Jazz live
Publié le 5 Août 2021

Tremplin jazz 2021: un grand crû

Hier, 3 août 2021, le Tremplin Jazz d’Avignon a été remporté par le quartette allemand Structucture du contrebassiste Roger Kintopf. À l’issue de deux soirées constamment passionnantes. Prix de soliste : le guitariste Axel Zajac. Prix de composition : la saxophoniste Johanna Klein. Prix du public : le quartette du saxophoniste Gaspard Baradel.

De mémoire de jury, on avait jamais vu une affiche d’une telle constance dans la qualité au cours d’un tremplin jazz. J’ai passé deux décennies au Concours national de la Défense et je n’ai pas manqué une édition du Tremplin Jazz d’Avignon depuis sa troisième, mais il y a toujours dans ces concours, des moments d’ennui, des interrogations : « Mais pourquoi avoir fait venir ce groupe encore si immature ? » Voire : « Mais va-t-on réussir à trouver un Grand Prix cette année ?» Mardi dernier, 3 août, comme la veille, nous avons eu le sentiment d’assister, non à une compétition à la recherche d’un gagnant, mais à un authentique festival de musique. Devant un public en or – un festival a le public qu’il mérite –, attentif, réactif, curieux, même des musiques les plus exigeantes.

Noé Clerc Trio : Noé Clerc (accordéon), Clément Daldosso (contrebasse), Eli Martin-Charrière (batterie).

Ils arrivaient précédés de la réputation dont bénéficie l’excellent département jazz du Conservatoire national de jazz de Paris et auréolé du Grand Prix du Concours national de jazz de la Défense. On connaissait déjà Éli Martin-Charrière, notamment pour l’avoir entendu au sein du quartette français de Pierrick Pedron. On avait déjà pu apprécier Clément Daldosso auprès du pianiste Noé Huchard. Noé Clerc s’était déjà signalé aux frontières communes du jazz avec les musiques du monde et de la musique classique. Le répertoire qu’il a imaginé pour son trio lorgne très clairement vers les musiques des Balkans, avec un premier morceau dédié à ses racines arménienne. Musique très composée, improvisation très encadrée, laissant néanmoins s’exprimer une belle complicité entre le contrebassiste et le batteur, l’accordéoniste mettant au service de ses partitions et de ses improvisations une belle complémentarité des deux mains, une belle inventivité mélodique et une sonorité profonde. D’emblée, ce qui ne fut pas toujours le cas lors des éditions passées, le Tremplin commençait sous le signe d’une relative maturité musicale… Avec cependant un doute qui s’accentuerait par comparaison aux formations suivantes. Par ses choix esthétiques, ou faute de savoir les faire vivre, le trio de Noé Clerc sembla rapidement s’enfermer dans un univers étroit et surchargé. On espéra des respirations, une belle ronde suspendue, ne serait-ce qu’une noire… posée au milieu d’un silence, au lieu de quoi, mis à part quelques introductions plus retenues, l’accordéoniste s’enferma dans une espèce de phrasé perpétuel du trop-plein où il nous sembla entrainer ses compères sur un répertoire peinant à se renouveler d’un titre à l’autre. Respect tout de même, mais avec réserve.  Des musiciens qui vont en tout cas compter sur la scène française et dont on peut déjà apprécier le disque “Secret Place” (NoMadMusic), “Révélation ! Jazz Magazine”, dont Noé Clerc nous avoua avoir retenu les morceaux les plus virtuoses, laissant, visiblement à tort, les plus oniriques de côté.

Roger Kintopf Structucture : Asger Nissen (sax alto), Victor Fox (sax ténor), Roger Kintopf (contrebasse), Felix Ambach (batterie).

L’Allemagne plus que jamais en force ! Depuis plusieurs années, la scène de Cologne dynamisée par le département  Hochschule für Musik und Tanz, nous envoie des candidats et cette année, ce sont pas moins de trois groupes qui représentaient cette scène. Et l’on change ici radicalement d’univers. Un peu comme l’on passerait de la figuration à l’abstraction, avec une introduction à deux saxophones – configuration alto-ténor-ryhmique-sans-piano qui nous était déjà venue de Cologne en 2017 avec le quartette Own Your Bones du batteur Dominik Mahnig et ses deux saxophonistes Jonas Engel et Sebastian Gille. D’emblée s’impose la complicité entre ces deux saxophonistes pratiquant une étrange mélange de “semi-polyphonie” et de “fausses homophonies” qui voient les éléments de langage glisser constamment d’une saxophone à l’autre, se superposant ici et là dans un alliage sonore surprenant, du subtone à l’extrême aigu (et l’on croit soudain entendre une flûte) en passant par le growl aylerien et les mutiphonies coltraniennes. J’ai plus précisément pensé à Ellery Eskelin, à cette expression très souple, très fluide. Ce qui n’est rien dire de cette rythmique qui les rejoint bientôt, tellement vivante, cette contrebasse puissante (Kintopf revendique Mingus) mais qui chante constamment (Mingus encore, mais j’apprends aussi qu’il est passé par le département jazz de Riccardo del Fra au CNSM de Paris) et cette batterie qui swingue comme en transparence d’un réseau de glissements d’équivalences en équivalences métriques, le tout sur d’authentiques scénarios où à de folles péripéties succèdent de poignantes épiphanies. À retrouver sur disque : Roger Kintopf “Structucture” (Double Moon Records).

Malstrom : Florian Walter (sax alto), Axel Zajac (guitare électrique 8 cordes), Joe Beyer (batterie).

C’est effectivement un furieux maelstrom qui a littéralement explosé sur la scène du cloître des Carmes dès la première note jouée par Florian Walter, de phrases déchiquetées sous le mitraille de la rythmique consistant en une guitare spéciale (deux cordes ajoutées dans le grave à l’accordage habituel sur un frettage spécial en éventail) et une batterie sur des métriques composées frénétiques. On pense à l’Ornette Coleman électrique époque Prime Time, au John Zorn le plus frénétique et à sa pratique du zapping. On pense encore à Meshuggah et l’on plie l’échine, époustouflé, mais en se demandant combien de temps ça va durer. Le plus époustouflant, c’est que ça dure mais dans la nuance, le contraste, avec des bouffées soudaines de limpidité mélodique, comme si l’on atteignait parfois le calme de l’œil du cyclone , tout cela avec un sens de la construction égale à la technicité mise en œuvre. Le batteur Joe Beyer, on l’avait déjà entendu en 2018 avec la chanteuse Maïka Kuster qui avait confié comme en aparté au public : « Un peu fou. Mais je l’aime bien ! ». Fou, mais d’une décontraction extrême jusque dans le plus grand énervement. Quant à Axel Zajac qui fonda le groupe en 2015, look à la ZZ Top, la longueur de sa barbe accentue la singularité d’une gesticulation extrême qui, passé l’étonnement, prend une allure chorégraphique virtuose. Le jeu de guitare est également chorégraphique, tantôt heurté, quasi punk, tantôt fluide à la Ducret, l’élégance virtuose salie par des sonorités qui vont du hardcore au banjo feeling, et de rapides incursions vers un jeu en taping ahurissant.

Johanna Klein Quartet : Johanna Klein (sax alto), Leo Engels (guitare électrique), Nicolai Amrehn (contrebasse), Jan Philipp (batterie).

Le lendemain soir, retour au cloîtres de Carmes où cette jeune saxophoniste ouvre son set dans le calme et la lenteur sur d’étranges arpèges de guitare qui pourraient dans un premier temps évoquer Bill Frisell. Mais quoique l’on soit souvent tenté par des rapprochements avec des musiciens connus pour définir les musiques jouées par ces jeunes groupes, aucun d’eux ne nous fera l’effet de copie conforme. Ainsi, cherche-t-on, Pascal Anquetil et moi son voisin de jury, quelque ressemblance. Pascal pense à Ornette. Bien sûr. Je cherche à faire le malin, à trouver quelqu’un de moins connu. Tim Berne ? Pas aussi intense. Julius Hemphill ! La saxophoniste, en fin de soirée, nous avouera ne connaître ni l’un ni l’autre, mais se montrera très intéressée par leur existence. Julius Hemphill ? Jean-Paul Ricard à mon autre côté opine du chef. À Pascal et moi s’impose la même image, celle de la volute. C’est ainsi que le chant tranquille de la saxophoniste se déploie à partir de partitions aux longues séquences économes mais d’où l’improvisation s’affranchit à petits pas au fil de faux rubato, de tempos instables, asymétries fuyantes jusqu’à de subites dispersions free, une polyrythmie se déchainant sur le minimalisme du sax qui se met soudain à hachurer la phrase rageusement, pour finir sur un backbeat rock à peine déguisé. Autrement sonorisée, la batterie m’aurait-elle fait penser à Jim Black qu’évoquera un autre membre du jury ?  Peut-être moins par rapport au jeu de batterie qu’en référence aux atmosphères oniriques de son groupe AlasNoAxis. Bonne pioche ! Une belle écriture pour un set où il nous manqua un rien de persuasion orchestrale en début de set mais au fil duquel on finit par se laisser séduire.

Gaspard Baradel Quartet : Gaspard Baradel (sax alto), Antoine Bacherot (piano), Cyril Billot (contrebasse), Josselin Hazard (batterie).

Tiens du jazz ! Cette observation amusée échangée par les membres du jury n’eut pas la même signification selon celui qui la prononçait. Et moi qui, depuis que je participe à des jurys, a le plus souvent privilégié l’audace et la création sur la tradition, ce soir je serais soudain dans ce dernier camp ? L’orchestre, dont nous ignorions l’existence, vient de Clermont-Ferrand. Et il m’a franchement surpris par un jazz-jazz dynamique, inventif, s’inscrivant dans la logique de cette sélection de groupes où, si l’on peut y déceler des influences (j’ai cru retrouver chez Baradel, quelque choses de l’énergie et de la fraicheur de Phil Woods du temps de l’European Rhythm Machine), on n’y trouve aucune copie conforme, jusque dans un formidable duo sax-batterie amenant l’exposé de Cherokee (hommage implicite au Koko de Charlie Parker… et à Max Roach), unique standard de cette édition d’un tremplin qui, à ses débuts, imposait à ses candidats, si mes souvenirs sont bons, un standard, voire un blues. Mais surtout, s’il pratique avec brio une musique conforme aux canons du “jazz moderne”, il y a dans ce répertoire des compositions vraiment originales et des arrangements bourrés d’astuces “dramaturgiques”, de réjouissants petits évènements rythmiques et de belles épiphanies mélodiques. Peut-être par une faiblesse de la sonorisation le concernant ou je ne sais quoi d’autre, je n’ai prêté qu’une attention distraite au pianiste Antoine Bacherot précédé pourtant d’une prometteuse réputation (à découvrir en solo le 5 septembre au festival Jazz au cloître de Saint-Chinian). En revanche, j’ai été franchement séduit par Josselin Hazard (également batteur du trio qu’Antoine Bacherot et James Cammack, le contrebassiste d’Ahmad Jamal, ont enregistré à New York, “The Pursuit” ). Un fameux mélange d’énergie, d’opulence et d’intelligence musicale, notamment dans un dernier morceau où Hazard n’était pas sans évoquer, là encore loin de toute copie conforme et transposé dans un univers propre, le sens de l’espace et du climat rythmique entretenu par Vernel Fournier dans le fameux Poinciana d’Ahmad Jamal. (à lire)

Pentadox : Sylvain Debaisieux (sax ténor), Elias Stemeseder (piano), Samuel Ber (batterie).

Si le public s’était montré fort réceptif depuis la veille, y compris aux propositions esthétiques les plus exigeantes, la prestation du Gaspard Baradel Quartet constitua un moment de décompression et fut applaudie avec un enthousiasme tout particulier. Clore la manifestation après eux, minuit approchant et une fraîcheur annonciatrice de pluie tombant sur le cloître, s’avérait une tâche délicate que le trio belge Pentadox aborda sans concession, en deux longues suites qui dépassèrent le temps imparti à chaque groupe. Et l’on vit au fil de leur concert de petits groupes de spectateurs quitter les gradins, discrètement, mais sans marque ostensible de mécontentement comme il arrive parfois. Trop longues suites ? Une impression de redite put s’y faire sentir. Néanmoins, je me suis laissé convaincre par cette orchestre au format si particulier, thématisant d’improbables petites touches homophoniques qui surgissaient comme par miracle ou inadvertance, se déformaient, se disloquaient, réapparaissaient, se tuilaient avec une fluidité sidérante, comme on pourrait naviguer au jugé d’une île à l’autre dans la brume d’un archipel. Longues partitions, évoquant Tim Berne, mais dans une atmosphère plus feutrée, plus retenue, en dépit d’une soudaine précipitation digne des piano-rolls infernaux de Conlon Nancarrow. Au premier abord, le piano d’Elias Stemeseder (qui fut précédé dans une version plus large du groupe par un ancien, et des plus brillants, lauréats du Tremplin, Bram de Loose) évoque la libre pensée de Paul Bley, puis le concert avançant c’est la parenté avec Matt Mitchell qui s’impose (confirmée en après concert), tandis que Samuel Ber, comme la veille Joe Beyer et Felix Ambach me rappelait Chess Smith. Matt Mitchell, Chess Smith, deux complices de Tim Berne dont pourtant, peu de nos lauréats semblaient connaître sinon l’œuvre, sinon le nom. (Interview Jazz Magazine de Samuel Ber et Sylvaine Hélary à l’occasion de l’invitation passée  à cette dernière par Pentadox au Triton)

Palmarès et coda

Pendant les délibérations, jam session avec Elias Stemeseder, Sylvain Debaisieux, NicolaI Amrehn et Josselin Hazard

Pendant les délibérations, jam session avec Elias Stemeseder, Sylvain Debaisieux, NicolaI Amrehn et Josselin Hazard

Minuit passé, nous avons regagné la salle des délibérations, perplexes et fort embarrassés d’avoir à choisir un seul prix de groupe, un seul prix de soliste, un seul prix de composition. Tandis que sortait des urnes mis à la disposition des spectateurs le nom de Gaspard Baradel pour le Prix du public offert par les vins Chapoutier qui arrosa également le catering des musiciens et bénévoles, le jury décidait assez rapidement, et à l’unanimité, de décerner le Grand Prix du jury (journées d’enregistrement offertes par le Studio La Buissonne) au Structucture Quartet de Roger Kintopf. Le prix de soliste offert par l’Hôtel de l’Horloge (où musiciens et jury étaient logés) revint à la prestation très spectaculaire, mais aussi très musicale, du guitariste Axel Zajac, et le prix de composition à la saxophoniste Johanna Klein offert par Renault Avignon en plus de sa flotte de véhicules pour faire navette entre l’hôtel, la gare et le lieu du concert.

Au petit matin, la pluie tombait morose sur Avignon. Noé Clerc prenait seul son petit déjeuner à l’hôtel, ses compagnons partis la veille. Je pensais à d’autres petits matins gris de musiciens, même célèbres, quittant leur hôtel pour la gare d’où le train les conduirait vers une autre ville et une autre rythmique… un nouvelle rythmique “dans chaque port”. Je le saluais avec une commisération à laquelle il répondit, comme l’avait fait la veille son batteur Eli Martin-Charrière croisé dans les couloirs de l’Hôtel de l’Horloge, pour me dire combien il avait aimé  participer à une manifestation d’une telle qualité d’accueil et d’un tel niveau musical. Franck Bergerot (photos  © x.Deher)

Ci-dessous de gauche à droite: Gaspard Baradel, Josselin Hazard, Cyril Billot, Antoine Bacherot, Axel Zajac, Johanna Klein, Asger Nissen, Roger Kintopf… Nicolas Baillard du Studio La Buissonne.