Kamilya Jubran & Sylvain Cathala Trio
Soit voix-oud-saxophone-contrebasse-batterie ; soit Kamilya Jubran-Sarah Murcia, duo qui existe depuis 2011 ; soit Sylvain Cathala-Sarah Murcia-Christophe Lavergne ; soit une parfaite osmose qui s’est faite en 2015 entre un trio et un duo avec Sarah Murcia pour pivot ; soit deux formes de jouages et deux écritures parvenues à un osmose inespérée.
Née en 1962, Kamilya Jubran est palestinienne, installée en Europe 2002. Elle chante d’une voix âpre et puissante projetée sur les lignes qu’elle joue sur le oud et que Sarah Murcia enveloppe et développe de sa contrebasse que l’on sait vigoureuse et déliée. Né en 1973, Sylvain Cathala est apparu dans le sillage de Benoît Delbecq et Guillaume Orti, a créé le groupe Print en 1996 avec son ami de toujours, le saxophoniste Stéphane Payen, puis ce trio avec Sarah Murcia et Christophe Lavergne en 2005. On est là dans des univers qui ont pris le temps de se trouver, fertiliser leur terrain, d’y acquérir une aisance dans une musique qui refuse l’évidence. L’évidence rythmique de l’unicité de la mesure à quatre temps, l’évidence mélodique dictée par les vieilles cadences harmoniques européennes. Ou si l’on veut le refus de l’évidence première, commune, au profit d’une singularité qui rend sa musique rapidement reconnaissable. Le refus de l’évidence commune, c’est celui de rencontres superficielles avec les musiques du monde, fondées sur le b à ba du vocabulaire modal et des rythmes impairs.
Lyrique en dépit de son âpreté et jusque dans les passages parlés-chantés, voire purement parlés et relevant du plus grand art dramatique, le chant de Kamilya Jubran ne relève pas de l’évidence commune, ses découpes métriques sont un défi pour le musicien de formation européenne, fût-il jazzman. Mais avec Sylvain Cathala et ses compagnons, tout comme avec Sarah Murcia lorsqu’elles jouent en duo, son art rencontre une appétence et une capacité à faire de l’apparent ascétisme de leur démarche un plaisir gourmand, sans rien enlever à la gravité du propos. Le trio rejoint la chanteuse et son oud, ou le duo qu’elle constitue avec la contrebassiste, et grossit, ornemente, prolonge ou trame ses traits, puis s’échappe ou plus exactement poursuit ce que la voix vient de dire, selon une étrange partition d’orchestre survolée et sur les pages desquelles on voit les yeux de Christophe Lavergne rivés, non dans un effort d’exactitude, mais dans une jubilation à laquelle l’inviterait un parcours fléché, piégé, jubilation semblable à celle qu’on lui connaît lorsqu’il remplace, à sa façon, Éric Échampard au sein du MegaOctet d’Andy Emler, ou lorsqu’il donne la réplique à Frédéric Chiffoleau dans le contexte très swing du trio de Gaëtan Nicot.
Savourant mon plaisir sur le chemin du retour à la maison, je regrettai que rien dans le programme du Triton ni dans la présentation sur scène par Sylvain Cathala ne nous apprenne ce que nous chante Kamilya Jubran, texte d’un auteur libanais dont je n’ai pas retenu le nom, qu’elle décrivait hors scène après concert, comme un récit quasi hallucinatoire dont elle a comme désincrusté et compilé des extraits pour les mettre en musique.
Les transports en commun m’ont donné le temps de poursuivre la lecture qui avait déjà accompagné mon aller, la Guitar Conversation de Noël Akchoté avec Philippe Robert (Lenka Lente / lenkalente.com, 224 p. et plus). Lecture fascinée, perplexe, enthousiaste, horripilée… Noël Akchoté sait tout (et il est vrai que son savoir est immense) et aime tout… jusqu’à un certain point, lorsqu’il pointe du doigts les frustrations des musique dites improvisées qu’il oppose à « L’Improvisation », l’essence de sa pratique à lui. Mais quand il met tout sur un pied d’égalité, c’est en telle connaissance de cause que l’on ne cesse à sa lecture ne noter des noms d’obscurs musiciens à réécouter, avec la quasi-certitude d’être passé à quelque chose d’énorme quitte à être déçu (mais ça n’est pas son problème). Où l’on voit la porte ouverte à de beaucoup moins cultivés, ainsi invités par ce discours « tout se vaut » et « tout est dans tout » à faire les malins comme certains le font de plus en plus souvent sur des ondes très autorisées ou parmi des programmateurs et décideurs culturels de plus en plus tentés de définir eux-mêmes ce que les artistes doivent faire et penser. Et Akchoté n’est probablement pas dupe lorsqu’il fait cette déclaration d’indépendace : « la musique est un langage qui pense et se parle par la musique. » Son propos a l’avantage d’activer l’usine à questionnements et agiter la boîte à paradoxes, notamment lorsqu’après s’être réclamé de toutes les musiques (toutes les chambres et antichambres des musiques classiques européennes, des musiques populaires qu’elles soient trad ou pop, qu’elles soient blanches ou noires ou de quelque couleur que ce soit), il rappelle de manière récurrente, contrairement à Marc Ducret, son rattachement au jazz et ce qu’il doit à ses maîtres toutes époques confondues selon un chronologie qu’il conçoit moins comme une succession de styles que comme un continuum ; de même que se plaçant au cœur de ce qu’il continue à appeler le jazz, il ne voit aucune frontière douanière le protéger des musiques qui le cernent.
Et c’est ce continuum qui s’étend entre les origines musicales de Kamelya Jubran et les pratiques de ses trois comparses, indiscutablement ancrés dans le geste du jazz, pour ne pas dire sa geste. Dès lors, aujourd’hui, comment raconter, considérer son histoire. Étant l’auteur d’une histoire du jazz chez un éditeur ayant pignon sur rue, il m’a été demandé à deux reprises d’y ajouter un chapitre concernant la décennie écoulée depuis sa publication. La première fois, j’ai accepté. Je le regrette d’autant plus qu’on me donnait un mois pour le faire. Un mois, dans un ouvrage censé faire autorité, pour écrire une histoire qui n’en ai quasiment plus une, sinon en terme d’échanges et métissages entre écoles, styles et disciplines. La seconde fois j’ai refusé, suggérant plutôt une réécriture de l’ouvrage. En effet, depuis l’échange d’informations, de documents et de témoignages, leur accessibilité autorisés par le fax, puis par internet, l’histoire du jazz des origines aux années 1970, à la rigueur 1980, ne peut plus se raconter de la façon dont je l’ai fait il y a vingt ans. Mais après 1990, que raconter ? Quelle histoire qui soit une histoire ? Quelle histoire qui fasse un tant soit peu consensus ? Il reviendrait peut-être à chaque auteur d’une histoire du jazz aujourd’hui de décliner des palmarès, des référendums et autres Victoires, d’écumer le haut des affiches des grands festivals, avant de faire moins histoire que géographie en observant quelques-uns de ces archipels musicaux où résident ceux qui ont fait histoire, à l’écart du grand cirque médiatique. Et ce ne serait probablement pas les mêmes d’un auteur à l’autre. Ce que j’ai entendu hier pourrait y apparaître sous ma plume, comme peut-être ce que je m’attends à découvrir ce soir, au même Triton où Andy Emler invite huit clarinettistes à se joindre à son trio, soit Elodie Pasquier, Louis Sclavis, Catherine Delaunay, Nicolas Fargeix, Florent Pujuila, Emmanuelle Brunat, Laurent Dehors et Thomas Savy. Franck Bergerot