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Publié le 23 Jan 2024

Michel par Petrucciani, épisode 18

Michel Petrucciani nous a quittés le 6 janvier 1999. Chaque jour jusqu’au 25 janvier, date de la sortie du nouveau numéro de Jazz Magazine dont il fera la Une, retrouvez en vingt épisodes la vie incroyable de ce pianiste hors norme, telle qu’il l’avait racontée à Fred Goaty à l’été 1998.

« J’avais signé un contrat d’édition musicale pour la France avec Francis Dreyfus. Je ne savais pas qui il était. Je connaissais surtout le producteur Yves Chamberland. Quand Yves et Francis ont monté le label Dreyfus Jazz, Yves a dit à Francis que ce serait bien d’avoir Michel Petrucciani. Yves m’a appelé pour m’annoncer qu’il allait amener Francis à un de mes concerts pour qu’on se rencontre, voir s’il y avait des affinités. Peu de temps après, je vois Francis arriver après un concert, à Deauville je crois. Nous sommes allés dans un bar. On avait commandé des Perrier, on a discuté, puis on a voulu payer mais le serveur n’arrivait pas. Francis s’énervait : « On fait poireauter Michel… » L’addition n’arrivait toujours pas… Francis a sorti un billet de 500 balles et l’a mis sur la table : « Allez on se casse, au moins c’est payé. » J’ai trouvé le geste généreux, il l’avait fait pour que je n’attende pas trop longtemps. Moi aussi j’aime donner, et je me suis dit : « Ce mec me plaît, je vais signer avec lui. » Avec Francis et Yves, j’ai appris le vrai métier : les royautés, le business, comment on doit payer ses impôts, comment gérer son argent. Francis et ses avocats sont allés voir Blue Note et leur ont dit qu’on n’avait pas le droit de faire un contrat à vie avec un jeune homme de 23 ans, que j’étais barge quand j’avais signé, que je ne savais pas ce que je faisais… Il y a eu un audit dans les comptes de Blue Note. Et j’ai reçu un chèque confortable ! Avec un petit mot : « Excusez-nous, nous avions oublié… » J’ai gardé une copie du chèque et le mot du comptable. J’ai remboursé mes dettes, et commencé à mieux gérer mon argent. Mon premier disque avec Dreyfus, ç’a été “Marvellous”, avec un quatuor à cordes, Dave Holland à la contrebasse et Tony Williams à la batterie. Je voulais faire un disque spécial pour Francis, original, qui se démarque des précédents. J’ai arrêté ma période électrique et me suis remis à l’acoustique. Je suis ravi d’avoir fait un disque avec Tony Williams. J’avais une telle envie de travailler avec lui… Tony a vraiment joué. Dave m’avais dit : « Si tu prends Tony, ça peut être tout bon ou tout mauvais, tout dépend de son humeur du moment… » Or, il était dans une humeur formidable, fraîchement marié. Il me répétait qu’il aimait ma musique, mes mélodies, comme celle de Charlie Brown. “Marvellous” est un bon disque, mais un peu raté, dans la mesure où le quatuor ne fait pas le boulot que j’aurais aimé qu’il fasse. Je me suis mal débrouillé, je ne me sentais pas prêt pour faire moi-même les arrangements, et le mixage est assez mal fait. Si je pouvais remixer ce disque, je mettrais les cordes plus en avant. De toute manière, si je pouvais exaucer un voeu, ce serait de refaire tous mes disques ! Tous ! Quelques-uns sont bien faits, avec de jolies chansons, que je retiens plus que les solos – plus j’évolue dans mes connaissances musicales, moins je vais vers l’improvisation. J’aime composer, de plus en plus. J’aime l’improvisation, mais ça devient moins important, ça m’amuse de moins en moins. On en vient à ce que disait Miles Davis : moins de notes, ce n’est pas important tout ce charabia… Quant aux fausses notes, c’est relatif, la plupart des gens ne les entendent pas. Un concert sans fausse note, ce n’est pas un concert. Comme disait encore Miles, “il n’y a pas de fausses notes, il n’y a que des mauvaises notes”, ou quelque chose dans ce genre. Il n’avait pas tort. Les mauvaises notes, c’est quand on n’est pas honnête, on pense : “Je vais jouer ça parce que ça fait bien”, comme on peut se servir de la technique : on s’en sert quand on n’a plus d’idées. Il faut d’abord essayer de trouver la couleur et l’habillage qui convient. L’origine de tout ça, c’est la composition, l’harmonie : la chanson. J’aime les choses que l’on peut chanter, dont on se souvient. J’aime La vie en rose, ça me parle. J’aime la pop music. J’aime Miles parce que c’est un grand mélodiste qui savait phraser : il jouait “Porgy & Bess”, Someday My Prince Will Come… Même Coltrane, qui était compliqué et avait un langage très évolué, est resté très mélodique. Quand il joue une ballade, un standard, c’est à tomber par terre, et “A Love Supreme”, c’est quelque chose qu’on peut chanter. » (À suivre.)