Jazz live
Publié le 6 Déc 2023

L’Europe s’invite aux rencontres de l’AJC

La deuxième journée des Rencontres 2023 de l’AJC fut l’occasion de trois formidables concerts donnés par trois formations trans-euopéennes : le sextette du saxophoniste allemand Daniel Erdmann, le trio franco-britannique Shadowlands, et celui franco-germano-estonien Karja/Renard/Wandinger.

À l’heure de l’apéro et d’Open Jazz qui diffusait l’événement en direct, une évocation grandiose, boufonne et poignante, celle du couple franco-allemand envisagé par le saxophoniste allemand installé en France, Daniel Erdmann avec sa “Thérapie de couple” où l’on retrouve un peu de l’ambiguïté satirique du trio Das Kapital, portée à l’échelle du sextette, avec une évocation de la poignée de main entre Helmut Kohl et François Mitterand (I Want to Hold Your Hand) et un hommage à Louis de Funès, Erdmann remerciant l’acteur français de lui avoir rendu l’allemand sympathique à travers une allusion à un scène de Le Grand Restaurant (Muskatnuss). Aux côtés du saxophoniste : Théo Ceccaldi (violon), Vincent Courtois (violoncelle), Hélène Duret (clarinettes), Robert Lucaciu (contrebasse), Eva Klesse (batterie). Formidables partitions orchestrales en tutti, polyphoniques ou traitées en pointillé jusqu’à l’improvisation collective par des interprètes improvisateurs s’emparant de celles-ci dans un esprit mingusien, les solistes propulsés par le souffle de cette écriture mêlant le son du jazz et de la musiques de chambre avec cette dominance des cordes frottées et des anches, le tout porté par une rythmique exceptionnelle, avec quelque chose émergeant de l’énergie très punk d’Eva Klesse qui remonte à cette grande tradition du swing incarnée par Sidney Catlett et sa longue succession. Un projet créé au salon Jazzahead ! de Brême avec le soutien de Jazzdor à Strasbourg et Jazzhus à Reims et qui a pu depuis se roder comme on a pu le constater.

Le temps d’une pause dîner et deux autres surprises nous attendaient à commencer par Shadowlands : la chanteuse irlandaise Lauren Kinsella, le saxophoniste et clarinettiste franco-anglophile Robin Fincker et l’organiste-pianiste Kit Downes. Premier inattendu : les sons que Kit Downes tire de son orgue, jouant sur de rapides changements de registres souvent inhabituels soumis à un usage très ample et constant de la pédale d’expression. Autre sujet d’étonnement : ce répertoire insaisissable, fugitif, où je retrouvais de vieilles amours qui concurrencèrent mes passions adolescentes pour le jazz : cet art de la mélodie découvert dans les folk clubs du tournant des années 1970, plongeant ses racines tant dans le répertoire américain que dans le vieux patrimoine des îles britanniques. Les interprètes de ces chants traditionnels leur donnaient une nouvelle vie, entre adaptation et quête d’une essence originelle. Robin Fincker, dont les différents projets tournent autour de cette quête patrimoniale, explique interpréter les ombres de ces chansons. Ces sont ces ombres à laquelle Lauren Kinsella prête sa voix, en retournant les airs et les paroles  comme pour en examiner les coutures, glissant parfois vers des musiques et textes originaux voire des onomatopées, aux confins de la musique contemporaine ; Robin Fincker, entre saxophone ténor et clarinette, Kit Downes passant constamment de l’orgue Hammond au piano et vice-versa, éclairant textes et mélodies de flammèches abstraites qu’ils allument à leur traine. On aurait aimé inviter Luciano Berio, compositeur des fameux Folk Songs, à découvrir ces “ombres”. De façon réaliste, de retour à la maison, on a aimé les retrouver sur leur disque “Shadowlands / Ombres”

Dernière surprise, dernier choc : le trio de la pianiste estonienne Kirke Karja, du contrebassiste français Étienne Renard et du batteur allemand Ludwig Wandinger. Un énergie dingue, un élan fabuleux, servis par une cohésion orchestrale inexplicable et un sens du détail inouï, où l’on glisse constamment de l’écrit à l’improvisation sur des équilibres instables, des figures injouables et des gestes imaginés pour les réaliser malgré tout, mais dans un esprit qui relève moins de l’exploit que du bonheur partagé. On pense aux œuvres de Ligeti et Stockausen traversées par l’élan de l’improvisation jazzistique et, à court d’arguments, vous renvoie aux liner notes enthousiastes de Jim Black figurant dans la pochette de leur album “Caught in my Own Trap”chez BMC. Et l’on note au passage que tous les artistes de la soirée sont des artistes du label BMC (Budapest Music Center). Signalons enfin que ces deux concerts furent enregistrés par France Musique pour diffusion prochaine dans le Jazz Club de Nathalie Piolé. Franck Bergerot