Jazz live
Publié le 24 Juin 2023

Jazzdor Strasbourg-Berlin-Dresden (2)

Deuxième soirée au Kesselhaus à Berlin : duo, trio et 4tet

La musique d’Elodie Pasquier (cl) et Didier Ithursarry (acc) nous accueille en douceur, marchant sur des œufs, maintenant initialement un faible niveau d’émission de décibels. Le public se met au diapason et seul le ronron du frigo du bar est perceptible. J’ignore tout de ces artistes, mesurant soir après soir l’étendue de mes lacunes et appréciant cette occasion d’en réduire quelques-unes. Les compositions originales et improvisations richement harmoniques ne fournissent pas beaucoup de repères à l’amateur de jazz. Une pièce très rythmique, presque funky, Pasquier marquant les temps dans les basses, évoque le souvenir de quelques albums publiés sur Tzadik dans la série Radical Jewish Culture dans les années 2000, où l’association accordéon et clarinette n’était pas rare (Koby Israelite, Ahava Raba, Naftule’s Dream, Ted Reichman…). Il s’agissait alors du renouveau de la musique klezmer, sans rapport avec ce qui nous est présenté ce soir, outre l’assemblage des sonorités des instruments. Ici l’influence du classique semble prégnante. Le programme nous éclaire, mentionnant un répertoire inspiré de la musique de la Renaissance. Chez la clarinettiste, dissonances et grincements apparaissent plus familiers car associés à la musique improvisée non-idiomatique. Le set fait alterner pièces en duo et en solo, et un jeu chargé ou précautionneux selon le cas.

Olivier Lété « Ostrakinda »

Le terme ostrakinda renvoie à un jeu musical voyant deux équipes s’affronter à l’aide de coquillages dans la Grèce antique. Concernant cette édition du festival, ce trio de stoner music néanderthalienne détient la palme de l’originalité. Ce n’est pas sa seule qualité. Le sorcier-lithophoniste Toma Gouband (perc) sort tranquillement du silence, comme en une prière à d’augustes ancêtres ou divinités. Plus tard, il aura recours à des clochettes, et différents bouquets de branchages, glanés dans la journée. Même approche percussive d’Olivier Lété (elb), qui use de baguettes et de boîtes disposées à plat sur les cordes. De ce jeu peu orthodoxe jaillit une esthétique unique en son genre, tenant de l’harmolodie et sur laquelle s’invitent des techniques de l’impro, entre jazz et musiques des profondeurs, des âges ou des abysses, combinant structures prédéfinies et une mise en œuvre très ouverte. Le plaisir de jouer ensemble est évident. Aymeric Avice (tp) multiplie les modes de jeu : droit et tenu, growls à la Armstrong, trompette bouchée, main devant le pavillon, souffle continu, deux bugles sur les lèvres, énoncés mélodiques limpides… avec des méthodes de son invention, résultant en des sons inouïs, selon l’appel du moment. On n’est ici ni dans l’influence américaine, ni dans le lyrisme chambriste à la française. Tout se déroule sans empressement, rien de forcé, rien qui ne soit nécessaire. Au sortir du concert, mais aussi les jours suivants, on aperçoit le CD du trio dans de nombreuses mains. Mais aussi celui d’un autre projet d’Avice, Pomme de Terre, également édité par Jazzdor. Ce projet d’Olivier Lété prouve qu’une musique farouchement singulière, sans concession, mêlant sobriété et générosité, peut toucher un large public. Un moment fort du festival.

Sylvain Rifflet (ts) & Jon Irabagon (mezzo-s, sopranino s) donnent avec « Rebellion(s) » l’occasion de réécouter, découvrir et prolonger une sélection de discours militants, d’époques, textures et humeurs variées. Ils émanent de personnages engagés dans diverses causes sociales, culturelles, politiques, écologiques : André Malraux, Greta Thunberg, Paul Robeson, Olympe de Gouges, Emma Gonzalez, Michele Lalonde. René Lussier, avec « Le trésor de la langue » (1989), a exploré les possibilités d’adapter la musique aux rythmes, tonalités et méandres du langage. On entre en matière avec une pièce à l’énergie cinglante, bousculée, que l’on serait tenté de qualifier de new yorkaise, autorisés par la présence d’Irabagon. Cet abattage vient contrebalancer ce qui peut sembler relever d’une approche cérébrale. Avec un tel concept, la littéralité des textes (surtout ceux-ci, loin de la poésie) donne un sens défini, et donc limité, à la musique, orientant l’écoute sans laisser de place à l’imagination. La question de l’intrusion du prosaïque dans l’abstraction n’est pas nouvelle. Comme l’écriture est tendue et complexe, il n’est pas évident de se concentrer, le temps d’un concert, sur les musiques et les textes à la fois, l’attention se portant d’autant plus sur ces derniers qu’ils sont d’une grande puissance et que l’on adhère aux causes défendues. Pour d’autres auditeurs, ces discours facilitent au contraire l’entrée dans la musique, car ils forment autant de points de repère. D’autres encore, non francophones, grommellent que certains textes ne leur sont pas accessibles. En tant que récepteur, est-il possible de « traiter » les discours comme de purs sons ? Cela ne semble pas le cas ici, puisque les textes relèvent d’élans contestataires ; leur contenu importe. Les lignes entremêlées des saxos, de même que leurs solos, confirment l’excellence tout-terrain d’Irabagon (qui vient d’enregistrer en duo avec Ivo Perelman et livrer sa version des Bagatelles aux côtés de John Zorn), et l’investissement total de Rifflet. Une œuvre dense, exigeante, à réécouter, ce que permet le disque, avec Jim Black à la place de Christophe Lavergne (dm), sans l’appui ni la distraction, selon le point de vue, des mots et images projetés sur l’écran. Avec aussi Sébastien Boisseau (b). David Cristol

Photos : Ulla C. Binder

Première partie :

https://jazzmagazine.com/jazzlive/jazzdor-strasbourg-berlin-dresden-1/