Jazz live
Publié le 30 Jan 2019

Free Music par l’Intercontemporain

Ce 30 janvier, Arnaud Merlin diffusait sur France Musique le Grand Soir Free Style, concert donné le 18 janvier à la Cité de la musique par l’Ensemble intercontemporain sur les partitions de trois musiciens réputés dans nos pages pour leur travail d’improvisateurs : Georges Lewis, Tyshawn Sorey et Roscoe Mitchell. À retrouver en ligne ou en postcast sur le site de Radio France.

Tyshawn Sorey © John Rogers – Roscoe Mitchell © Jean-Baptiste Millot – George Lewis © XDR

On connaît de longue date l’intérêt de George Lewis pour l’écriture musicale et pour l’électronique, intérêt qui fit son apparition dès son deuxième album “Chicago Slow Dance” – après un premier album solo faisant déjà de lui l’un des très grands trombonistes de l’Histoire du jazz – où il doublait le synthétiseur de Richard Teitelbaum de ses propres effets électroniques. Six ans plus tard, en 1984, c’est à l’Ircam qu’il se faisait remarquer avec Rainbow Family, œuvre plaçant en interaction un ensemble d’improvisateurs (Douglas Ewart, Steve Lacy, Derek Bailey, Joëlle Léandre et Lewis lui-même) avec un ensemble d’ordinateurs. Le 18 janvier, en ouverture du Grand Soir Free Style de l’Ensemble Intercontemporain, George Lewis proposait Emergent, une œuvre écrite pour “flûte solo et dispositif électronique en temps réel”. Emmanuelle Ophèle de l’Intercontemporain en était l’interprète sur une partition exigeante de technicité instrumentale mais dont l’intérêt principal résidait dans les prodigieux effets d’échos, plus ou moins retraités qui transformèrent dans un premier temps la salle de concert de la Cité de la Musique en une gigantesque volière, cette dimension quasi descriptive cédant la place dans un second temps à des générations successives d’abstractions sonores se démultipliant à l’infini comme en un labyrinthique et fantastique palais des glaces.

L’informaticien Damon Holzborn ayant remballé son matériel, la seconde pièce présentée par George Lewis était purement acoustique, composée pour flûte et piccolo, hautbois, clarinette et clarinette basse, basson et contrebasson, trompette, trombone, deux percussions, piano, guitare, deux violons, alto, violoncelle et contrebasse, sous la direction d’Ilan Volkov. Pour cette œuvre intitulée The Will To Adorn, le compositeur est parti d’un essai de 1934 de l’anthropologue et écrivaine Zora Neale Hurston, figure de la Harlem Renaissance, qui remarquait la volonté d’orner jusqu’à la surenchère comme une caractéristique de la créativité afro-américaine, citant en exemple les surcharges et redondances d’un intérieur de maison visitée dans l’Alabama, où la décoration viendrait « décorer la décoration ». De ce thème de départ, faisant également référence au qualités descriptives de la musique américaine, telle que représentée par Charles Ives, Elliott Carter et Duke Ellington, George Lewis joue tout à la fois du continuum et de la fragmentation, de l’homophonie et de la simultanéité, de la cohésion et la dispersion, au long d’une quinzaine de minutes de musique fort divertissante pour ses qualités narratives et une pointe d’humour empruntée au texte de Zora Neal Hurston.

C’est un quatuor à cordes, un piano plus deux vibraphones et glockenspiel qui prirent place pour la pièce suivante composée par Tyshawn Sorey, personnage encore peu connu en France où on l’a déjà entendu batteur de Steve Coleman et où on l’entendra batteur de son propre trio le 7 février à Vincennes dans le cadre de Sons d’hiver, mais que l’on n’a pas fini de découvrir tant il dispose de cordes à son arc (également tromboniste, pianiste, compositeur, collaborateur d’Anthony Braxton, Kris Davis, Ingrid Laubrock, Vijay Iyer, Steve Lehman, Roscoe Mitchell, Craig Tabor, John Zorn, Dave Douglas…). Ses “Inner Spectrum of Variables” (double album Pi Recordings / Orkhêstra) avaient déjà signalé à notre attention son goût pour le quintette à cordes et piano auquel il associait une batterie tout en délicatesse. Sa partition Sentimental Shards est une relecture croisée de Sophisticated Lady de Duke Ellington et du final d’American Standard de John Adams, la trame du premier emprunt omniprésente tout au long de l’œuvre ayant totalement échappé en concert, en dépit de l’avertissement donné par le programme imprimé, à mon attention captivée par le sens du minimal et du presque rien dont l’écriture de Sorey effleure les instruments, et plus encore détournée par ce bref chromatisme descendant émis à plusieurs reprises par le piano (ou le vibraphone) et que je cherchais vainement à rattacher à une autre œuvre d’Ellington. C’est cette inattention au sujet central de l’œuvre qui m’a incité à différer ce compte rendu jusqu’à la rediffusion de l’œuvre sur France Musique. Ayant, à cette occasion, ajusté mon écoute sur la mélodie d’Ellington, je la perçois ici comme vaporisée en effluves, estompée en pures nappes de couleurs, les cordes s’effaçant derrière les lames percutées (“caressées” conviendrait mieux) dans une évocation finale du pont qui nous laisse en suspens. Et je retrouve mon chromatisme qui n’est autre (hasard ou volonté du compositeur) que le douloureux motif confié à Johnny Hodges dans Blood Count composé par Billy Strayhorn à l’Upper Manhattan Medical Group où l’alter ego du Duke vivait ses derniers jours (cf. “… And his Mother Called Him Bill”.)

Useful News de Roscoe Mitchell, faisant appel à un ensemble de chambre beaucoup large toujours sous la direction d’Ilan Volkov, « trouve ses origines, confia-t-il à Stéphane Ollivier, dans un solo de saxophone totalement improvisé que j’ai créé à São Paulo au Brésil, qui s’intitule Useful News et que l’on peut entendre sur mon disque Sustain And Run Ao Vivo Jazz Na Fábrica”. » On rapprochera cette information de ce passage des notes de programme : « La série des Conversations est née de la transcription des improvisations enregistrées par Roscoe Mitchell sur ses albums “Conversations I” et “Conversations II” pour Wide Records en 2013 avec Craig Taborn et Kikanju Baku (qui contenaient eux-mêmes des improvisations inspirées du concert solo donné un peu plus tôt cette année-là par Mitchell à São Paulo au Brésil, concert qui fut lui aussi enregistré). » On retiendra que ce matériel improvisé a été soumis au relevé d’étudiants du Mills College et de différents enseignants à fin d’orchestration. Il en résulte une suite d’événements orchestraux dans un langage “contemporain” de bon aloi, dont la cohésion et la logique de développement, privées de l’énergie propre au geste improvisé, m’ont quelque peu échappé. Mais la légitimité d’un Jazz Critic capable d’entendre Sophisticated Lady sans en reconnaître la mélodie peut être mise en doute et je laisserai le lecteur de ce compte rendu se rendre compte par lui-même sur le site de France Musique  où la retransmission du concert est disponible. • Franck Bergerot