Horellou-Hoenig, Ducret, Bex, la Commune… Malguénac
Horellou-Hoenig, Ducret, Bex, la Commune… Malguénac !“Nasty Factorz”, duo électro de Gaël Horellou et Ari Hoenig ; “Metatonal”, le Marc Ducret Trio + 3 ; “La Chose commune”, soit la Commune de Paris vue par David Lescot et Emmanuel Bex… tel est Malguénac, parmi cent autres choses que laissent deviner ce titre d’Arts des villes Arts des champs et le sous-titre de cette 19ème édition Jazz et alentours.
Arts des Villes, Arts des champs, Malguénac (56), le 19 août 2016.
« Malguénac-La-Rouge vous invite à passer une partie de la nuit debout ! » Ainsi ce termine l’éditorial de ce 19ème programme, placé sous le signe de la couleur rouge et dont la deuxième journée devait débuter par un débat sur le thème “Engagement et Art”. “Devait”, car il n’eut pas lieu, faute de public – debout, certes, plutôt au bar en cet heure d’apéro –, mais débat dont certains termes me poursuivent alors que mon clavier peine à poser des mots sur la soirée d’hier. Car le débat n’est pas sans piège, en cette terre bretonne militante (identité régionale, économie paysanne et écologie, aéroport de Nantes et défense des zones humides, projets miniers) dont Malguénac concentre bien des énergies.
L’Art doit-il se laisser embrigader ? Se laisser asservir à quelque cause ou, à l’inverse, se réfugier dans la tour d’ivoire de l’Art pour l’Art ? Dilemme qui a hanté le XXe siècle, où l’Art fut un enjeu idéologique constant, mis au service des meilleures et des pires causes, tandis que les avant-gardes pouvaient tout à la fois s’enfermer sur elles-mêmes, incarner par leurs remises en cause formelles d’authentiques réflexions politique, résister à la répression des idéologues de l’art populaire qu’ils soient nationalistes ou communistes, réactionnaires ou progressistes : Maxime Gorki et Goebbels solidaires des campagnes anti-jazz des années 20-30, les machines soviétiques et nazies encourageant la formation d’orchestres officiels de jazz sous contrôle après les grands purges, alors l’approche de la guerre invitait aux cohésions nationales et que les élites des nouvelles armées exigeaient des divertissements dignes de leur modernité puis, l’heure de la victoire et de la reprise en main ayant sonné, les autorités soviétiques confisquant les saxophones et interdisant la contrebasse pizzicato.
En vain… si l’on en croit l’opinion selon laquelle c’est le jazz, nouvelle arme sonique diffusée par la radio Voice of America, qui eut raison du rideau de fer. La puissance de l’art est d’une autre nature que celle du slogan, du précis d’économie ou de théologie. La musique en particulier, parce que – sauf à être asservie au texte d’une chanson ou d’un opéra –, elle ne dit pas, elle sonne, elle est. Cette supériorité du son sur le dire propre à la musique, magnifie la capacité de l’art à dire entre les lignes de la pensée close, et donc à dire l’infinie complexité du monde qui le rend innommable et que l’idéologie résout, pour le meilleur et pour le pire, par ses équations dont la supposée exactitude est le fondement des dictatures. C’est pourquoi, les médias même culturels (voire les programmations musicales de France Culture, pour ne pas parler des radios généralistes) tendent à exclure l’abstraction instrumentale (à l’exception de la “grande musique” antérieure à Bartok) au profit du vocal et du refrain chanté, et pourquoi les pouvoirs cherchent à réduire la musique à la consonance et à l’homorythmie, à s’en assurer le contrôle et à l’asservir aux simplifications du discours articulé. Et le kitsch des hymnes, si nécessaire à la galvanisation des âmes et des masses, relève à peu près de la même motricité qu’il serve la cause du Peuple ou de l’Etat, d’une nation agressée ou agressante, d’une communauté fût-elle invitée au pogrom contre telle autre. Ce qui ne nous empêchera pas d’aimer Le Chant des Partisans ou La Folle Complainte (encore que le contenu de cette dernière soit à lire entre les lignes du sens, car j’ai omis de dire que le pouvoir poétique des paroles de chanson et donc leur capacité à dire, elle aussi, la vérité entre les lignes).
Affranchi de ces servitudes, c’est en étant lui-même que l’Art dit le caractère innommable du monde, pressent souvent son devenir, dénonce, invente, stimule à l’avant-garde ce que le politique déchiffre souvent si tard pour le résoudre dans les imperfections du législatif dont l’ouvrage est à remettre constamment sur le métier.
Ainsi, c’est sans bannière particulière que l’éditorial de Malguénac 2016 ci-dessous paraphrasé brandit la couleur rouge pour désigner ce désir de changer le monde qui fait rougeoyer la note bleue, le désir d’ouverture et de diversité, la volonté d’échapper aux disproportions des grands festivals et aux effets de concentration sur les quelques stars dont a besoin l’industrie culturelle pour faire le plein, le rouge étant aussi « le tapis et le rideau de scène, les feux de la rampe, les lampions allumés et le nez du clown, le vin et la godinette. » Le rouge étant encore cette forme d’engagement et de courage politique de l’artiste à être lui-même, sans compromis face aux injonctions de l’économie du spectacle. Emmanuel Bex, Marc Ducret, Gaël Horellou et leurs comparses auront répondu à cette définition, chacun à sa manière.
Emmanuel Bex et David Lescot “La Chose commune” : David Lescot (textes et mise en scène, voix récitante, trompette), Mike Ladd (“spoken words”), Elise Caron (voix chantée et récitante, flûte), Emmanuel Bex (musique, orgue, voix mixée), Géraldine Laurent (sax alto), Louis Moutin (orgue).
Ce récit de la Commune de Paris, qui semble contredire les lignes ci-dessus par son regard rétroactif et par son recours au slogan et au kitsch révolutionnaire d’époque, tenu néanmoins à juste distance, on en retiendra en priorité ces deux moments qui l’encadrent.
En ouverture, le “reportage en direct” de David Lescot incarnant un personnage imaginaire qui arpente Paris et ses quartiers de long en large le premier jour de la révolte, promenade haletante et coude au corps d’un homme qui, tel Fabrice à la bataille de Waterloo en introduction à La Chartreuse de Parme de Stendalh ne sait pas s’il est acteur ou observateur, balloté d’une scène à l’autre dont il tente de défricher le sens en un monologue effréné qui est autant groove pur que récit, porté, propulsé par l’orgue d’Emmanuel Bex, une journée historique et sa géographie racontées au ras du pavé, parmi le bruit et la fureur, les clameurs et lescoups de fusil, la poussière et la poudre que fait lever Louis Moutin sous ses balais, et dont on retrouvera l’envers, plus tard dans la soirée, à l’arrivée des Versaillais.
En conclusion, dits par Elise Caron, extraits des souvenirs de “voyage” de Louise Michel, en route pour le bagne de Cayenne, qui disent l’émerveillement de la condamnée occasionné par ce voyage “inespéré”’ qu’elle veut concevoir comme une chance de la vie. Et ce sublime renoncement d’un non de la tête adressé par la diseuse à l’orgue d’Emmanuel Bex en guise de coda, dont on n’apprendra qu’une fois en coulisse qu’il n’était pour Elise Caron qu’un refus de poursuivre le spectacle, conçu pour se terminer par une série de “rappels” que la troupe avait d’abord convenu de supprimer pour des raisons de durée et pour ne pas compromettre le planning de la soirée, puis que la troupe avait décidé d’enchainer au feeling “rappels” après ”rappels”, en fonction de l’accueil du public qui perçut ce refus d’Elise Caron comme faisant partie du spectacle, parce qu’il est des façons de dire non (Caron) et d’en prendre acte (Bex) qui transcendent tous les refus.
Entre cette ouverture (qui nous avait embarqué dans le groove irrésistible de l’Histoire) et cette troublante coda de “la douleur et de la joie” (expression que j’emprunte au beau livre de Farah Jasmine Griffin sur Billie Holiday In Search of Billie Holiday, If You Can’t Be Free Be a Mystery, parce que c’est aussi la puissance de l’art de dire tout à la fois à la douleur et la joie, et particulièrement la puissance de la musique noire américaine de dire la douleur et la joie d’être Noir dans une Amérique blanche), entre cette ouverture, donc, et cette coda, un spectacle qui mériterait certes d’être resserré, mais captivant, où, sous le contrôle de l’Histoire et avec quelques emprunts (textes et discours d’actualité, détours par Verlaine et Rimbaud, des lambeaux merveilleux du Temps des cerises), David Lescot a conçu un parcours dramatique mis en musique par Emmanuel Bex dont les protagonistes sont Lescot, lui-même, Mike Ladd (tout à la fois épatant dans la tradition des Last Poets, mais dans une prose en anglais dont la nécessité ici me laisse perplexe) et Géraldine Laurent dont le saxophone m’a semblé incarner les sans voix de l’Histoire. Première d’un texte qui a dû poser d’intenses problèmes d’apprentissage, délivré selon une intensité sans réserve, avec un batteur qui n’était pas celui prévu (Louis Moutin battant le pavé en reporter de guerre et accompagnant la rumeur au ras des barricades en remplacement de Simon Goubert que l’on imagine plus épique et aérien, comme un étendard). On sait déjà qu’avec l’un ou l’autre batteur ce spectacle va grandir.
Marc Ducret Trio + 3 “Metatonal” : Marc Ducret (musiques, guitare électrique, harmonica), Bruno Chevillon (contrebasse), Eric Echampard (batterie) + Fabrice Martinez (trompette), Samuel Blaser (trombone), Christophe Monniot (sax alto).
S’il est un artiste engagé, quoiqu’étranger à tout slogan et injonction, c’est bien Marc Ducret. Tant par le courage de ses choix de vie et de carrière, que par la façon dont, en chef d’orchestre et compositeur, il sait réinventer les relations sociales au sein de ses formations, enfin par l’exigence avec laquelle il remet constamment en jeu son geste et son vocabulaire, sans cependant jeter le bébé avec l’eau du bain, mais dans une continuité mouvante qui est fidélité à lui-même et interrogation perpétuelle. Continuité ici ? C’est son trio au sein duquel il creuse depuis 20 ans un même sillon d’une profondeur garante de son indépendance et sa capacité de se réinventer. C’est aussi sa guitare et son geste sur l’instrument, objet d’un même travail de fond qui l’autorise à se renouveler en permanence et aujourd’hui plus que jamais, en un double mouvement qui l’amène à se nourrir de son écriture et à nourrir cette écriture. Et lorsque l’on parle de nourritures, on sait que Ducret s’alimente à toutes les sources, musicales ou non. Ce qui rend ce Trio + 3 tout à fait identifiable et à la fois en partie méconnaissable pour qui l’a découvert lors de sa création au Triton en décembre 2014.
Engagement ? Ses comparses ne sont pas en reste, face à cette musique qui exige des aguets de tous les instants, une maîtrise du geste égale à celle du compositeur sur la guitare et une indépendance d’esprit digne de répartie à sa guitare. Car il ne s’agit plus de virtuosité ici : pour chacun d’eux le problème n’est pas “réglé” – tout comme un muscle se travaille en permanence –, mais désormais secondaire. La véritable affaire, c’est la disponibilité et l’imaginaire. L’imaginaire d’un Monniot, d’un Blaser ou d’un Martinez, tous les trois capables d’inventer l
eurs propres dramaturgies aux tirades que leur confie le grand théâtre du Marc Ducret Trio. Final comme il y a un an et demi au Triton, sur The Times They Are Changin’ de Bob Dylan. Hommage à cette grande figure du protest song, dont Ducret résume les paroles, invitation à l’éveil et à la prise de responsabilité toujours très d’actualité, avant d’en donner sa propre version instrumentale, entre les lignes de “l’entre-les-lignes dylanien”, avant d’enchaîner par la chanson sans paroles du même Dylan, Wigwam. Que Malguénac ait su rassembler un public si large et susciter une telle disponibilité d’écoute autour de cette musique sans compromis, ça aussi c’est un véritable engagement.
Nasty Factorz : Gaël Horellou (saxophone alto, électronique), Ari Hoenig (batterie, électronique).
On aura remarqué que, passant d’une musique avec texte et récit à une musique d’abstraction instrumentale, la précision de mon compte rendu s’émousse. La musique tend à échapper à la plume du critique plus qu’aucun autre art et l’on se souviendra de la carrière de critique musicale de Colette s’amusant elle-même de n’avoir de prise que sur des impressions fugaces et floues d’auditrice et de se contenter de descriptions visuelles (attitudes et vêtements des musiciens, mondanités dans la salle, ragots), lorsque, dans les mêmes pages, seul le musicien, Claude Debussy, savait discourir de la musique elle-même. Et l’on aura remarqué l’artifice dont j’aurais usé pour contourner le problème du compte rendu musical, en parlant d’autre chose, l’engagement, et je salue au passage, le découvrant au moment de mettre en ligne, le compte rendu par Sophie Chambon du concert donné à Cluny la veille, beaucoup plus précis, attentif et musical que le mien, en tout cas moins roublard et paresseux.
L’engagement, j’y reviens, alors qu’à l’heure tardive du traditionnel troisième plateau de Malguénac, la disponibilité d’écoute s’émousse, les ménisques et les lombaires se rappellent au bon souvenir de l’auditeur, ainsi que les soucis domestiques, lorsque les paupières ne se font justice. Au sujet de Gaël Horellou, je reviens sur ce cliché de l’engagement. Il faut avoir vu cet ancien du Collectif Mu emmener fiévreusement son trio dans un bar parisien, hors de tout circuit estampillé, franc tireur d’un bop semi-parkérien, semi-coltranien, avec d’autres petites mèches mcleaniennes, rollinsiennes et ornettiennes… L’annonce de sa venue à Malguénac perdue dans la masse des programmes d’été avait trompé ma vigilance lorsque je le découvris programmé en duo avec le batteur Ari Hoenig. D’autant plus que j’ai gardé un souvenir ému d’un autre duo réunissant Ari Hoenig et Chris Potter sur un répertoire de standards, voici quelques années, sur la même scène à la même heure, instant de grâce, devant le dernier carré nocturne d’un public en or. Ce n’est qu’en consultant le programme de Malguénac plus attentivement voici quelques jours, que j’ai découvert que le duo Horellou-Hoenig était une formation nullement dévolue aux standards, mais à la musique électronique, genre valise, dans lequel s’est néanmoins investi avec cette même énergie qui le fait incendier les standards, à une époque où Guillaume Perret portait, je suppose, encore des culottes courtes et ignorait le nom de Laurent de Wilde (avec lequel les deux saxophonistes ont collaboré dans le domaine électro). Est-ce ce brouillage des informations ? Est-ce l’heure tardive ? Est-ce la somme des deux concerts précédents ? Est-ce le volume sonore (qui tend plus souvent à me rejeter hors de la musique qu’à m’y faire adhérer) ? Est-ce le souvenir encore brûlant de Guillaume Perret invité la veille à la même heure par le duo Bands of Dogs qui avait vaincu mes résistances à une genre dont le caractère compulsif me laisse généralement indifférent ? En dépit de l’engagement de ce Nasty Factorz au moins égale à celui du duo Ari Hoenig-Chris Potter autrefois, fiévreusement dévoué à son affaire, j’avoue avoir lâché prise au bout de quelques morceaux et regagné l’obscurité des corridors boisés qui m’ont conduit jusqu’à ma maisonnette dont une presque pleine lune éclairait la blancheur au bout de la route, parmi les pierres grises de Sant Ewan. Franck Bergerot
|Horellou-Hoenig, Ducret, Bex, la Commune… Malguénac !“Nasty Factorz”, duo électro de Gaël Horellou et Ari Hoenig ; “Metatonal”, le Marc Ducret Trio + 3 ; “La Chose commune”, soit la Commune de Paris vue par David Lescot et Emmanuel Bex… tel est Malguénac, parmi cent autres choses que laissent deviner ce titre d’Arts des villes Arts des champs et le sous-titre de cette 19ème édition Jazz et alentours.
Arts des Villes, Arts des champs, Malguénac (56), le 19 août 2016.
« Malguénac-La-Rouge vous invite à passer une partie de la nuit debout ! » Ainsi ce termine l’éditorial de ce 19ème programme, placé sous le signe de la couleur rouge et dont la deuxième journée devait débuter par un débat sur le thème “Engagement et Art”. “Devait”, car il n’eut pas lieu, faute de public – debout, certes, plutôt au bar en cet heure d’apéro –, mais débat dont certains termes me poursuivent alors que mon clavier peine à poser des mots sur la soirée d’hier. Car le débat n’est pas sans piège, en cette terre bretonne militante (identité régionale, économie paysanne et écologie, aéroport de Nantes et défense des zones humides, projets miniers) dont Malguénac concentre bien des énergies.
L’Art doit-il se laisser embrigader ? Se laisser asservir à quelque cause ou, à l’inverse, se réfugier dans la tour d’ivoire de l’Art pour l’Art ? Dilemme qui a hanté le XXe siècle, où l’Art fut un enjeu idéologique constant, mis au service des meilleures et des pires causes, tandis que les avant-gardes pouvaient tout à la fois s’enfermer sur elles-mêmes, incarner par leurs remises en cause formelles d’authentiques réflexions politique, résister à la répression des idéologues de l’art populaire qu’ils soient nationalistes ou communistes, réactionnaires ou progressistes : Maxime Gorki et Goebbels solidaires des campagnes anti-jazz des années 20-30, les machines soviétiques et nazies encourageant la formation d’orchestres officiels de jazz sous contrôle après les grands purges, alors l’approche de la guerre invitait aux cohésions nationales et que les élites des nouvelles armées exigeaient des divertissements dignes de leur modernité puis, l’heure de la victoire et de la reprise en main ayant sonné, les autorités soviétiques confisquant les saxophones et interdisant la contrebasse pizzicato.
En vain… si l’on en croit l’opinion selon laquelle c’est le jazz, nouvelle arme sonique diffusée par la radio Voice of America, qui eut raison du rideau de fer. La puissance de l’art est d’une autre nature que celle du slogan, du précis d’économie ou de théologie. La musique en particulier, parce que – sauf à être asservie au texte d’une chanson ou d’un opéra –, elle ne dit pas, elle sonne, elle est. Cette supériorité du son sur le dire propre à la musique, magnifie la capacité de l’art à dire entre les lignes de la pensée close, et donc à dire l’infinie complexité du monde qui le rend innommable et que l’idéologie résout, pour le meilleur et pour le pire, par ses équations dont la supposée exactitude est le fondement des dictatures. C’est pourquoi, les médias même culturels (voire les programmations musicales de France Culture, pour ne pas parler des radios généralistes) tendent à exclure l’abstraction instrumentale (à l’exception de la “grande musique” antérieure à Bartok) au profit du vocal et du refrain chanté, et pourquoi les pouvoirs cherchent à réduire la musique à la consonance et à l’homorythmie, à s’en assurer le contrôle et à l’asservir aux simplifications du discours articulé. Et le kitsch des hymnes, si nécessaire à la galvanisation des âmes et des masses, relève à peu près de la même motricité qu’il serve la cause du Peuple ou de l’Etat, d’une nation agressée ou agressante, d’une communauté fût-elle invitée au pogrom contre telle autre. Ce qui ne nous empêchera pas d’aimer Le Chant des Partisans ou La Folle Complainte (encore que le contenu de cette dernière soit à lire entre les lignes du sens, car j’ai omis de dire que le pouvoir poétique des paroles de chanson et donc leur capacité à dire, elle aussi, la vérité entre les lignes).
Affranchi de ces servitudes, c’est en étant lui-même que l’Art dit le caractère innommable du monde, pressent souvent son devenir, dénonce, invente, stimule à l’avant-garde ce que le politique déchiffre souvent si tard pour le résoudre dans les imperfections du législatif dont l’ouvrage est à remettre constamment sur le métier.
Ainsi, c’est sans bannière particulière que l’éditorial de Malguénac 2016 ci-dessous paraphrasé brandit la couleur rouge pour désigner ce désir de changer le monde qui fait rougeoyer la note bleue, le désir d’ouverture et de diversité, la volonté d’échapper aux disproportions des grands festivals et aux effets de concentration sur les quelques stars dont a besoin l’industrie culturelle pour faire le plein, le rouge étant aussi « le tapis et le rideau de scène, les feux de la rampe, les lampions allumés et le nez du clown, le vin et la godinette. » Le rouge étant encore cette forme d’engagement et de courage politique de l’artiste à être lui-même, sans compromis face aux injonctions de l’économie du spectacle. Emmanuel Bex, Marc Ducret, Gaël Horellou et leurs comparses auront répondu à cette définition, chacun à sa manière.
Emmanuel Bex et David Lescot “La Chose commune” : David Lescot (textes et mise en scène, voix récitante, trompette), Mike Ladd (“spoken words”), Elise Caron (voix chantée et récitante, flûte), Emmanuel Bex (musique, orgue, voix mixée), Géraldine Laurent (sax alto), Louis Moutin (orgue).
Ce récit de la Commune de Paris, qui semble contredire les lignes ci-dessus par son regard rétroactif et par son recours au slogan et au kitsch révolutionnaire d’époque, tenu néanmoins à juste distance, on en retiendra en priorité ces deux moments qui l’encadrent.
En ouverture, le “reportage en direct” de David Lescot incarnant un personnage imaginaire qui arpente Paris et ses quartiers de long en large le premier jour de la révolte, promenade haletante et coude au corps d’un homme qui, tel Fabrice à la bataille de Waterloo en introduction à La Chartreuse de Parme de Stendalh ne sait pas s’il est acteur ou observateur, balloté d’une scène à l’autre dont il tente de défricher le sens en un monologue effréné qui est autant groove pur que récit, porté, propulsé par l’orgue d’Emmanuel Bex, une journée historique et sa géographie racontées au ras du pavé, parmi le bruit et la fureur, les clameurs et lescoups de fusil, la poussière et la poudre que fait lever Louis Moutin sous ses balais, et dont on retrouvera l’envers, plus tard dans la soirée, à l’arrivée des Versaillais.
En conclusion, dits par Elise Caron, extraits des souvenirs de “voyage” de Louise Michel, en route pour le bagne de Cayenne, qui disent l’émerveillement de la condamnée occasionné par ce voyage “inespéré”’ qu’elle veut concevoir comme une chance de la vie. Et ce sublime renoncement d’un non de la tête adressé par la diseuse à l’orgue d’Emmanuel Bex en guise de coda, dont on n’apprendra qu’une fois en coulisse qu’il n’était pour Elise Caron qu’un refus de poursuivre le spectacle, conçu pour se terminer par une série de “rappels” que la troupe avait d’abord convenu de supprimer pour des raisons de durée et pour ne pas compromettre le planning de la soirée, puis que la troupe avait décidé d’enchainer au feeling “rappels” après ”rappels”, en fonction de l’accueil du public qui perçut ce refus d’Elise Caron comme faisant partie du spectacle, parce qu’il est des façons de dire non (Caron) et d’en prendre acte (Bex) qui transcendent tous les refus.
Entre cette ouverture (qui nous avait embarqué dans le groove irrésistible de l’Histoire) et cette troublante coda de “la douleur et de la joie” (expression que j’emprunte au beau livre de Farah Jasmine Griffin sur Billie Holiday In Search of Billie Holiday, If You Can’t Be Free Be a Mystery, parce que c’est aussi la puissance de l’art de dire tout à la fois à la douleur et la joie, et particulièrement la puissance de la musique noire américaine de dire la douleur et la joie d’être Noir dans une Amérique blanche), entre cette ouverture, donc, et cette coda, un spectacle qui mériterait certes d’être resserré, mais captivant, où, sous le contrôle de l’Histoire et avec quelques emprunts (textes et discours d’actualité, détours par Verlaine et Rimbaud, des lambeaux merveilleux du Temps des cerises), David Lescot a conçu un parcours dramatique mis en musique par Emmanuel Bex dont les protagonistes sont Lescot, lui-même, Mike Ladd (tout à la fois épatant dans la tradition des Last Poets, mais dans une prose en anglais dont la nécessité ici me laisse perplexe) et Géraldine Laurent dont le saxophone m’a semblé incarner les sans voix de l’Histoire. Première d’un texte qui a dû poser d’intenses problèmes d’apprentissage, délivré selon une intensité sans réserve, avec un batteur qui n’était pas celui prévu (Louis Moutin battant le pavé en reporter de guerre et accompagnant la rumeur au ras des barricades en remplacement de Simon Goubert que l’on imagine plus épique et aérien, comme un étendard). On sait déjà qu’avec l’un ou l’autre batteur ce spectacle va grandir.
Marc Ducret Trio + 3 “Metatonal” : Marc Ducret (musiques, guitare électrique, harmonica), Bruno Chevillon (contrebasse), Eric Echampard (batterie) + Fabrice Martinez (trompette), Samuel Blaser (trombone), Christophe Monniot (sax alto).
S’il est un artiste engagé, quoiqu’étranger à tout slogan et injonction, c’est bien Marc Ducret. Tant par le courage de ses choix de vie et de carrière, que par la façon dont, en chef d’orchestre et compositeur, il sait réinventer les relations sociales au sein de ses formations, enfin par l’exigence avec laquelle il remet constamment en jeu son geste et son vocabulaire, sans cependant jeter le bébé avec l’eau du bain, mais dans une continuité mouvante qui est fidélité à lui-même et interrogation perpétuelle. Continuité ici ? C’est son trio au sein duquel il creuse depuis 20 ans un même sillon d’une profondeur garante de son indépendance et sa capacité de se réinventer. C’est aussi sa guitare et son geste sur l’instrument, objet d’un même travail de fond qui l’autorise à se renouveler en permanence et aujourd’hui plus que jamais, en un double mouvement qui l’amène à se nourrir de son écriture et à nourrir cette écriture. Et lorsque l’on parle de nourritures, on sait que Ducret s’alimente à toutes les sources, musicales ou non. Ce qui rend ce Trio + 3 tout à fait identifiable et à la fois en partie méconnaissable pour qui l’a découvert lors de sa création au Triton en décembre 2014.
Engagement ? Ses comparses ne sont pas en reste, face à cette musique qui exige des aguets de tous les instants, une maîtrise du geste égale à celle du compositeur sur la guitare et une indépendance d’esprit digne de répartie à sa guitare. Car il ne s’agit plus de virtuosité ici : pour chacun d’eux le problème n’est pas “réglé” – tout comme un muscle se travaille en permanence –, mais désormais secondaire. La véritable affaire, c’est la disponibilité et l’imaginaire. L’imaginaire d’un Monniot, d’un Blaser ou d’un Martinez, tous les trois capables d’inventer l
eurs propres dramaturgies aux tirades que leur confie le grand théâtre du Marc Ducret Trio. Final comme il y a un an et demi au Triton, sur The Times They Are Changin’ de Bob Dylan. Hommage à cette grande figure du protest song, dont Ducret résume les paroles, invitation à l’éveil et à la prise de responsabilité toujours très d’actualité, avant d’en donner sa propre version instrumentale, entre les lignes de “l’entre-les-lignes dylanien”, avant d’enchaîner par la chanson sans paroles du même Dylan, Wigwam. Que Malguénac ait su rassembler un public si large et susciter une telle disponibilité d’écoute autour de cette musique sans compromis, ça aussi c’est un véritable engagement.
Nasty Factorz : Gaël Horellou (saxophone alto, électronique), Ari Hoenig (batterie, électronique).
On aura remarqué que, passant d’une musique avec texte et récit à une musique d’abstraction instrumentale, la précision de mon compte rendu s’émousse. La musique tend à échapper à la plume du critique plus qu’aucun autre art et l’on se souviendra de la carrière de critique musicale de Colette s’amusant elle-même de n’avoir de prise que sur des impressions fugaces et floues d’auditrice et de se contenter de descriptions visuelles (attitudes et vêtements des musiciens, mondanités dans la salle, ragots), lorsque, dans les mêmes pages, seul le musicien, Claude Debussy, savait discourir de la musique elle-même. Et l’on aura remarqué l’artifice dont j’aurais usé pour contourner le problème du compte rendu musical, en parlant d’autre chose, l’engagement, et je salue au passage, le découvrant au moment de mettre en ligne, le compte rendu par Sophie Chambon du concert donné à Cluny la veille, beaucoup plus précis, attentif et musical que le mien, en tout cas moins roublard et paresseux.
L’engagement, j’y reviens, alors qu’à l’heure tardive du traditionnel troisième plateau de Malguénac, la disponibilité d’écoute s’émousse, les ménisques et les lombaires se rappellent au bon souvenir de l’auditeur, ainsi que les soucis domestiques, lorsque les paupières ne se font justice. Au sujet de Gaël Horellou, je reviens sur ce cliché de l’engagement. Il faut avoir vu cet ancien du Collectif Mu emmener fiévreusement son trio dans un bar parisien, hors de tout circuit estampillé, franc tireur d’un bop semi-parkérien, semi-coltranien, avec d’autres petites mèches mcleaniennes, rollinsiennes et ornettiennes… L’annonce de sa venue à Malguénac perdue dans la masse des programmes d’été avait trompé ma vigilance lorsque je le découvris programmé en duo avec le batteur Ari Hoenig. D’autant plus que j’ai gardé un souvenir ému d’un autre duo réunissant Ari Hoenig et Chris Potter sur un répertoire de standards, voici quelques années, sur la même scène à la même heure, instant de grâce, devant le dernier carré nocturne d’un public en or. Ce n’est qu’en consultant le programme de Malguénac plus attentivement voici quelques jours, que j’ai découvert que le duo Horellou-Hoenig était une formation nullement dévolue aux standards, mais à la musique électronique, genre valise, dans lequel s’est néanmoins investi avec cette même énergie qui le fait incendier les standards, à une époque où Guillaume Perret portait, je suppose, encore des culottes courtes et ignorait le nom de Laurent de Wilde (avec lequel les deux saxophonistes ont collaboré dans le domaine électro). Est-ce ce brouillage des informations ? Est-ce l’heure tardive ? Est-ce la somme des deux concerts précédents ? Est-ce le volume sonore (qui tend plus souvent à me rejeter hors de la musique qu’à m’y faire adhérer) ? Est-ce le souvenir encore brûlant de Guillaume Perret invité la veille à la même heure par le duo Bands of Dogs qui avait vaincu mes résistances à une genre dont le caractère compulsif me laisse généralement indifférent ? En dépit de l’engagement de ce Nasty Factorz au moins égale à celui du duo Ari Hoenig-Chris Potter autrefois, fiévreusement dévoué à son affaire, j’avoue avoir lâché prise au bout de quelques morceaux et regagné l’obscurité des corridors boisés qui m’ont conduit jusqu’à ma maisonnette dont une presque pleine lune éclairait la blancheur au bout de la route, parmi les pierres grises de Sant Ewan. Franck Bergerot
|Horellou-Hoenig, Ducret, Bex, la Commune… Malguénac !“Nasty Factorz”, duo électro de Gaël Horellou et Ari Hoenig ; “Metatonal”, le Marc Ducret Trio + 3 ; “La Chose commune”, soit la Commune de Paris vue par David Lescot et Emmanuel Bex… tel est Malguénac, parmi cent autres choses que laissent deviner ce titre d’Arts des villes Arts des champs et le sous-titre de cette 19ème édition Jazz et alentours.
Arts des Villes, Arts des champs, Malguénac (56), le 19 août 2016.
« Malguénac-La-Rouge vous invite à passer une partie de la nuit debout ! » Ainsi ce termine l’éditorial de ce 19ème programme, placé sous le signe de la couleur rouge et dont la deuxième journée devait débuter par un débat sur le thème “Engagement et Art”. “Devait”, car il n’eut pas lieu, faute de public – debout, certes, plutôt au bar en cet heure d’apéro –, mais débat dont certains termes me poursuivent alors que mon clavier peine à poser des mots sur la soirée d’hier. Car le débat n’est pas sans piège, en cette terre bretonne militante (identité régionale, économie paysanne et écologie, aéroport de Nantes et défense des zones humides, projets miniers) dont Malguénac concentre bien des énergies.
L’Art doit-il se laisser embrigader ? Se laisser asservir à quelque cause ou, à l’inverse, se réfugier dans la tour d’ivoire de l’Art pour l’Art ? Dilemme qui a hanté le XXe siècle, où l’Art fut un enjeu idéologique constant, mis au service des meilleures et des pires causes, tandis que les avant-gardes pouvaient tout à la fois s’enfermer sur elles-mêmes, incarner par leurs remises en cause formelles d’authentiques réflexions politique, résister à la répression des idéologues de l’art populaire qu’ils soient nationalistes ou communistes, réactionnaires ou progressistes : Maxime Gorki et Goebbels solidaires des campagnes anti-jazz des années 20-30, les machines soviétiques et nazies encourageant la formation d’orchestres officiels de jazz sous contrôle après les grands purges, alors l’approche de la guerre invitait aux cohésions nationales et que les élites des nouvelles armées exigeaient des divertissements dignes de leur modernité puis, l’heure de la victoire et de la reprise en main ayant sonné, les autorités soviétiques confisquant les saxophones et interdisant la contrebasse pizzicato.
En vain… si l’on en croit l’opinion selon laquelle c’est le jazz, nouvelle arme sonique diffusée par la radio Voice of America, qui eut raison du rideau de fer. La puissance de l’art est d’une autre nature que celle du slogan, du précis d’économie ou de théologie. La musique en particulier, parce que – sauf à être asservie au texte d’une chanson ou d’un opéra –, elle ne dit pas, elle sonne, elle est. Cette supériorité du son sur le dire propre à la musique, magnifie la capacité de l’art à dire entre les lignes de la pensée close, et donc à dire l’infinie complexité du monde qui le rend innommable et que l’idéologie résout, pour le meilleur et pour le pire, par ses équations dont la supposée exactitude est le fondement des dictatures. C’est pourquoi, les médias même culturels (voire les programmations musicales de France Culture, pour ne pas parler des radios généralistes) tendent à exclure l’abstraction instrumentale (à l’exception de la “grande musique” antérieure à Bartok) au profit du vocal et du refrain chanté, et pourquoi les pouvoirs cherchent à réduire la musique à la consonance et à l’homorythmie, à s’en assurer le contrôle et à l’asservir aux simplifications du discours articulé. Et le kitsch des hymnes, si nécessaire à la galvanisation des âmes et des masses, relève à peu près de la même motricité qu’il serve la cause du Peuple ou de l’Etat, d’une nation agressée ou agressante, d’une communauté fût-elle invitée au pogrom contre telle autre. Ce qui ne nous empêchera pas d’aimer Le Chant des Partisans ou La Folle Complainte (encore que le contenu de cette dernière soit à lire entre les lignes du sens, car j’ai omis de dire que le pouvoir poétique des paroles de chanson et donc leur capacité à dire, elle aussi, la vérité entre les lignes).
Affranchi de ces servitudes, c’est en étant lui-même que l’Art dit le caractère innommable du monde, pressent souvent son devenir, dénonce, invente, stimule à l’avant-garde ce que le politique déchiffre souvent si tard pour le résoudre dans les imperfections du législatif dont l’ouvrage est à remettre constamment sur le métier.
Ainsi, c’est sans bannière particulière que l’éditorial de Malguénac 2016 ci-dessous paraphrasé brandit la couleur rouge pour désigner ce désir de changer le monde qui fait rougeoyer la note bleue, le désir d’ouverture et de diversité, la volonté d’échapper aux disproportions des grands festivals et aux effets de concentration sur les quelques stars dont a besoin l’industrie culturelle pour faire le plein, le rouge étant aussi « le tapis et le rideau de scène, les feux de la rampe, les lampions allumés et le nez du clown, le vin et la godinette. » Le rouge étant encore cette forme d’engagement et de courage politique de l’artiste à être lui-même, sans compromis face aux injonctions de l’économie du spectacle. Emmanuel Bex, Marc Ducret, Gaël Horellou et leurs comparses auront répondu à cette définition, chacun à sa manière.
Emmanuel Bex et David Lescot “La Chose commune” : David Lescot (textes et mise en scène, voix récitante, trompette), Mike Ladd (“spoken words”), Elise Caron (voix chantée et récitante, flûte), Emmanuel Bex (musique, orgue, voix mixée), Géraldine Laurent (sax alto), Louis Moutin (orgue).
Ce récit de la Commune de Paris, qui semble contredire les lignes ci-dessus par son regard rétroactif et par son recours au slogan et au kitsch révolutionnaire d’époque, tenu néanmoins à juste distance, on en retiendra en priorité ces deux moments qui l’encadrent.
En ouverture, le “reportage en direct” de David Lescot incarnant un personnage imaginaire qui arpente Paris et ses quartiers de long en large le premier jour de la révolte, promenade haletante et coude au corps d’un homme qui, tel Fabrice à la bataille de Waterloo en introduction à La Chartreuse de Parme de Stendalh ne sait pas s’il est acteur ou observateur, balloté d’une scène à l’autre dont il tente de défricher le sens en un monologue effréné qui est autant groove pur que récit, porté, propulsé par l’orgue d’Emmanuel Bex, une journée historique et sa géographie racontées au ras du pavé, parmi le bruit et la fureur, les clameurs et lescoups de fusil, la poussière et la poudre que fait lever Louis Moutin sous ses balais, et dont on retrouvera l’envers, plus tard dans la soirée, à l’arrivée des Versaillais.
En conclusion, dits par Elise Caron, extraits des souvenirs de “voyage” de Louise Michel, en route pour le bagne de Cayenne, qui disent l’émerveillement de la condamnée occasionné par ce voyage “inespéré”’ qu’elle veut concevoir comme une chance de la vie. Et ce sublime renoncement d’un non de la tête adressé par la diseuse à l’orgue d’Emmanuel Bex en guise de coda, dont on n’apprendra qu’une fois en coulisse qu’il n’était pour Elise Caron qu’un refus de poursuivre le spectacle, conçu pour se terminer par une série de “rappels” que la troupe avait d’abord convenu de supprimer pour des raisons de durée et pour ne pas compromettre le planning de la soirée, puis que la troupe avait décidé d’enchainer au feeling “rappels” après ”rappels”, en fonction de l’accueil du public qui perçut ce refus d’Elise Caron comme faisant partie du spectacle, parce qu’il est des façons de dire non (Caron) et d’en prendre acte (Bex) qui transcendent tous les refus.
Entre cette ouverture (qui nous avait embarqué dans le groove irrésistible de l’Histoire) et cette troublante coda de “la douleur et de la joie” (expression que j’emprunte au beau livre de Farah Jasmine Griffin sur Billie Holiday In Search of Billie Holiday, If You Can’t Be Free Be a Mystery, parce que c’est aussi la puissance de l’art de dire tout à la fois à la douleur et la joie, et particulièrement la puissance de la musique noire américaine de dire la douleur et la joie d’être Noir dans une Amérique blanche), entre cette ouverture, donc, et cette coda, un spectacle qui mériterait certes d’être resserré, mais captivant, où, sous le contrôle de l’Histoire et avec quelques emprunts (textes et discours d’actualité, détours par Verlaine et Rimbaud, des lambeaux merveilleux du Temps des cerises), David Lescot a conçu un parcours dramatique mis en musique par Emmanuel Bex dont les protagonistes sont Lescot, lui-même, Mike Ladd (tout à la fois épatant dans la tradition des Last Poets, mais dans une prose en anglais dont la nécessité ici me laisse perplexe) et Géraldine Laurent dont le saxophone m’a semblé incarner les sans voix de l’Histoire. Première d’un texte qui a dû poser d’intenses problèmes d’apprentissage, délivré selon une intensité sans réserve, avec un batteur qui n’était pas celui prévu (Louis Moutin battant le pavé en reporter de guerre et accompagnant la rumeur au ras des barricades en remplacement de Simon Goubert que l’on imagine plus épique et aérien, comme un étendard). On sait déjà qu’avec l’un ou l’autre batteur ce spectacle va grandir.
Marc Ducret Trio + 3 “Metatonal” : Marc Ducret (musiques, guitare électrique, harmonica), Bruno Chevillon (contrebasse), Eric Echampard (batterie) + Fabrice Martinez (trompette), Samuel Blaser (trombone), Christophe Monniot (sax alto).
S’il est un artiste engagé, quoiqu’étranger à tout slogan et injonction, c’est bien Marc Ducret. Tant par le courage de ses choix de vie et de carrière, que par la façon dont, en chef d’orchestre et compositeur, il sait réinventer les relations sociales au sein de ses formations, enfin par l’exigence avec laquelle il remet constamment en jeu son geste et son vocabulaire, sans cependant jeter le bébé avec l’eau du bain, mais dans une continuité mouvante qui est fidélité à lui-même et interrogation perpétuelle. Continuité ici ? C’est son trio au sein duquel il creuse depuis 20 ans un même sillon d’une profondeur garante de son indépendance et sa capacité de se réinventer. C’est aussi sa guitare et son geste sur l’instrument, objet d’un même travail de fond qui l’autorise à se renouveler en permanence et aujourd’hui plus que jamais, en un double mouvement qui l’amène à se nourrir de son écriture et à nourrir cette écriture. Et lorsque l’on parle de nourritures, on sait que Ducret s’alimente à toutes les sources, musicales ou non. Ce qui rend ce Trio + 3 tout à fait identifiable et à la fois en partie méconnaissable pour qui l’a découvert lors de sa création au Triton en décembre 2014.
Engagement ? Ses comparses ne sont pas en reste, face à cette musique qui exige des aguets de tous les instants, une maîtrise du geste égale à celle du compositeur sur la guitare et une indépendance d’esprit digne de répartie à sa guitare. Car il ne s’agit plus de virtuosité ici : pour chacun d’eux le problème n’est pas “réglé” – tout comme un muscle se travaille en permanence –, mais désormais secondaire. La véritable affaire, c’est la disponibilité et l’imaginaire. L’imaginaire d’un Monniot, d’un Blaser ou d’un Martinez, tous les trois capables d’inventer l
eurs propres dramaturgies aux tirades que leur confie le grand théâtre du Marc Ducret Trio. Final comme il y a un an et demi au Triton, sur The Times They Are Changin’ de Bob Dylan. Hommage à cette grande figure du protest song, dont Ducret résume les paroles, invitation à l’éveil et à la prise de responsabilité toujours très d’actualité, avant d’en donner sa propre version instrumentale, entre les lignes de “l’entre-les-lignes dylanien”, avant d’enchaîner par la chanson sans paroles du même Dylan, Wigwam. Que Malguénac ait su rassembler un public si large et susciter une telle disponibilité d’écoute autour de cette musique sans compromis, ça aussi c’est un véritable engagement.
Nasty Factorz : Gaël Horellou (saxophone alto, électronique), Ari Hoenig (batterie, électronique).
On aura remarqué que, passant d’une musique avec texte et récit à une musique d’abstraction instrumentale, la précision de mon compte rendu s’émousse. La musique tend à échapper à la plume du critique plus qu’aucun autre art et l’on se souviendra de la carrière de critique musicale de Colette s’amusant elle-même de n’avoir de prise que sur des impressions fugaces et floues d’auditrice et de se contenter de descriptions visuelles (attitudes et vêtements des musiciens, mondanités dans la salle, ragots), lorsque, dans les mêmes pages, seul le musicien, Claude Debussy, savait discourir de la musique elle-même. Et l’on aura remarqué l’artifice dont j’aurais usé pour contourner le problème du compte rendu musical, en parlant d’autre chose, l’engagement, et je salue au passage, le découvrant au moment de mettre en ligne, le compte rendu par Sophie Chambon du concert donné à Cluny la veille, beaucoup plus précis, attentif et musical que le mien, en tout cas moins roublard et paresseux.
L’engagement, j’y reviens, alors qu’à l’heure tardive du traditionnel troisième plateau de Malguénac, la disponibilité d’écoute s’émousse, les ménisques et les lombaires se rappellent au bon souvenir de l’auditeur, ainsi que les soucis domestiques, lorsque les paupières ne se font justice. Au sujet de Gaël Horellou, je reviens sur ce cliché de l’engagement. Il faut avoir vu cet ancien du Collectif Mu emmener fiévreusement son trio dans un bar parisien, hors de tout circuit estampillé, franc tireur d’un bop semi-parkérien, semi-coltranien, avec d’autres petites mèches mcleaniennes, rollinsiennes et ornettiennes… L’annonce de sa venue à Malguénac perdue dans la masse des programmes d’été avait trompé ma vigilance lorsque je le découvris programmé en duo avec le batteur Ari Hoenig. D’autant plus que j’ai gardé un souvenir ému d’un autre duo réunissant Ari Hoenig et Chris Potter sur un répertoire de standards, voici quelques années, sur la même scène à la même heure, instant de grâce, devant le dernier carré nocturne d’un public en or. Ce n’est qu’en consultant le programme de Malguénac plus attentivement voici quelques jours, que j’ai découvert que le duo Horellou-Hoenig était une formation nullement dévolue aux standards, mais à la musique électronique, genre valise, dans lequel s’est néanmoins investi avec cette même énergie qui le fait incendier les standards, à une époque où Guillaume Perret portait, je suppose, encore des culottes courtes et ignorait le nom de Laurent de Wilde (avec lequel les deux saxophonistes ont collaboré dans le domaine électro). Est-ce ce brouillage des informations ? Est-ce l’heure tardive ? Est-ce la somme des deux concerts précédents ? Est-ce le volume sonore (qui tend plus souvent à me rejeter hors de la musique qu’à m’y faire adhérer) ? Est-ce le souvenir encore brûlant de Guillaume Perret invité la veille à la même heure par le duo Bands of Dogs qui avait vaincu mes résistances à une genre dont le caractère compulsif me laisse généralement indifférent ? En dépit de l’engagement de ce Nasty Factorz au moins égale à celui du duo Ari Hoenig-Chris Potter autrefois, fiévreusement dévoué à son affaire, j’avoue avoir lâché prise au bout de quelques morceaux et regagné l’obscurité des corridors boisés qui m’ont conduit jusqu’à ma maisonnette dont une presque pleine lune éclairait la blancheur au bout de la route, parmi les pierres grises de Sant Ewan. Franck Bergerot
|Horellou-Hoenig, Ducret, Bex, la Commune… Malguénac !“Nasty Factorz”, duo électro de Gaël Horellou et Ari Hoenig ; “Metatonal”, le Marc Ducret Trio + 3 ; “La Chose commune”, soit la Commune de Paris vue par David Lescot et Emmanuel Bex… tel est Malguénac, parmi cent autres choses que laissent deviner ce titre d’Arts des villes Arts des champs et le sous-titre de cette 19ème édition Jazz et alentours.
Arts des Villes, Arts des champs, Malguénac (56), le 19 août 2016.
« Malguénac-La-Rouge vous invite à passer une partie de la nuit debout ! » Ainsi ce termine l’éditorial de ce 19ème programme, placé sous le signe de la couleur rouge et dont la deuxième journée devait débuter par un débat sur le thème “Engagement et Art”. “Devait”, car il n’eut pas lieu, faute de public – debout, certes, plutôt au bar en cet heure d’apéro –, mais débat dont certains termes me poursuivent alors que mon clavier peine à poser des mots sur la soirée d’hier. Car le débat n’est pas sans piège, en cette terre bretonne militante (identité régionale, économie paysanne et écologie, aéroport de Nantes et défense des zones humides, projets miniers) dont Malguénac concentre bien des énergies.
L’Art doit-il se laisser embrigader ? Se laisser asservir à quelque cause ou, à l’inverse, se réfugier dans la tour d’ivoire de l’Art pour l’Art ? Dilemme qui a hanté le XXe siècle, où l’Art fut un enjeu idéologique constant, mis au service des meilleures et des pires causes, tandis que les avant-gardes pouvaient tout à la fois s’enfermer sur elles-mêmes, incarner par leurs remises en cause formelles d’authentiques réflexions politique, résister à la répression des idéologues de l’art populaire qu’ils soient nationalistes ou communistes, réactionnaires ou progressistes : Maxime Gorki et Goebbels solidaires des campagnes anti-jazz des années 20-30, les machines soviétiques et nazies encourageant la formation d’orchestres officiels de jazz sous contrôle après les grands purges, alors l’approche de la guerre invitait aux cohésions nationales et que les élites des nouvelles armées exigeaient des divertissements dignes de leur modernité puis, l’heure de la victoire et de la reprise en main ayant sonné, les autorités soviétiques confisquant les saxophones et interdisant la contrebasse pizzicato.
En vain… si l’on en croit l’opinion selon laquelle c’est le jazz, nouvelle arme sonique diffusée par la radio Voice of America, qui eut raison du rideau de fer. La puissance de l’art est d’une autre nature que celle du slogan, du précis d’économie ou de théologie. La musique en particulier, parce que – sauf à être asservie au texte d’une chanson ou d’un opéra –, elle ne dit pas, elle sonne, elle est. Cette supériorité du son sur le dire propre à la musique, magnifie la capacité de l’art à dire entre les lignes de la pensée close, et donc à dire l’infinie complexité du monde qui le rend innommable et que l’idéologie résout, pour le meilleur et pour le pire, par ses équations dont la supposée exactitude est le fondement des dictatures. C’est pourquoi, les médias même culturels (voire les programmations musicales de France Culture, pour ne pas parler des radios généralistes) tendent à exclure l’abstraction instrumentale (à l’exception de la “grande musique” antérieure à Bartok) au profit du vocal et du refrain chanté, et pourquoi les pouvoirs cherchent à réduire la musique à la consonance et à l’homorythmie, à s’en assurer le contrôle et à l’asservir aux simplifications du discours articulé. Et le kitsch des hymnes, si nécessaire à la galvanisation des âmes et des masses, relève à peu près de la même motricité qu’il serve la cause du Peuple ou de l’Etat, d’une nation agressée ou agressante, d’une communauté fût-elle invitée au pogrom contre telle autre. Ce qui ne nous empêchera pas d’aimer Le Chant des Partisans ou La Folle Complainte (encore que le contenu de cette dernière soit à lire entre les lignes du sens, car j’ai omis de dire que le pouvoir poétique des paroles de chanson et donc leur capacité à dire, elle aussi, la vérité entre les lignes).
Affranchi de ces servitudes, c’est en étant lui-même que l’Art dit le caractère innommable du monde, pressent souvent son devenir, dénonce, invente, stimule à l’avant-garde ce que le politique déchiffre souvent si tard pour le résoudre dans les imperfections du législatif dont l’ouvrage est à remettre constamment sur le métier.
Ainsi, c’est sans bannière particulière que l’éditorial de Malguénac 2016 ci-dessous paraphrasé brandit la couleur rouge pour désigner ce désir de changer le monde qui fait rougeoyer la note bleue, le désir d’ouverture et de diversité, la volonté d’échapper aux disproportions des grands festivals et aux effets de concentration sur les quelques stars dont a besoin l’industrie culturelle pour faire le plein, le rouge étant aussi « le tapis et le rideau de scène, les feux de la rampe, les lampions allumés et le nez du clown, le vin et la godinette. » Le rouge étant encore cette forme d’engagement et de courage politique de l’artiste à être lui-même, sans compromis face aux injonctions de l’économie du spectacle. Emmanuel Bex, Marc Ducret, Gaël Horellou et leurs comparses auront répondu à cette définition, chacun à sa manière.
Emmanuel Bex et David Lescot “La Chose commune” : David Lescot (textes et mise en scène, voix récitante, trompette), Mike Ladd (“spoken words”), Elise Caron (voix chantée et récitante, flûte), Emmanuel Bex (musique, orgue, voix mixée), Géraldine Laurent (sax alto), Louis Moutin (orgue).
Ce récit de la Commune de Paris, qui semble contredire les lignes ci-dessus par son regard rétroactif et par son recours au slogan et au kitsch révolutionnaire d’époque, tenu néanmoins à juste distance, on en retiendra en priorité ces deux moments qui l’encadrent.
En ouverture, le “reportage en direct” de David Lescot incarnant un personnage imaginaire qui arpente Paris et ses quartiers de long en large le premier jour de la révolte, promenade haletante et coude au corps d’un homme qui, tel Fabrice à la bataille de Waterloo en introduction à La Chartreuse de Parme de Stendalh ne sait pas s’il est acteur ou observateur, balloté d’une scène à l’autre dont il tente de défricher le sens en un monologue effréné qui est autant groove pur que récit, porté, propulsé par l’orgue d’Emmanuel Bex, une journée historique et sa géographie racontées au ras du pavé, parmi le bruit et la fureur, les clameurs et lescoups de fusil, la poussière et la poudre que fait lever Louis Moutin sous ses balais, et dont on retrouvera l’envers, plus tard dans la soirée, à l’arrivée des Versaillais.
En conclusion, dits par Elise Caron, extraits des souvenirs de “voyage” de Louise Michel, en route pour le bagne de Cayenne, qui disent l’émerveillement de la condamnée occasionné par ce voyage “inespéré”’ qu’elle veut concevoir comme une chance de la vie. Et ce sublime renoncement d’un non de la tête adressé par la diseuse à l’orgue d’Emmanuel Bex en guise de coda, dont on n’apprendra qu’une fois en coulisse qu’il n’était pour Elise Caron qu’un refus de poursuivre le spectacle, conçu pour se terminer par une série de “rappels” que la troupe avait d’abord convenu de supprimer pour des raisons de durée et pour ne pas compromettre le planning de la soirée, puis que la troupe avait décidé d’enchainer au feeling “rappels” après ”rappels”, en fonction de l’accueil du public qui perçut ce refus d’Elise Caron comme faisant partie du spectacle, parce qu’il est des façons de dire non (Caron) et d’en prendre acte (Bex) qui transcendent tous les refus.
Entre cette ouverture (qui nous avait embarqué dans le groove irrésistible de l’Histoire) et cette troublante coda de “la douleur et de la joie” (expression que j’emprunte au beau livre de Farah Jasmine Griffin sur Billie Holiday In Search of Billie Holiday, If You Can’t Be Free Be a Mystery, parce que c’est aussi la puissance de l’art de dire tout à la fois à la douleur et la joie, et particulièrement la puissance de la musique noire américaine de dire la douleur et la joie d’être Noir dans une Amérique blanche), entre cette ouverture, donc, et cette coda, un spectacle qui mériterait certes d’être resserré, mais captivant, où, sous le contrôle de l’Histoire et avec quelques emprunts (textes et discours d’actualité, détours par Verlaine et Rimbaud, des lambeaux merveilleux du Temps des cerises), David Lescot a conçu un parcours dramatique mis en musique par Emmanuel Bex dont les protagonistes sont Lescot, lui-même, Mike Ladd (tout à la fois épatant dans la tradition des Last Poets, mais dans une prose en anglais dont la nécessité ici me laisse perplexe) et Géraldine Laurent dont le saxophone m’a semblé incarner les sans voix de l’Histoire. Première d’un texte qui a dû poser d’intenses problèmes d’apprentissage, délivré selon une intensité sans réserve, avec un batteur qui n’était pas celui prévu (Louis Moutin battant le pavé en reporter de guerre et accompagnant la rumeur au ras des barricades en remplacement de Simon Goubert que l’on imagine plus épique et aérien, comme un étendard). On sait déjà qu’avec l’un ou l’autre batteur ce spectacle va grandir.
Marc Ducret Trio + 3 “Metatonal” : Marc Ducret (musiques, guitare électrique, harmonica), Bruno Chevillon (contrebasse), Eric Echampard (batterie) + Fabrice Martinez (trompette), Samuel Blaser (trombone), Christophe Monniot (sax alto).
S’il est un artiste engagé, quoiqu’étranger à tout slogan et injonction, c’est bien Marc Ducret. Tant par le courage de ses choix de vie et de carrière, que par la façon dont, en chef d’orchestre et compositeur, il sait réinventer les relations sociales au sein de ses formations, enfin par l’exigence avec laquelle il remet constamment en jeu son geste et son vocabulaire, sans cependant jeter le bébé avec l’eau du bain, mais dans une continuité mouvante qui est fidélité à lui-même et interrogation perpétuelle. Continuité ici ? C’est son trio au sein duquel il creuse depuis 20 ans un même sillon d’une profondeur garante de son indépendance et sa capacité de se réinventer. C’est aussi sa guitare et son geste sur l’instrument, objet d’un même travail de fond qui l’autorise à se renouveler en permanence et aujourd’hui plus que jamais, en un double mouvement qui l’amène à se nourrir de son écriture et à nourrir cette écriture. Et lorsque l’on parle de nourritures, on sait que Ducret s’alimente à toutes les sources, musicales ou non. Ce qui rend ce Trio + 3 tout à fait identifiable et à la fois en partie méconnaissable pour qui l’a découvert lors de sa création au Triton en décembre 2014.
Engagement ? Ses comparses ne sont pas en reste, face à cette musique qui exige des aguets de tous les instants, une maîtrise du geste égale à celle du compositeur sur la guitare et une indépendance d’esprit digne de répartie à sa guitare. Car il ne s’agit plus de virtuosité ici : pour chacun d’eux le problème n’est pas “réglé” – tout comme un muscle se travaille en permanence –, mais désormais secondaire. La véritable affaire, c’est la disponibilité et l’imaginaire. L’imaginaire d’un Monniot, d’un Blaser ou d’un Martinez, tous les trois capables d’inventer l
eurs propres dramaturgies aux tirades que leur confie le grand théâtre du Marc Ducret Trio. Final comme il y a un an et demi au Triton, sur The Times They Are Changin’ de Bob Dylan. Hommage à cette grande figure du protest song, dont Ducret résume les paroles, invitation à l’éveil et à la prise de responsabilité toujours très d’actualité, avant d’en donner sa propre version instrumentale, entre les lignes de “l’entre-les-lignes dylanien”, avant d’enchaîner par la chanson sans paroles du même Dylan, Wigwam. Que Malguénac ait su rassembler un public si large et susciter une telle disponibilité d’écoute autour de cette musique sans compromis, ça aussi c’est un véritable engagement.
Nasty Factorz : Gaël Horellou (saxophone alto, électronique), Ari Hoenig (batterie, électronique).
On aura remarqué que, passant d’une musique avec texte et récit à une musique d’abstraction instrumentale, la précision de mon compte rendu s’émousse. La musique tend à échapper à la plume du critique plus qu’aucun autre art et l’on se souviendra de la carrière de critique musicale de Colette s’amusant elle-même de n’avoir de prise que sur des impressions fugaces et floues d’auditrice et de se contenter de descriptions visuelles (attitudes et vêtements des musiciens, mondanités dans la salle, ragots), lorsque, dans les mêmes pages, seul le musicien, Claude Debussy, savait discourir de la musique elle-même. Et l’on aura remarqué l’artifice dont j’aurais usé pour contourner le problème du compte rendu musical, en parlant d’autre chose, l’engagement, et je salue au passage, le découvrant au moment de mettre en ligne, le compte rendu par Sophie Chambon du concert donné à Cluny la veille, beaucoup plus précis, attentif et musical que le mien, en tout cas moins roublard et paresseux.
L’engagement, j’y reviens, alors qu’à l’heure tardive du traditionnel troisième plateau de Malguénac, la disponibilité d’écoute s’émousse, les ménisques et les lombaires se rappellent au bon souvenir de l’auditeur, ainsi que les soucis domestiques, lorsque les paupières ne se font justice. Au sujet de Gaël Horellou, je reviens sur ce cliché de l’engagement. Il faut avoir vu cet ancien du Collectif Mu emmener fiévreusement son trio dans un bar parisien, hors de tout circuit estampillé, franc tireur d’un bop semi-parkérien, semi-coltranien, avec d’autres petites mèches mcleaniennes, rollinsiennes et ornettiennes… L’annonce de sa venue à Malguénac perdue dans la masse des programmes d’été avait trompé ma vigilance lorsque je le découvris programmé en duo avec le batteur Ari Hoenig. D’autant plus que j’ai gardé un souvenir ému d’un autre duo réunissant Ari Hoenig et Chris Potter sur un répertoire de standards, voici quelques années, sur la même scène à la même heure, instant de grâce, devant le dernier carré nocturne d’un public en or. Ce n’est qu’en consultant le programme de Malguénac plus attentivement voici quelques jours, que j’ai découvert que le duo Horellou-Hoenig était une formation nullement dévolue aux standards, mais à la musique électronique, genre valise, dans lequel s’est néanmoins investi avec cette même énergie qui le fait incendier les standards, à une époque où Guillaume Perret portait, je suppose, encore des culottes courtes et ignorait le nom de Laurent de Wilde (avec lequel les deux saxophonistes ont collaboré dans le domaine électro). Est-ce ce brouillage des informations ? Est-ce l’heure tardive ? Est-ce la somme des deux concerts précédents ? Est-ce le volume sonore (qui tend plus souvent à me rejeter hors de la musique qu’à m’y faire adhérer) ? Est-ce le souvenir encore brûlant de Guillaume Perret invité la veille à la même heure par le duo Bands of Dogs qui avait vaincu mes résistances à une genre dont le caractère compulsif me laisse généralement indifférent ? En dépit de l’engagement de ce Nasty Factorz au moins égale à celui du duo Ari Hoenig-Chris Potter autrefois, fiévreusement dévoué à son affaire, j’avoue avoir lâché prise au bout de quelques morceaux et regagné l’obscurité des corridors boisés qui m’ont conduit jusqu’à ma maisonnette dont une presque pleine lune éclairait la blancheur au bout de la route, parmi les pierres grises de Sant Ewan. Franck Bergerot