Jazz live
Publié le 23 Mar 2014

Bergamo Jazz, Bergame, Italie. 2° journée

17h : Nate Wooley (tp), Josh Sinton (bcl), Matt Moran (vib), Eivind Opsvik (b), Harris Eisenstadt (dm).

Ca commence, en fin d’après-midi à l’Auditorium di Piazza della Libertà, comme un bon vieux blues terrien. Mais ça ne dure guère. Avec une instrumentation telle que celle du quintet de Nate Wooley, difficile de ne pas faire émerger tôt ou tard la richesse timbrique et la spécificité sonore de chaque protagoniste. Défilé de solos, penseront certains. Oui et non, en tout cas pas dans cet ordre immuable et quasi mécanique qu’on a trop entendu chez les combos hard bop.

Le vibraphone de Mat Moran ouvre ainsi l’espace de façon magnifique tandis que la clarinette basse de Josh Sinton le creuse vers le grave après que la trompette du leader a ouvert la voie vers le haut du spectre sonore. Stylistiquement on est à mi-chemin entre un free assez policé et des formes harmoniques à la fois souples et cadrées. Puis Wooley annonce un thème du jeune Wynton Marsalis. Il s’affirme conscient qu’un tel choix n’est guère politiquement correct de nos jours mais, l’influence de son aîné ayant été déterminante dans son évolution de musicien, il l’assume avec humour. Un passage en quartet met particulièrement en évidence la virtuosité du trompettiste, mais force est de reconnaître que la musique ne gagne pas nécessairement grand-chose lors de ce morceau de bravoure. C’est finalement quand la clarinette basse de Josh Sinton ou le vibraphone interviennent, soutenus par une rythmique d’une densité irréprochable, que l’on se régale le plus, Nate Wooley apparaissant comme un instrumentiste de haut niveau, bourré de talent et de promesses, mais aussi comme un musicien ayant encore du chemin à faire en tant que compositeur et leader. Il termine ce concert en exprimant sa gratitude d’avoir été invité par Enrico Rava, de jouer dans le même festival que Ron Miles ou Dave Douglas (ses héros), et prétend que « Après ça, si en sortant d’ici je suis renversé par un bus, c’est cool. » On ne souhaite évidemment rien de cela à un excellent trompettiste trentenaire, doté d’un tel sens de l’humour, et dont on attend encore beaucoup.

21h : « Il Bidone » : Gianluca Petrella (tb), John De Leo (voc), Beppe Scardino (bs), Giovanni Guidi (p), Joe Rehmer (b), Cristiano Calcagnile (dm)

Curieusement, en début de soirée au Teatro Donizetti, le groupe de Gianluca Petrella semble un peu timide, hésitant à déployer le son, peut-être engoncé dans les arrangements de thèmes de Nino Rota qui constituent son répertoire, et d’où émergent avant tout la sonorité du leader. Difficile gageure que s’est fixé le tromboniste transalpin : au pays de Rota — où les airs du compositeur ont été abondamment repris au cours du dernier demi-siècle — proposer de nouvelles versions convaincantes… Pour l’instant on voit le groupe un peu empêtré entre une écriture assez fouillée et l’affirmation d’une identité sonore individuelle et collective. A ce jeu l’excellent pianiste Giovanni Guidi se trouve souvent noyé dans la masse alors que Petrella tire nettement mieux son épingle du jeu  sans pourtant réellement entraîner le reste du groupe. Le vocaliste John De Leo fait, quant à lui, presque figure de pièce rapportée tant son rôle semble mal défini. Le concert continuera ainsi, entre errances et bons moments, sans vraiment trouver ses marques, peut-être parce que ce projet vieux de quelques années n’a pas été rejoué en public depuis longtemps. L’auditoire bergamasque, en tout cas, fait un tel triomphe à ce premier set que le critique français finit par se demander s’il n’est pas passé à côté de l’essentiel. Va savoir ! Un tonitruant rappel finira de semer le doute dans son esprit cartésien ébranlé… jusqu’à ce qu’au petit déjeuner ses collègues italiens le confirment dans ses intuitions premières : Petrella a fait mieux, selon eux.

22h30 : Dave Douglas 4tet + Tom Harrell : Douglas (tp), Harrell (tp, bugle), Luis Perdomo (p), Lindah Oh (b), Anwar Marshall (dm).

Suit une première mondiale : un concert unique dont on ne sait s’il se reproduira. Tout en l’espérant, on savoure ce goût d’exclusivité que nous offre la réunion de Dave Douglas et de Tom Harrell entourés d’une rythmique superlative. Une rencontre suscitée par Enrico Rava : « directeur artistique », le titre n’est pas usurpé ! Si les trumpet summits sont loin d’être rares, les réunions de deux souffleurs à pistons sont nettement moins fréquentes, surtout sur scène. Dans le cas qui nous concerne la différence de générations et de personnalités promet aux connaisseurs des comparaisons délectables. Pour débuter, Harrell adopte le bugle — qu’il alternera ensuite avec la trompette — et offre une sonorité moelleuse à souhait servie par un phrasé superbement fluide, là où Douglas est plus acide et virtuose, prenant davantage de risques, parfois sur le fil de la justesse. Morceau après morceau, ce qui frappe c’est la façon dont Harrell laisse respirer ses phrases, alternant pauses et passages rapides au cours desquels on perçoit clairement la façon dont il s’est approprié le langage du hard bop en en laissant de côté les clichés. En résulte un discours d’un lyrisme assumé, qui ne se refuse pas pour autant le plaisir de la vélocité. Douglas, quant à lui, donne davantage dans l’imprévu — tant au niveau du timbre que du phrasé — et peut, en guise de solo, se contenter d’exposer une mélodie en s’appuyant sur la malléabilité de sa sonorité ou bien partir dans des directions stratosphériques. Cette diversité se retrouve au niveau des compositions des deux trompettistes, et leur alternance est un régal pour l’oreille. Hors de question d’oublier, dans ce superbe concert, le rôle d’une rythmique qui « tourne » à merveille et dont chaque membre mérite des éloges individuels. Luis Perdomo est l’aisance rythmique et la pertinence harmonique personnifiées. Linda Oh est une bassiste souple et solide, constamment à l’affût, remarquable en tant que soliste. Anwar Marshall enfin, mêle dans son jeu finesse, subtilité et tonicité avec une musicalité que plus d’un batteur pourrait lui envier. Aux commandes d’un tel véhicule (un prototype non encore disponible hors de Bergame, Lombardie, ce soir-même), les deux « co-pilotes » Tom Harrell and Dave Douglas sont aux anges, et nous ravissent. Qu’on ne s’étonne donc pas de voir une proportion conséquente de faces béates sortir du Teatro Donizetti sur les images que les caméras embarquées sur les satellites qui surveillent le nord-est de l’Italie enverront sous peu aux services secrets chargés de contrôler la conformité des sourires. Thierry Quénum

|

17h : Nate Wooley (tp), Josh Sinton (bcl), Matt Moran (vib), Eivind Opsvik (b), Harris Eisenstadt (dm).

Ca commence, en fin d’après-midi à l’Auditorium di Piazza della Libertà, comme un bon vieux blues terrien. Mais ça ne dure guère. Avec une instrumentation telle que celle du quintet de Nate Wooley, difficile de ne pas faire émerger tôt ou tard la richesse timbrique et la spécificité sonore de chaque protagoniste. Défilé de solos, penseront certains. Oui et non, en tout cas pas dans cet ordre immuable et quasi mécanique qu’on a trop entendu chez les combos hard bop.

Le vibraphone de Mat Moran ouvre ainsi l’espace de façon magnifique tandis que la clarinette basse de Josh Sinton le creuse vers le grave après que la trompette du leader a ouvert la voie vers le haut du spectre sonore. Stylistiquement on est à mi-chemin entre un free assez policé et des formes harmoniques à la fois souples et cadrées. Puis Wooley annonce un thème du jeune Wynton Marsalis. Il s’affirme conscient qu’un tel choix n’est guère politiquement correct de nos jours mais, l’influence de son aîné ayant été déterminante dans son évolution de musicien, il l’assume avec humour. Un passage en quartet met particulièrement en évidence la virtuosité du trompettiste, mais force est de reconnaître que la musique ne gagne pas nécessairement grand-chose lors de ce morceau de bravoure. C’est finalement quand la clarinette basse de Josh Sinton ou le vibraphone interviennent, soutenus par une rythmique d’une densité irréprochable, que l’on se régale le plus, Nate Wooley apparaissant comme un instrumentiste de haut niveau, bourré de talent et de promesses, mais aussi comme un musicien ayant encore du chemin à faire en tant que compositeur et leader. Il termine ce concert en exprimant sa gratitude d’avoir été invité par Enrico Rava, de jouer dans le même festival que Ron Miles ou Dave Douglas (ses héros), et prétend que « Après ça, si en sortant d’ici je suis renversé par un bus, c’est cool. » On ne souhaite évidemment rien de cela à un excellent trompettiste trentenaire, doté d’un tel sens de l’humour, et dont on attend encore beaucoup.

21h : « Il Bidone » : Gianluca Petrella (tb), John De Leo (voc), Beppe Scardino (bs), Giovanni Guidi (p), Joe Rehmer (b), Cristiano Calcagnile (dm)

Curieusement, en début de soirée au Teatro Donizetti, le groupe de Gianluca Petrella semble un peu timide, hésitant à déployer le son, peut-être engoncé dans les arrangements de thèmes de Nino Rota qui constituent son répertoire, et d’où émergent avant tout la sonorité du leader. Difficile gageure que s’est fixé le tromboniste transalpin : au pays de Rota — où les airs du compositeur ont été abondamment repris au cours du dernier demi-siècle — proposer de nouvelles versions convaincantes… Pour l’instant on voit le groupe un peu empêtré entre une écriture assez fouillée et l’affirmation d’une identité sonore individuelle et collective. A ce jeu l’excellent pianiste Giovanni Guidi se trouve souvent noyé dans la masse alors que Petrella tire nettement mieux son épingle du jeu  sans pourtant réellement entraîner le reste du groupe. Le vocaliste John De Leo fait, quant à lui, presque figure de pièce rapportée tant son rôle semble mal défini. Le concert continuera ainsi, entre errances et bons moments, sans vraiment trouver ses marques, peut-être parce que ce projet vieux de quelques années n’a pas été rejoué en public depuis longtemps. L’auditoire bergamasque, en tout cas, fait un tel triomphe à ce premier set que le critique français finit par se demander s’il n’est pas passé à côté de l’essentiel. Va savoir ! Un tonitruant rappel finira de semer le doute dans son esprit cartésien ébranlé… jusqu’à ce qu’au petit déjeuner ses collègues italiens le confirment dans ses intuitions premières : Petrella a fait mieux, selon eux.

22h30 : Dave Douglas 4tet + Tom Harrell : Douglas (tp), Harrell (tp, bugle), Luis Perdomo (p), Lindah Oh (b), Anwar Marshall (dm).

Suit une première mondiale : un concert unique dont on ne sait s’il se reproduira. Tout en l’espérant, on savoure ce goût d’exclusivité que nous offre la réunion de Dave Douglas et de Tom Harrell entourés d’une rythmique superlative. Une rencontre suscitée par Enrico Rava : « directeur artistique », le titre n’est pas usurpé ! Si les trumpet summits sont loin d’être rares, les réunions de deux souffleurs à pistons sont nettement moins fréquentes, surtout sur scène. Dans le cas qui nous concerne la différence de générations et de personnalités promet aux connaisseurs des comparaisons délectables. Pour débuter, Harrell adopte le bugle — qu’il alternera ensuite avec la trompette — et offre une sonorité moelleuse à souhait servie par un phrasé superbement fluide, là où Douglas est plus acide et virtuose, prenant davantage de risques, parfois sur le fil de la justesse. Morceau après morceau, ce qui frappe c’est la façon dont Harrell laisse respirer ses phrases, alternant pauses et passages rapides au cours desquels on perçoit clairement la façon dont il s’est approprié le langage du hard bop en en laissant de côté les clichés. En résulte un discours d’un lyrisme assumé, qui ne se refuse pas pour autant le plaisir de la vélocité. Douglas, quant à lui, donne davantage dans l’imprévu — tant au niveau du timbre que du phrasé — et peut, en guise de solo, se contenter d’exposer une mélodie en s’appuyant sur la malléabilité de sa sonorité ou bien partir dans des directions stratosphériques. Cette diversité se retrouve au niveau des compositions des deux trompettistes, et leur alternance est un régal pour l’oreille. Hors de question d’oublier, dans ce superbe concert, le rôle d’une rythmique qui « tourne » à merveille et dont chaque membre mérite des éloges individuels. Luis Perdomo est l’aisance rythmique et la pertinence harmonique personnifiées. Linda Oh est une bassiste souple et solide, constamment à l’affût, remarquable en tant que soliste. Anwar Marshall enfin, mêle dans son jeu finesse, subtilité et tonicité avec une musicalité que plus d’un batteur pourrait lui envier. Aux commandes d’un tel véhicule (un prototype non encore disponible hors de Bergame, Lombardie, ce soir-même), les deux « co-pilotes » Tom Harrell and Dave Douglas sont aux anges, et nous ravissent. Qu’on ne s’étonne donc pas de voir une proportion conséquente de faces béates sortir du Teatro Donizetti sur les images que les caméras embarquées sur les satellites qui surveillent le nord-est de l’Italie enverront sous peu aux services secrets chargés de contrôler la conformité des sourires. Thierry Quénum

|

17h : Nate Wooley (tp), Josh Sinton (bcl), Matt Moran (vib), Eivind Opsvik (b), Harris Eisenstadt (dm).

Ca commence, en fin d’après-midi à l’Auditorium di Piazza della Libertà, comme un bon vieux blues terrien. Mais ça ne dure guère. Avec une instrumentation telle que celle du quintet de Nate Wooley, difficile de ne pas faire émerger tôt ou tard la richesse timbrique et la spécificité sonore de chaque protagoniste. Défilé de solos, penseront certains. Oui et non, en tout cas pas dans cet ordre immuable et quasi mécanique qu’on a trop entendu chez les combos hard bop.

Le vibraphone de Mat Moran ouvre ainsi l’espace de façon magnifique tandis que la clarinette basse de Josh Sinton le creuse vers le grave après que la trompette du leader a ouvert la voie vers le haut du spectre sonore. Stylistiquement on est à mi-chemin entre un free assez policé et des formes harmoniques à la fois souples et cadrées. Puis Wooley annonce un thème du jeune Wynton Marsalis. Il s’affirme conscient qu’un tel choix n’est guère politiquement correct de nos jours mais, l’influence de son aîné ayant été déterminante dans son évolution de musicien, il l’assume avec humour. Un passage en quartet met particulièrement en évidence la virtuosité du trompettiste, mais force est de reconnaître que la musique ne gagne pas nécessairement grand-chose lors de ce morceau de bravoure. C’est finalement quand la clarinette basse de Josh Sinton ou le vibraphone interviennent, soutenus par une rythmique d’une densité irréprochable, que l’on se régale le plus, Nate Wooley apparaissant comme un instrumentiste de haut niveau, bourré de talent et de promesses, mais aussi comme un musicien ayant encore du chemin à faire en tant que compositeur et leader. Il termine ce concert en exprimant sa gratitude d’avoir été invité par Enrico Rava, de jouer dans le même festival que Ron Miles ou Dave Douglas (ses héros), et prétend que « Après ça, si en sortant d’ici je suis renversé par un bus, c’est cool. » On ne souhaite évidemment rien de cela à un excellent trompettiste trentenaire, doté d’un tel sens de l’humour, et dont on attend encore beaucoup.

21h : « Il Bidone » : Gianluca Petrella (tb), John De Leo (voc), Beppe Scardino (bs), Giovanni Guidi (p), Joe Rehmer (b), Cristiano Calcagnile (dm)

Curieusement, en début de soirée au Teatro Donizetti, le groupe de Gianluca Petrella semble un peu timide, hésitant à déployer le son, peut-être engoncé dans les arrangements de thèmes de Nino Rota qui constituent son répertoire, et d’où émergent avant tout la sonorité du leader. Difficile gageure que s’est fixé le tromboniste transalpin : au pays de Rota — où les airs du compositeur ont été abondamment repris au cours du dernier demi-siècle — proposer de nouvelles versions convaincantes… Pour l’instant on voit le groupe un peu empêtré entre une écriture assez fouillée et l’affirmation d’une identité sonore individuelle et collective. A ce jeu l’excellent pianiste Giovanni Guidi se trouve souvent noyé dans la masse alors que Petrella tire nettement mieux son épingle du jeu  sans pourtant réellement entraîner le reste du groupe. Le vocaliste John De Leo fait, quant à lui, presque figure de pièce rapportée tant son rôle semble mal défini. Le concert continuera ainsi, entre errances et bons moments, sans vraiment trouver ses marques, peut-être parce que ce projet vieux de quelques années n’a pas été rejoué en public depuis longtemps. L’auditoire bergamasque, en tout cas, fait un tel triomphe à ce premier set que le critique français finit par se demander s’il n’est pas passé à côté de l’essentiel. Va savoir ! Un tonitruant rappel finira de semer le doute dans son esprit cartésien ébranlé… jusqu’à ce qu’au petit déjeuner ses collègues italiens le confirment dans ses intuitions premières : Petrella a fait mieux, selon eux.

22h30 : Dave Douglas 4tet + Tom Harrell : Douglas (tp), Harrell (tp, bugle), Luis Perdomo (p), Lindah Oh (b), Anwar Marshall (dm).

Suit une première mondiale : un concert unique dont on ne sait s’il se reproduira. Tout en l’espérant, on savoure ce goût d’exclusivité que nous offre la réunion de Dave Douglas et de Tom Harrell entourés d’une rythmique superlative. Une rencontre suscitée par Enrico Rava : « directeur artistique », le titre n’est pas usurpé ! Si les trumpet summits sont loin d’être rares, les réunions de deux souffleurs à pistons sont nettement moins fréquentes, surtout sur scène. Dans le cas qui nous concerne la différence de générations et de personnalités promet aux connaisseurs des comparaisons délectables. Pour débuter, Harrell adopte le bugle — qu’il alternera ensuite avec la trompette — et offre une sonorité moelleuse à souhait servie par un phrasé superbement fluide, là où Douglas est plus acide et virtuose, prenant davantage de risques, parfois sur le fil de la justesse. Morceau après morceau, ce qui frappe c’est la façon dont Harrell laisse respirer ses phrases, alternant pauses et passages rapides au cours desquels on perçoit clairement la façon dont il s’est approprié le langage du hard bop en en laissant de côté les clichés. En résulte un discours d’un lyrisme assumé, qui ne se refuse pas pour autant le plaisir de la vélocité. Douglas, quant à lui, donne davantage dans l’imprévu — tant au niveau du timbre que du phrasé — et peut, en guise de solo, se contenter d’exposer une mélodie en s’appuyant sur la malléabilité de sa sonorité ou bien partir dans des directions stratosphériques. Cette diversité se retrouve au niveau des compositions des deux trompettistes, et leur alternance est un régal pour l’oreille. Hors de question d’oublier, dans ce superbe concert, le rôle d’une rythmique qui « tourne » à merveille et dont chaque membre mérite des éloges individuels. Luis Perdomo est l’aisance rythmique et la pertinence harmonique personnifiées. Linda Oh est une bassiste souple et solide, constamment à l’affût, remarquable en tant que soliste. Anwar Marshall enfin, mêle dans son jeu finesse, subtilité et tonicité avec une musicalité que plus d’un batteur pourrait lui envier. Aux commandes d’un tel véhicule (un prototype non encore disponible hors de Bergame, Lombardie, ce soir-même), les deux « co-pilotes » Tom Harrell and Dave Douglas sont aux anges, et nous ravissent. Qu’on ne s’étonne donc pas de voir une proportion conséquente de faces béates sortir du Teatro Donizetti sur les images que les caméras embarquées sur les satellites qui surveillent le nord-est de l’Italie enverront sous peu aux services secrets chargés de contrôler la conformité des sourires. Thierry Quénum

|

17h : Nate Wooley (tp), Josh Sinton (bcl), Matt Moran (vib), Eivind Opsvik (b), Harris Eisenstadt (dm).

Ca commence, en fin d’après-midi à l’Auditorium di Piazza della Libertà, comme un bon vieux blues terrien. Mais ça ne dure guère. Avec une instrumentation telle que celle du quintet de Nate Wooley, difficile de ne pas faire émerger tôt ou tard la richesse timbrique et la spécificité sonore de chaque protagoniste. Défilé de solos, penseront certains. Oui et non, en tout cas pas dans cet ordre immuable et quasi mécanique qu’on a trop entendu chez les combos hard bop.

Le vibraphone de Mat Moran ouvre ainsi l’espace de façon magnifique tandis que la clarinette basse de Josh Sinton le creuse vers le grave après que la trompette du leader a ouvert la voie vers le haut du spectre sonore. Stylistiquement on est à mi-chemin entre un free assez policé et des formes harmoniques à la fois souples et cadrées. Puis Wooley annonce un thème du jeune Wynton Marsalis. Il s’affirme conscient qu’un tel choix n’est guère politiquement correct de nos jours mais, l’influence de son aîné ayant été déterminante dans son évolution de musicien, il l’assume avec humour. Un passage en quartet met particulièrement en évidence la virtuosité du trompettiste, mais force est de reconnaître que la musique ne gagne pas nécessairement grand-chose lors de ce morceau de bravoure. C’est finalement quand la clarinette basse de Josh Sinton ou le vibraphone interviennent, soutenus par une rythmique d’une densité irréprochable, que l’on se régale le plus, Nate Wooley apparaissant comme un instrumentiste de haut niveau, bourré de talent et de promesses, mais aussi comme un musicien ayant encore du chemin à faire en tant que compositeur et leader. Il termine ce concert en exprimant sa gratitude d’avoir été invité par Enrico Rava, de jouer dans le même festival que Ron Miles ou Dave Douglas (ses héros), et prétend que « Après ça, si en sortant d’ici je suis renversé par un bus, c’est cool. » On ne souhaite évidemment rien de cela à un excellent trompettiste trentenaire, doté d’un tel sens de l’humour, et dont on attend encore beaucoup.

21h : « Il Bidone » : Gianluca Petrella (tb), John De Leo (voc), Beppe Scardino (bs), Giovanni Guidi (p), Joe Rehmer (b), Cristiano Calcagnile (dm)

Curieusement, en début de soirée au Teatro Donizetti, le groupe de Gianluca Petrella semble un peu timide, hésitant à déployer le son, peut-être engoncé dans les arrangements de thèmes de Nino Rota qui constituent son répertoire, et d’où émergent avant tout la sonorité du leader. Difficile gageure que s’est fixé le tromboniste transalpin : au pays de Rota — où les airs du compositeur ont été abondamment repris au cours du dernier demi-siècle — proposer de nouvelles versions convaincantes… Pour l’instant on voit le groupe un peu empêtré entre une écriture assez fouillée et l’affirmation d’une identité sonore individuelle et collective. A ce jeu l’excellent pianiste Giovanni Guidi se trouve souvent noyé dans la masse alors que Petrella tire nettement mieux son épingle du jeu  sans pourtant réellement entraîner le reste du groupe. Le vocaliste John De Leo fait, quant à lui, presque figure de pièce rapportée tant son rôle semble mal défini. Le concert continuera ainsi, entre errances et bons moments, sans vraiment trouver ses marques, peut-être parce que ce projet vieux de quelques années n’a pas été rejoué en public depuis longtemps. L’auditoire bergamasque, en tout cas, fait un tel triomphe à ce premier set que le critique français finit par se demander s’il n’est pas passé à côté de l’essentiel. Va savoir ! Un tonitruant rappel finira de semer le doute dans son esprit cartésien ébranlé… jusqu’à ce qu’au petit déjeuner ses collègues italiens le confirment dans ses intuitions premières : Petrella a fait mieux, selon eux.

22h30 : Dave Douglas 4tet + Tom Harrell : Douglas (tp), Harrell (tp, bugle), Luis Perdomo (p), Lindah Oh (b), Anwar Marshall (dm).

Suit une première mondiale : un concert unique dont on ne sait s’il se reproduira. Tout en l’espérant, on savoure ce goût d’exclusivité que nous offre la réunion de Dave Douglas et de Tom Harrell entourés d’une rythmique superlative. Une rencontre suscitée par Enrico Rava : « directeur artistique », le titre n’est pas usurpé ! Si les trumpet summits sont loin d’être rares, les réunions de deux souffleurs à pistons sont nettement moins fréquentes, surtout sur scène. Dans le cas qui nous concerne la différence de générations et de personnalités promet aux connaisseurs des comparaisons délectables. Pour débuter, Harrell adopte le bugle — qu’il alternera ensuite avec la trompette — et offre une sonorité moelleuse à souhait servie par un phrasé superbement fluide, là où Douglas est plus acide et virtuose, prenant davantage de risques, parfois sur le fil de la justesse. Morceau après morceau, ce qui frappe c’est la façon dont Harrell laisse respirer ses phrases, alternant pauses et passages rapides au cours desquels on perçoit clairement la façon dont il s’est approprié le langage du hard bop en en laissant de côté les clichés. En résulte un discours d’un lyrisme assumé, qui ne se refuse pas pour autant le plaisir de la vélocité. Douglas, quant à lui, donne davantage dans l’imprévu — tant au niveau du timbre que du phrasé — et peut, en guise de solo, se contenter d’exposer une mélodie en s’appuyant sur la malléabilité de sa sonorité ou bien partir dans des directions stratosphériques. Cette diversité se retrouve au niveau des compositions des deux trompettistes, et leur alternance est un régal pour l’oreille. Hors de question d’oublier, dans ce superbe concert, le rôle d’une rythmique qui « tourne » à merveille et dont chaque membre mérite des éloges individuels. Luis Perdomo est l’aisance rythmique et la pertinence harmonique personnifiées. Linda Oh est une bassiste souple et solide, constamment à l’affût, remarquable en tant que soliste. Anwar Marshall enfin, mêle dans son jeu finesse, subtilité et tonicité avec une musicalité que plus d’un batteur pourrait lui envier. Aux commandes d’un tel véhicule (un prototype non encore disponible hors de Bergame, Lombardie, ce soir-même), les deux « co-pilotes » Tom Harrell and Dave Douglas sont aux anges, et nous ravissent. Qu’on ne s’étonne donc pas de voir une proportion conséquente de faces béates sortir du Teatro Donizetti sur les images que les caméras embarquées sur les satellites qui surveillent le nord-est de l’Italie enverront sous peu aux services secrets chargés de contrôler la conformité des sourires. Thierry Quénum