Jazz live
Publié le 23 Sep 2021

LES ÉMOUVANTES 2021, premier soir

Le chroniqueur a quitté sa banlieue séquano-dyonisienne (autrement dit le 9-3….) de bon matin. RER ‘E’ supprimé (problèmes de signalisation à Vaires-sur-Marne, cela dure depuis des années!), le suivant retardé, puis à la Gare du Nord le RER ‘D’ à quai pendant d’interminables minutes avant de prendre son essor. Ouf ! Enfin la Gare de Lyon, in extremis, et l’indispensable marquage au bracelet (d’infamie ? ) qui atteste que le mammifère est dûment vacciné.

Direction Marseille par le TGV de Nice. Voyage studieux, notamment en lisant le premier chapitre d’un recueil de chroniques (de P.-L. Renou, alias Philippe Alen, alias….), recueil qui ferait un beau livre. Avis aux éditeurs.

Environ quinze minutes avant l’arrivée, je salue sur la gauche la silhouette hiératique de la Montagne Sainte-Victoire. Quelques minutes plus tard, toujours à gauche de la voie ferrée, un imposant et pompeux lettrage adossé à une colline affiche ‘Marseille’ ! Hollywood n’est pas loin….

Et je dévale l’escalier de la Gare Saint Charles, en direction du Boulevard d’Athènes. Le festival ‘Les Émouvantes’ se tenait jusqu’alors au Théâtre des Bernardines, à l’angle du Boulevard Garibaldi et de la Place Carli. Mais alléguant des travaux à venir, le théâtre a prévenu, en mars dernier, qu’il ne pourrait accueillir le festival 2021. Le saxophoniste Raphaël Imbert, nouveau directeur du Conservatoire Pierre Barbizet, a proposé d’accueillir les concerts (comme auparavant -et encore cette année- les master classes) en ses murs. Alternative providentielle qui nous vaut de découvrir un programme comme toujours d’une qualité aussi vive que singulière. L’édition 2020, allégée pour cause de pandémie, nous avait offert des duos, et un solo, issus d’un programme que nous découvrons cette année, enfin, dans sa version pleinière.

Le concert de 19h se tiendra dans l’une des anciennes bibliothèques, salle Billioud.

On s’affaire pour la sonorisation : la question est épineuse, car cette bibliothèque aux rayons vides, et pour l’instant sans public, tend à sonner comme un hall de gare. Heureusement cela va s’améliorer grâce à la patience des sonorisateurs et des artistes.

La salle voisine, dite Boisselot, n’accueille plus de livres mais des pianos et autres clavecins, tapis sous leurs housses.

JEAN-PIERRE JULLIAN Quartet «Chiapas II»

Guillaume Orti (saxophones alto & baryton, cloche à pied), Étienne Lecomte (flûte & flûte basse, effets), Tom Gareil (vibraphone & marimba), Jean-Pierre Jullian (batterie, composition)

Marseille, Conservatoire Pierre Barbizet, salle J. Billioud, 22 septembre 2021, 19h

C’est la création d’une Commande d’État, une œuvre conçue par Jean-Pierre Jullian, troisième volet d’un triptyque inspiré par le Chaipas, et qui évoque cette région du Mexique, la singularité de ses paysages, ses luttes politiques, ses mythes, et l’imaginaire qu’ils recèlent.

Un appel de vibraphone engage le dialogue, des unissons entre saxophone alto et flûte dressent le décor, et l’effervescence gagne, attisée par la batterie. Un motif répétitif, des éclats successifs et des apartés qui apprivoisent le silence : le cadre est posé, la forme qui va se développer tout au long du concert épousera cette dramaturgie.

Les dialogues entre les souffleurs, attisés par la pulsation du vibraphone et/ou du marimba avec la batterie, vont nourrir le développement de l’écriture par l’improvisation. D’autres dialogues s’établiront au fil du concert, et quelques stop choruses brillants de chacun achèveront de composer la forme d’ensemble. L’esprit de la musique répétitive, présent par de persistants leitmotive, va se dissoudre dans le jazz. Dissolution féconde qui va produire une solution alchimique, au pouvoir presque magique : le jazz, en somme. Jean-Pierre Jullian, en compositeur attentif, manifeste au fil des parties écrites (écriture exigeante, et brillante) une concentration que l’on croirait crispée : il n’en est rien. Quand les solistes s’évadent, son sourire atteste sa joie profonde à voir son écriture s’épanouir dans la liberté qui sied au jazz. Je découvre à ce concert le flûtiste Étienne Lecomte, stupéfiant de maîtrise, d’invention et de musicalité. Je retrouve le goût de la construction chez Tom Gareil, aux percussions à clavier : synthèse de la matière sonore et de la pensée musicale. Et je suis toujours épaté par l’inventivité sans faille, tapie dans une virtuosité sans ostentation, chez Guillaume Orti, que j’écoute depuis maintenant près de 30 ans (il a conservé son apparence juvénile : comment fait-il ?). Bref je me suis enthousiasmé à l’écoute de ce concert, qui m’a embarqué dans des lignes sinueuses pas franchement tonales, des aventures rythmiques stimulantes, des emportements cycliques et des accalmies fécondes. C’était une création, la première exécution publique, mais aussi la mise au jour d’une œuvre originale, pleine de rebonds, scandée dans une forme aventureuse autant que maîtrisée. Au fil du concert, j’ai pensé à une improbable alliance entre Mingus (pour les emportements) et Bartók (pour ces lignes qui narguent la logique tonale). Claude Tchamitchian, le programmateur-concepteur de ce festival, m’a dit en fin de soirée avoir aussi pensé à Zappa : j’adhère. Ce mélange de liberté, de rigueur et d’audace m’a conquis !

NAÏSSAM JALAL Trio «Quest Of The Invisible»

Naïssam Jalal (flûte, nay, voix, caxixi, composition), Leonardo Montana (piano), Claude Tchamitchian (contrebasse)

Marseille, Conservatoire Pierre Barbizet, salle Henri Tomasi, 22 septembre 2021, 21h

Un trio, et un programme, très singuliers. Il est ici question de l’invisible : mystique ou sacré (la religion ou l’art), humain avant tout (l’empathie, la sensibilité au monde, à la nature et aux êtres, un certain esprit de partage), et surtout musical. Car c’est la musique, concentré d’impalpable et de matérialité sonore, de sensualité diffuse ou exacerbée, qui est au cœur de ce programme. C’est aussi une savante construction où s’épanouissent les individualités (chacun des membres du trio trouve l’espace d’une pleine expression de son art) et l’esprit collectif (c’est le projet permanent de la flûtiste-chanteuse-compositrice : on est ensemble, dit-elle à l’adresse du public, qu’elle inclut dans cette communauté). Un exemple flagrant : quand la flûtiste, délaissant son instrument, va rythmer avec enthousiasme les phrases du piano et de la contrebasse en usant d’un caxixi, petite percussion brésilienne qui produit une pulsation bondissante.

Au fil du concert, on part souvent fois d’une ligne lente et solitaire, et la cérémonie s’édifie, mesure après mesure, puis chaque composante prend son essor (la voix, la flûte, le nay, mais aussi la contrebasse, le piano). C’est une sorte de dramaturgie qui se déroule pour notre écoute, un univers qui se dévoile, et progressivement s’intensifie, souvent jusqu’à un paroxysme : intensité expressive de la voix, modes de jeu extrêmes de la flûte (dopée par le souffle et le chant qui s’y mêlent), emportement du piano ou de la contrebasse. C’est chaque fois un voyage de l’intériorité vers l’expression, et retour. Naïssam Jalal introduit chaque titre par un commentaire sur ce qui l’a fait émerger (passion, lutte, sensation, sentiment, émoi esthétique….). C’est comme une ligne de vie donnée en partage dans l’exercice de l’art musical. J’avais déjà beaucoup aimé ce trio au festival de Nevers en 2019 ; mais Naïssam Jalal m’a dit qu’à l’époque la maturité n’était pas atteinte. C’est chose faite. Et j’ai adoré ce concert, ce mélange de retenue et d’intensité, d’éclats et de confidence. Belle réussite, vraiment.

Xavier Prévost