Jazz live
Publié le 19 Juil 2019

Funchal Jazz Festival

Du 11 au 13 juillet 2019

Derrière la scène du parc Santa Catarina, se dressent les collines de la ville, constellées de multiples points lumineux des rues et habitations. A droite, le port et le vaste océan. Le festival est une manifestation importante sur l’île, impliquant une copieuse organisation.

Elle est animée par l’infatigable Paulo Barbosa, dont c’est la sixième édition en tant que directeur artistique. Son challenge est de ne pas lésiner sur la qualité tout en ne perdant pas de vue la vocation de l’événement, soutenu par la municipalité, à accueillir un large public de familles et vacanciers, s’agissant d’un haut lieu touristique. D’où une alternance de stars certifiées et de musiciens moins connus du grand public. Dianne Reeves, Gregory Porter ou Terence Blanchard sont ainsi associés à des « premières parties » permettant à tous de découvrir Ben Wendel, João Barradas et Melissa Aldana.

Ben Wendel Seasons Band

Ben Wendel (ts), Gilad Hekselman (g), Aaron Parks (p), Matt Brewer (b), Kendrick Scott (dm)

Il n’y a plus de saisons, entend-on depuis quelques années. Faux! répond Ben Wendel, saxophoniste du groupe Kneebody. Le projet « The seasons » était à l’origine une série de duos correspondant à chaque mois de l’année, et inspirés par une oeuvre de Tchaïkovski. Wendel a par la suite adapté ses compositions pour un quintette et enregistré l’album « The seasons » ayant reçu un accueil favorable, avant la consécration d’une invitation à se produire au Village Vanguard. Ne restait plus qu’à emmener le projet en tournée, ce qui est chose faite en ce mois de juillet, avec un quintette all-stars. Le tour débute à Funchal et se poursuit en incluant deux dates françaises, sous la bannière du Festival Radio France Occitanie (avec diffusion du concert du 18 juillet sur France Musique). Des différentes incarnations du projet j’ai préféré le live, plus vivace que le disque. Sonnant souvent comme Michael Brecker, Wendel s’encanaille aussi en recourant à des effets salissant les notes qui émanent de son saxophone. Les virtuosités individuelles se superposent et il y a toujours quelque chose d’intéressant à écouter. Les musiciens et amis dont aime à s’entourer Wendel ici comme ailleurs (outre ceux présents ce soir, citons Julian Lage, Mark Turner, Shai Maestro…) sont attachés à la même netteté de la forme et de l’expression, peut-être au détriment de la spontanéité.

Derrière le savoir-faire, les compositions ne sont pas toutes d’un intérêt flagrant. October, écrit pour Gilad Hekselman (lequel s’exprime avec une grande fluidité), est l’occasion d’étirements sans enjeux. Les pièces se signalent par un côté circulaire, obsessionnel, comme enroulées sur elles-mêmes. C’est techniquement très au point, mais une fois lancés, rien ne vient déstabiliser le déroulement des morceaux ou apporter des variations de couleurs, malgré la thématique saisonnière. On n’en admire pas moins la cohésion et le souffle épique du groupe, l’expertise de chaque musicien et leurs interactions, la sonorisation aux petits oignons. Le groupe demeure suffisamment accessible pour captiver un large public et assez riche en événements pour donner du grain à moudre aux jazzfans. Cette première soirée permet à un public venu en nombre retrouver Gregory Porter, deux ans après une prestation plébiscitée sur l’île, de découvrir le saxophoniste de Vancouver. Dans d’autres acceptions, le terme anglais « season » renvoie aussi à « assaisonnement » et « mûrissement ». La musique de Wendel, qui a rejeté toute trace de blues ou autres caractéristiques du jazz tel que défini par ses origines afro-américaines, au profit de références à la culture classique européenne, pourrait recourir à davantage d’épices sans que l’on vienne s’en plaindre.

Gregory Porter

Gregory Porter (voc), Chip Crawford (p), Tivon Pennicott (ts), Jahmal Nichols (b), Emanuel Harrold (dm)

On a souligné ailleurs la capacité de Porter à s’emparer de différents styles (jazz, soul, pop) et paroles, de les faire siens et d’en tirer la sève en donnant tout leur poids aux mots, tant dans le contexte d’un quartette que flanqué d’un ensemble à cordes. Le chanteurs’approprie avec beaucoup de naturel (et, n’en doutons pas, du travail) le matériau à sa disposition, de sa voix grave et malléable, et des textes volontiers édifiants. Ce n’est pas le répertoire de Nat King Cole qui est abordé ce soir, mais un « best of » des grands succès de Porter, assortis d’une reprise qui ne s’imposait pas (Papa was a Rolling Stone). Quand il se trouve à court de paroles, Porter rend hommage en les nommant à des artistes appartenant aux domaines de la soul et du jazz (Marvin Gaye, Duke Ellington…).

La voix est chaleureuse, porteuse d’une dignité et d’une bienveillance contre lesquelles personne n’ira s’ériger, avec une force de conviction qui pourrait évoquer quelque prêcheur aux arguments infaillibles, sans le caractère vindicatif qu’on trouve chez ce type de personnage. De haute et large stature, Porter affiche un calme olympien. Les fables qu’il chante sont adressées à des proches, ou aux pauvres gens en général, de manière un peu paternaliste, souhaitant la paix dans le monde sans s’engager plus avant. Selon une certaine tradition dans la soul (genre auquel me semble appartenir Porter, bien plus qu’au jazz, en dépit de l’instrumentation et de sa programmation dans moult festivals), certains morceaux s’étirent au-delà du raisonnable. Tout se déroule sans accroc, sans prise de risque et sans s’écarter du milieu de la route. Au sax Tivon Pennicott est souvent une deuxième voix, en commentaire au chant de Porter. Il apporte une fraîcheur bienvenue à l’ensemble et livre des solos honorables. Serait-il la caution jazz du groupe? Citons encore un duo de Porter avec le pianiste Chip Crawford (qui joua avec les Four Tops dans la première moitié des années 70, et dont l’un des albums préférés est « Identity » d’Airto Moreira – 1975), et un autre duo avec le bassiste Jahmal Nichols, qui ne fera pas d’ombre à Ron Carter. Ces musiciens n’ont d’autre ambition que de donner du plaisir à un public acquis, et celui-ci en redemande. Nul besoin dans ce contexte de faire évoluer la formule.

João Barradas ‘Portrait’ featuring Ben Van Gelder

Ben Van Gelder (as), João Barradas (acc, el acc), Simon Moullier (vib), Luca Alemano (b), Naíma Acuña (dm)

Contrairement à Gregory Porter, dont le rythme de croisière dépasse allègrement les 200 dates annuelles, le groupe de João Barradas ne se produit pas tous les jours près de chez nous. La découverte de la formation constituait donc l’un des attraits de la programmation. En plus de la rareté, il a sur le plan musical l’avantage de l’originalité, avec un groupe de jeunes musiciens dotés de fortes personnalités, à commencer par Naíma Acuña à la batterie, volontaire et mordante. L’an passé, elle partageait la scène avec Greg Osby, Marquis Hill et le regretté Roy Hargrove, aux Etats-Unis. L’accordéoniste a publié cette année l’album « Portraits », avec Mark Turner en lieu et place de Ben Van Gelder. Ce jazz, européen par ses formes et sa sensibilité, est plein de virages imprévus, négociés en douceur, sans les déflagrations soniques prisées par nombre de jeunes loups. Le concert s’est constamment attaché à une expression mesurée, a misé sur la séduction des arrangements et la subtilité du jeu. Entre accents latins doux-amers et rythmes vifs, parfois possiblement influencés par la drum’n’bass, la musique demeure du « bon » côté de la barrière jazzistique. Barradas a des phrasés rapides, à la manière d’un pianiste. Cela se vérifie d’autant plus lorsqu’il joue sur une version MIDI de l’accordéon, des sonorités de piano électrique remplaçant alors celles du traditionnel instrument. L’illusion est totale, on croit entendre un pianiste particulièrement inspiré. Mais on n’aperçoit nul pianiste sur scène… Les notes sortent bien des mains du leader. Joe Zawinul n’a-t-il pas déclaré que l’accordéon était le premier synthétiseur? Le saxophoniste est également une découverte, sonorité claire et expressive, discours élaboré sans chercher la complication ni le bavardage. Grâce à des notes bien choisies et une sonorisation favorable, on entend bien le contrebassiste. Un très bon moment.

A/B Squared: Terence Blanchard featuring the E-collective with special guests

A tribute to Art Blakey

Terence Blanchard (tp, cla), Jean Toussaint (ts), Charles Altura (g), Gerald Clayton (p, cla, Rhodes), Tabari Lake (b), David Ginyard, Jr (elb), Jeff ‘Tain’ Watts (dm)

Après Tony Allen, au tour de Terence Blanchard de célébrer le centième anniversaire de la naissance d’Art Blakey. On note la présence de deux bassistes, électrique et acoustique. Les compositions associées à Blakey sont parfois méconnaissables. Une bonne partie de la setlist inclut il est vrai des morceaux de Blanchard pour l’E-Collective. Au lieu de hard bop dans les clous, on aura plutôt du Blanchard actuel, trompette branchée sur la fée électricité et superproduction digne de Cecil B. de Mille. Une machine bien huilée. Le rappel viendra en revanche conclure le concert dans la tradition, avec une version on ne peut plus orthodoxe de Moanin’, célèbre titre de… Bobby Timmons. Logiquement, Jeff ‘Tain’ Watts a la parole le premier. Ce batteur très musical et toujours souriant convoque d’emblée par un jeu fourni sur les toms une vibration africaine à laquelle Blakey n’aurait pas été insensible. La rythmique ne fait pas de quartier. On passe de thèmes au swing rapide à des pièces funky sur lesquelles la basse électrique règne en maître. Cela sonne du tonnerre et se situe sur une ligne de crête évitant de justesse l’emballement. Plus on avance dans la soirée, plus la musique s’électrise et les décibels augmentent. Le leader aux cheveux blonds peroxydés défend toujours un jeu précis, et paradoxalement dans ce contexte touffu, épuré. Gerald Clayton alterne entre le piano et son équivalent électrique, jouant à l’occasion des deux à la fois. Solide accompagnateur, il brille surtout à l’occasion d’un solo de quelques minutes, sans lien avec le reste du concert, probable improvisation sur ses propres idées, et pendant lequel le groupe se tient silencieux. Pour finir, c’est-à-dire avant le rappel, c’est un funk brûlant, Soldiers. Mais à Funchal, la convivialité et la passion du jazz impliquent que la musique continue. Les couche-tard savourent, une bonne partie de la nuit, l’abattage du compositeur des bandes originales des films de Spike Lee dans le contexte intimiste du Scat club, propice à un retour aux sources plus évident que cet hommage à Blakey.

Melissa Aldana Quartet

Melissa Aldana (ts), Lage Lund (g), Josh Ginsburg (b), Kush Abadey (dm)

Fille d’un saxophoniste et ayant elle-même étudié le saxophone très tôt (pas encore adolescente, on pouvait la voir jouer de manière assurée dans des émissions pour enfants), formée par les méthodes de Jerry Bergonzi et l’écoute de Sonny Rollins, la chilienne Melissa Aldana a été à 24 ans la première sud-américaine à remporter le prix « Thelonious Monk » sur son instrument. Une récompense à laquelle elle accorde peu d’importance, estimant avoir complètement avoir raté sa prestation ce jour-là. Ce qui donne une idée de son caractère bien trempé. Si elle choisit de s’inscrire dans des formats traditionnels, Aldana a une voix et un discours personnel au ténor, qui fait toute la différence et la place au-dessus du lot de quartettes comparables, où le piano prend souvent la place de la guitare. Déterminée, Aldana semble n’avoir peur de rien et se lance dans des solos très construits, parfois tarabiscotés, qu’elle n’est pas pressée d’achever. Son attachement aux balades permet de constater la maîtrise et le caractère inépuisable de ses ressources. Le groupe assure, mais on n’a d’oreilles que pour Melissa, mue par une idée de dépassement permanent, sur ses compositions comme sur les standards (dont un Polka dots and Moonbeams ralenti – déjà que…). La projection au vaste espace de plein air est cependant problématique. La formation doit être habituée à jouer dans des salles de superficie plus modeste, permettant une proximité entre le public et les musiciens. Là où il n’y a pas de murs, la pièce est grande… Il est cependant à saluer qu’un large public y soit exposé, même si l’attention est fluctuante. Un jazz à voir et entendre de près, plutôt que depuis la buvette.

Dianne Reeves

Dianne Reeves (voc), Romero Lubambo (g, elg), Peter Martin (p, cla), Reginald Veal (b, elb), Terreon Gully (dm)

Appréciée en France, Dianne Reeves a publié un album enregistré à Marciac, n’égalant pas sa prestation de feu à Funchal, où l’on en retrouve une partie du répertoire. On débute avec un instrumental brésilien emmené par des musiciens consommés dont la chanteuse a le bon goût de faire apparaître, depuis quelques années, les noms sur l’affiche. La suite ne contredira pas leur excellence sur tous les rythmes et formes. Au début, un titre relevant de la variété nous occasionne quelques craintes, mais par bonheur on revient vite aux choses sérieuses. La voix est d’une rare puissance et d’une large tessiture, pleine de nuances émotionnelles, articulation parfaite,  feeling jamais pris en défaut, et un plaisir non feint à propager la musique. La connexion assumée au format chanson quel que soit le genre abordé (tropicalia, pop, jazz, fusion, soul, accents africains, hommage à son cousin George Duke …) permet à un large public de s’y retrouver. Rien n’est laissé au hasard, jusque dans les finitions, et le professionnalisme n’exclue pas la sincérité. On croisera durant le séjour les musiciens, détendus, ouverts à l’échange. Ici prime l’idée de joie de vivre, dans le chant de Reeves, sous les doigts du guitariste brésilien Romero Lubambo et du batteur Terreon Gully. Les tenants du jazz-jazz (qui ont aimé la prestation de Melissa Aldana) font un peu la moue, les férus de world music (qui se sont ennuyés à Aldana) sont au contraire ravis par la générosité luxuriante de Reeves et ses scats sans paroles. Peut-on apprécier les deux? A mon sens, le niveau du groupe est largement supérieur à celui de Gregory Porter, pour comparer le travail de deux formations centrées sur un(e) vocaliste. Le répertoire ne donne pas non plus dans la facilité, avec des mélodies et harmonies souvent recherchées, de Tarde de Milton Nascimento à Infant eyes de Wayne Shorter. Melissa Aldana est invitée à rejoindre la scène le temps d’une pièce d’obédience brésilienne et s’en sort mieux que bien. Pour conclure, c’est un All Blues presque rock, sur lequel Lubambo passe à la guitare électrique. Sur cet incontournable de Miles Davis, Reeves livre une astucieuse et affectueuse présentation chantée des membres du groupe.

Jam sessions – Scat music club

Triotanic featuring João Mortagua 

João Mortagua (as), Nuno Ferreira (g), Antonio Quintino (b), Luis Candelas (dm) + invités

Le multi-saxophoniste (ici à l’alto) João Mortagua anime les jam sessions nocturnes au bien-nommé Scat, avec une poignée de musiciens portugais enseignant le jazz dans les écoles de musique du pays, ou lors de workshops comme c’est le cas à Funchal. Suite aux concerts des vedettes sur la grande scène, ils font revivre des standards toute la nuit pendant la durée du festival. De jeunes musiciens de l’île défilent sur la scène lors de la première session. Les soirs suivants, ce seront Terence Blanchard et une partie de son groupe, pour une livraison généreuse de classiques revisités avec une fructueuse émulation. Le quartette portugais propose d’abord des relectures d’Everybody’s song but my own (Kenny Wheeler), Pannonica (Monk) et Cyclic episode (Sam Rivers), puis avec Blanchard et ses musiciens, attaquent Cherokee, On Green Dolphin Street, puis un blues avec Blanchard au piano ! C’est l’occasion, pour les spectateurs, de profiter d’une plus grande liberté de jeu que lors des concerts calibrés de la grande scène. Le sens de la répartie de Blanchard, avec un son brut cette fois, éclate sans filtre. Les saxophonistes préférés de Mortagua se nomment Cannonball Adderley, Dave Binney et Steve Lehman. Son association avec Blanchard fonctionne à merveille. Ils sont relayés sur la scène par les prolixes Jean Toussaint (ts) et Charles Altura (elg). Sur un répertoire connu d’eux tous (le langage universel des musiciens de jazz), les solos s’enchaînent, plus fiévreux les uns que les autres. Les visiteurs de passage félicitent chaleureusement leurs partenaires locaux avant de quitter la scène pour aller respirer en terrasse. Dianne Reeves (contrariée par un micro peu coopératif) et surtout Terreon Gully seront de la dernière nuit de jams, dont on serait tenté de dire qu’ils sont le cœur battant du festival, et très fréquentés ce qui ne gâte rien. Après un Maiden Voyage au long cours, il est temps de prendre congé. DC

Photos : Renato Nunes