Jazz live
Publié le 11 Fév 2024

Chano Dominguez et Antonio Lizana à la Belle Nocturne de Cadix

Par Robert Latxaque

On avait laissé Chano Dominguez sur un concert cet été à San Sebastián en trio, mi-figue mi-raisin, visiblement pas très concerné, dans une partition limite hard-bop un peu floue, un tantinet fade. Et là, boum !, seul face à son clavier, le voilà lancé dans une explosion de musique, un feu d’artifice de piano, un arc en ciel d’improvisation gorgée d’inspiration. D’entrée de jeu il affiche son intention, dévoile la clef de son jeu : son identité andalouse, son ancrage dans la ville-port chamarrée qu’est Cadix.

Chano Dominguez

Chano Dominguez annonce une « Allegria » comme palo, soit un genre identitaire du flamenco de sa cité natale. Sauf que sous ses doigts coule du piano pur jus, un déroulé entre jazz et classique, débouchant au final sur une pincée d’accent flamenco incrustée via une digression juste suggérée en  passage d’accords presque insensible. Suit sa version du Monasterio de Sal, hommage à la figure mythique  de Paco de Lucía. Chano positionne son jeu au centre du clavier, plongé en pleine langue flamenca, une direction, un chemin novateur qu’il a lui même impulsé il y a des années en défricheur sur un instrument, le piano, peu utilisé jusque-là dans le genre musical gitan. Au beau milieu, main droite seule active à cet instant, on retient son souffle une minute durant histoire de vivre un délicieux ostinato de notes senties, déclinées une à une. Pour aussitôt rebondir dans une valse d’accords main gauche cette fois, laquelle nous emmène vers l’ombre d’un autre pianiste… Il en parlera un peu plus tard « Chick Corea est pour moi un maestro…» Il improvise alors sur des extraits des dits « cahiers de jeunesse » du pianiste américain disparu en 2021. Avec en trésor à peine caché au beau milieu de buissons d’accords tramés de terreaux hispaniques, quelques mesures du morceau culte du leader de Return To Forever, Spain. On pourrait alors se poser la question, eu égard à la génération commune des deux musiciens : qui a écouté l’autre et quand ? (De fait ils se sont souvent rencontrés et ont même partagé des scènes)

Chano invite maintenant Antonio Lizana,  un “pays”, puisque les deux sont « gaditanos »  (natifs de Cadix) : suit un Round About Midnight singulier…chanté en espagnol par Lizana teinté d’accents sol y sombra dans le phrasé digne d’un pur cantaor (chanteur) flamenco. Une version du standard be-bop de fait jamais entendue jusqu’ici, et placée sous des accords monkiens métissés par le savoir faire expert du pianiste. Mea Culpa, On vient de le vérifié en direct si besoin était : Chano Dominguez bénéficie d’un grand volume de jeu et sur son piano, jazz, flamenco ou tissus dérivés, il s’offre une patte très personnelle. 

Antonio Lizana

« Toute de suite une seguiria, un autre palo flamenco traditionnel  » : Antonio Lizana annonce la couleur. Et affiche les formes d’une musique plurielle. Un solo de sax alto jaillit, fulgurant de force, en duo en duel avec les figures tranchantes comme une lame du danseur. Étincelles de cuivre contre tensions de corps. La voix se profile maintenant, prégnante, puissante en sa profondeur, ses reflets rauques d’ombres et de lumière au moment choisi de célébrer les couplets, la mélodie porteuse du fil tendu des histoires du quotidien contées : « Mis melodías ».  Autour, la trame musicale bâtit un scénario en reliefs escarpés, tout de ruptures et breaks. L’alto y creuse son sillon, croisant au passage les pointes sèches de rythmes impulsés sous les talons (tacones) de Ell Mawi, « bailador » (danseur de claquettes mode flamenca) autre « gaditano », donc complice de toujours de Lizana. Échange diablement percussif, poussé jusqu’à une intensité maximale avec, comme adoucisseur de telles eaux ferrugineuses, les contrechants d’une basse électrique, elle, toute de finesse. Chez Lizana les vocaux peuvent s’affronter, se challenger. Au sein du contenu de son album carte de visite, “Vishudda” (Cristal Records) le thème Amar place au contraire le vocal en douceur, dans un exercice de dialogue voix/sax alto tout en sons naturels, sans micro. Intro de chant suave, avant que le piano ne vienne  prolonger l’histoire dans un même courant de coolitude, portant les  mêmes sentiments contrastés « amar, como me duele/ aimer, comme ça me fait du mal ».

El Mawi, bailador

Sur scène, le projet musical d’Antonio Lizana – qui a pas mal évolué après deux ou trois année de pratique – implique chaque musicien. Dans ces climats expressionnistes, la batterie intervient tel un variateur de lumières : intensité, nature des reliefs. Le  « baile », la danse, élément qui pourrait paraître exogène pour qui se l’imiterait à un contexte strictement musical, y tient un rôle structurant.  Dans le ballet dessiné empreint d’une gestuelle androgyne dessiné par El Mawi cohabitent furia et élégance. Tous ces éléments réunis portent la marque du poinçon d’une culture arabo-andalouse, et par répercussion gitane, via les canons du flamenco. Du visuel donc, des formes, des couleurs. Au delà pourtant se projettent également les contours d’un paysage musical original, inédit, pluriel, tracé en fondu enchaîné dans le flux sonore. On pourra trouver nombre de portes d’entrée à cette musique. Soledad offre un bain flamenco lorsque le « baile » et le sax s’interpellent sur fond de palmas (battements de mains) en rituel de douleur et de doute, tandis que les mots, les sons et le mouvement  révèlent ensemble une même histoire de vie. Alors sous les traits acérés de l’alto  paraît souffler comme un vent mauvais de blues. Le concert se termine sur le morceau qui ouvre l’album. Un tango, autre genre typique du flamenco. Antonio Lizana, arc bouté, s’y donne à plein, sans retenue aucune. Le public palois exulte. C’est sûr : le sax est bel et bien SON instrument. Et le jazz, l’épreuve de l’impro reste son défi majeur.
Antonio Lizana (saxophone alto, chant), David Sancho (piano, claviers, chant), Arin Keshishi (basse), Shayan Fathi (batterie), El Mawi (danse, palmas, chant).

Shayan Fathi, Arin Keshishi

´