le nom de Fred Frith dont je connaissais l’existence pour avoir lu son nom parmi les Anglais de Henry Cow que j’assimilais à une sorte déviance free de l’école dite de Canterburry… vision très approximative mais, après tout, il n’est pas un de ses membres du milieu des années 1970 (Geoff Leith, Tim Hodgkinson, John Greaves, Chris Cutler, Peter Blegvald, Lindsay Cooper et Frith en personne qui s’installerait à New York à la fin des années 1970) qui ne figure à l’index de l’ouvrage d’Aymeric Leroy consacré à la dite école.

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Qu’ai-je retenu de ce concert de Massacre (déjà programmé la veille) ? Sinon qu’il y avait là quelque chose qui relevait du “massacre”, massacre sonore porté au statut d’art musical, comme le revendiquerait d’une certaine manière le titre de l’album “Killing Time”* que le groupe enregistra “live” à Dunois même (ce soir-là ? Les discographies le date d’avril) avant de le compléter en juin à Brooklyn. À réécouter aujourd’hui le disque publié en septembre 1981 sur Celluloid, c’est assez ludique, insolent certes et violent – le volume sonore devait être assez élevé – mais somme toute assez réjouissant. Lorsque Fred Frith ne fait pas surgir de sa guitare toute une volière, il a ses moments d’un lyrisme certes erratique et brumeux mais assez captivant. Après tout, la prestation d’Henry Kaiser sur “Dare Devils” devait m’avoir préparé à ce genre de guitare. C’était en tout cas la première fois que je voyais jouer d’une guitare ainsi posée à plat sur une table, même si d’autres s’y étaient essayés avant lui.

Dans sa chronique pour Jazz Magazine, Olivier Danos disait avoir entendu dire dans le public : « Ça encore, ça va parce que c’est du rock, mais Derek Bailey, c’est vraiment insupportable. » Aurait-il surpris ceci dans ma bouche ? Je ne le pense pas. Toujours est-il que je ne suis pas retourné à Dunois pour écouter Derek Bailey qui s’y produisait en solo du 2 au 4 avril, à la même affiche que Evan Parker et Han Bennink, en clôture d’une programmation anglaise : Lindsay Cooper solo (les 13 et 14), Richard Beswick et Phil Wachsmann (les 17 et 18), Lol Coxhill solo (les 27 et 28). Franck Bergerot

* C’est par cette première référence, dès que je pus en faire l’acquisition, que j’informai les adhérents de la Discothèque municipale de Montrouge de l’existence d’un nouveau courant new-yorkais dont j’étais loin d’avoir pleine conscience mais dont je pus suivre l’évolution au fil des parutions de “Temporary Music” de Material à “Golden Palominos”, et même jusqu’à “Future Schock” de Herbie Hancock, co-produit par Bill Laswell.

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