Jazz live
Publié le 21 Oct 2013

Trop sage Carla Bley ? (ou Carla, Mike et The Bridge)

A la sortie du concert donné mercredi 16 octobre à Saint-Orens par le trio de Carla Bley, beaucoup de visages radieux, beaucoup de sourires épanouis. Mais aussi des sourcils qui se froncent, et des  nez qui se pincent : « trop lisse »  dit l’un, « pas assez de prise de risque » dit l’autre. « Mais où est passé la révolte des années 60 ? » ajoute un troisième.  Et en filigrane, cette question : Carla Bley est-elle devenue trop sage ?

 

 

Carla Bley Trio

Andy Sheppard (ss, ts), Carla Bley (p), Steve Swallow (elb)

16 octobre 2013, Festival « Jazz sur son 31 », Altigone, Saint-Orens (31)

 

Le trio est formé de musiciens qui se connaissent par cœur. Steve Swallow et Carla Bley jouent ensemble depuis cinquante ans. Le trio avec Andy Sheppard existe depuis 1999. Le répertoire est bien rodé : il est presque exclusivement formé de grands standards de la compositrice empruntés à toutes les époques de sa carrière. On retrouve des pièces du début des années 1960 comme Vashkar (enregistrée en 1963 par Paul Bley, c’est une des premières compositions de Carla Bley) et Doctor (qui figure sur « Jazz Realities », album de 1966 avec Michael Mantler, Steve Lacy, Aldo Romano, Kent Carter) ; des pièces plus tardives comme Valse sinistre et Utviklingssang (qui remontent à « Social Studies », 1980), The Lord Is Listening to ya, Alleluyah un classique du big band des années 1980 (sur « Carla Bley Live », 1982) ; deux suites en trois parties – un format que la compositrice affectionne – avec Horns / Pawns Without Claws / Sex with Birds qui remonte à « Night-Glo » (1985) et The Girl who Cried Champagne (« Fleur Carnivore », 1988) ; une pièce plus récente, Awful Coffee (« Appearing Nightly », 2006). A cet ensemble s’ajoute une relecture délicate et attendrie d’un standard monkien, Misterioso, en un thème qui semble tourner sur lui-même de plus en plus vite, comme une toupie affolée.

Le trio présente une musique en quête de profondeur et d’équilibre. Cette recherche emprunte les chemins du blues et même du gospel, joués avec ferveur et conviction. Le concert est jalonné de très beaux moments de sérénité, par exemple dans The Lord Is Listening to ya, Alleluyah, ou dans la ballade Utvillingsklang jouée en rappel. Andy Sheppard joue un rôle essentiel dans l’avènement de ces ambiances émouvantes et feutrées. Au ténor, les notes qu’il émet nous parviennent enveloppées dans une chrysalide de souffle. « On est quelque part entre Jan Garbarek et Stan Getz » relève notre avisé camarade David Cristol. Sa sonorité, portée par la basse puissante de Swallow, fait merveille sur The Lord Is Listening to ya, Alleluyah, tandis que Carla Bley plaque délicatement des accords mordorés, où l’on retrouve alors la fille du pasteur protestant spécialisé dans les hymnes. Puis elle y instille de légères dissonances, presque des espiègleries. On a l’impression d’une enfant sage qui chahute dans l’église pour voir comment ça fait.
Incontestablement, ce sont Andy Sheppard et Steve Swallow qui propulsent le trio. Carla Bley reste légèrement en retrait. Mais elle se révèle inspirée sur l’anatole (par exemple dans Awful Coffee) et dans le gospel. On note chez elle un lyrisme désormais assumé qui est relativement récent (en 2007, au cours d’une interview, au moment où elle tournait en duo avec Steve Swallow, elle déclarait à propos de son complice : « Quand nous jouons une ballade et qu’il y ajoute beaucoup d’expressivité, j’ai envie de lui dire : “allez, ne reste pas sur ce passage, c’est trop lent, trop romantique, ne tiens pas cette note trop longtemps.” Mais lui, c’est le contraire, il essaie de me retenir… »).
Mais ce soir-là à Saint-Orens, banlieue de Toulouse, personne ne semble retenir personne, et tout le monde va dans le même sens. Il en résulte une musique intime, subtile, délicate. Trop sage ? Le reproche semble un peu injuste : d’abord parce qu’on ne saurait reprocher à un trio de ne pas manifester la flamboyance d’un grand orchestre. Mais surtout parce que la musique entendue ce soir découle d’une esthétique. Carla Bley s’est toujours définie comme compositrice de musique écrite. Ce qui l’intéresse quand elle se produit en trio est d’obtenir un équilibre entre les parties écrites et l’improvisation. Trouver cet équilibre passe par le contenu des improvisations, leur durée rapportée à celle du thème écrit (elles ne sont en général pas très longues), le choix de l’ordre des solistes, les passages de témoin entre les musiciens. La réussite de ce travail se jauge à l’impression de mesure que donne cet orchestre, au coulé des enchaînements, à la souplesse avec laquelle chaque musicien devient tour à tour soliste ou accompagnateur. Mais la contrepartie de cette esthétique est justement de donner le sentiment à certains d’une absence de prise de risque, voire d’une musique trop léchée.
Mais répétons-le, le lyrisme des musiciens, leur sensualité (en particulier celle de Sheppard) empêche cette musique d’être aride. Et c’est pourquoi, à la sortie du théâtre de Saint-Orens, les spectateurs qui repartaient en sautant à cloche pied et en sifflotant Utvillinksklang étaient bien plus nombreux que ceux qui fronçaient les sourcils…

 

Post-scriptum 1 – Michael Mantler :
Après le concert, Michael Mantler, l’ex-compagnon de vie et de route de la musicienne, s’est rendu dans les loges pour saluer Carla Bley. Ils ne s’étaient pas revus depuis plusieurs années, et les retrouvailles furent émouvantes. Michael Mantler se trouvait à Toulouse pour le colloque « Rencontres du jazz et de la musique contemporaine » co-organisé par Jean-Michel Court et Ludovic Florin, du département musique de l’Université de Toulouse Le Mirail. L’un des intérêts de ce colloque était de mélanger théoriciens et praticiens (outre Mantler, Joëlle Léandre, Douglas R. Ewart, ou encore Fred Maurin de Ping Machine faisaient partie de la liste des invités). Au cours du colloque, Ludovic Florin a notamment interrogé Michael Mantler sur les grands musiciens progressistes des années 1960 qu’il a cotoyés, les Bill Dixon, Don Cherry, Cecil Taylor… A la question de savoir si la démarche de ces grands défricheurs étaient directement influencés par Cage, Stockhausen ou Boulez, Michael Mantler a clairement répondu : « Non ». Il a ensuite comparé la situation des années 1960-70 et la situation actuelle du point de vue des rapports entre jazz et musique contemporaine. « Dans les années 1960 il était impossible de trouver un musicien classique capable de jouer du jazz. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. On trouve des musiciens formidables capables de s’exprimer dans les deux langages. Mais dans le même temps où les musiciens se sont ouverts, les institutions se sont refermées. Par exemple, il était possible dans les années 1970 de mélanger musique contemporaine et jazz d’avant-garde au sein d’un même festival. On ne voit plus cela aujourd’hui… ».

 

Post scriptum 2 – The Bridge #1 :

 

The Bridge #1

Jean-Luc Capozzo
(tp), Douglas R. Ewart (ss, cor anglais, perc.), Joëlle Léandre, Bernard Santacruz (cb), Michael Zerang (dm, perc.)

16 octobre 2013, La Fabrique culturelle de l’Université Toulouse Le Mirail, Toulouse (31)

 

Au moment même où se produisait le trio de Carla Bley, avait lieu un autre concert très prometteur, celui de The Bridge, projet audacieux et original où l’on retrouve des musiciens américains et français de passage à Toulouse grâce à l’association Un Pavé dans le Jazz. Amazir Chaouchi, 19 ans, étudiant de première année du département musique de l’Université de Toulouse a assisté à ce concert. Bouleversé, enthousiaste, il en a écrit ce compte-rendu :

 

« C’est l’histoire d’un gamin de six ans qui part assister à un concert avec son grand frère, qui lui en a dix-neuf. Le gosse se pose sur les genoux de son frère puis jette un regard furtif sur le vieillard à côté d’eux, quand commence le concert.
Les trois contemplent la scène.
Deux souffleurs à priori, l’un avec une trompette et un instrument que l’enfant ne connaît pas. L’autre a posé sur une table tout un attirail d’instruments allant du didgeridoo au saxophone sopranino en passant par un tube de PVC rempli de grains et ayant, d’après le vieillard, une utilité rythmique non négligeable. Derrière les deux contrebassistes, un homme et une femme, à gauche et à droite d’un batteur bedonnant. Tout est symétrique. Les musiciens sont placés comme des avions de chasse en formation de combat.
Reste à voir… ou à entendre.
Le décollage est lent, lancinant par moment et les trois auditeurs pénètrent à leur tempo respectif, en trois vitesses, dans ce vaisseau. L’enfant contemple, le vieillard écoute et l’autre regarde le plafond en même temps qu’il se ballade dans sa tête. Au bout d’une vingtaine de minute pourtant régi par les lois de la physique quantique du monde réel – mais qui dans ce genre de concert ne semblent jamais s’appliquer correctement –, les cinq sur scène étaient déjà à un niveau stratosphérique.
Subitement, le batteur abandonne ses furtives prises de paroles pour partir un bon moment dans une frénésie typique du batteur de jazz. L’enfant admire alors la force des membres de cet homme qui, à tout instant, semble être une hydre dont les membres indépendants sont maintenues liés dans l’effort par une savante alchimie. Dans cette soirée, on passe ainsi au travers de plusieurs univers. L’enfant écoute un solo de trompette malade, son frère un batteur fou qui se calme par intermittence, et le vieil homme une contrebassiste sans âge se transformer en chamane indienne : la mélopée de la femme enveloppe autant ses compères musiciens que les trois auditeurs.
The Bridge #1, tel est le nom donné à ce concert : un pont qui se réalise non seulement entre des musiciens français et américains mais aussi de vivants à d’autres vivants, fait rare autant qu’exceptionnel en cette période de crise pour l’humanité.
Et pendant qu’un jeune homme de dix-neuf ans écrit ces lignes avec un enfant et un vieil homme dormant dans sa tête, il se souvient d’une sensation étrange qu’il n’avait, avant ce concert, connu que par l’ingurgitation de mélanges produits par un procédé ancestral de fermentation du glucose : l’ivresse…

Amazir Chaouchi »

|

A la sortie du concert donné mercredi 16 octobre à Saint-Orens par le trio de Carla Bley, beaucoup de visages radieux, beaucoup de sourires épanouis. Mais aussi des sourcils qui se froncent, et des  nez qui se pincent : « trop lisse »  dit l’un, « pas assez de prise de risque » dit l’autre. « Mais où est passé la révolte des années 60 ? » ajoute un troisième.  Et en filigrane, cette question : Carla Bley est-elle devenue trop sage ?

 

 

Carla Bley Trio

Andy Sheppard (ss, ts), Carla Bley (p), Steve Swallow (elb)

16 octobre 2013, Festival « Jazz sur son 31 », Altigone, Saint-Orens (31)

 

Le trio est formé de musiciens qui se connaissent par cœur. Steve Swallow et Carla Bley jouent ensemble depuis cinquante ans. Le trio avec Andy Sheppard existe depuis 1999. Le répertoire est bien rodé : il est presque exclusivement formé de grands standards de la compositrice empruntés à toutes les époques de sa carrière. On retrouve des pièces du début des années 1960 comme Vashkar (enregistrée en 1963 par Paul Bley, c’est une des premières compositions de Carla Bley) et Doctor (qui figure sur « Jazz Realities », album de 1966 avec Michael Mantler, Steve Lacy, Aldo Romano, Kent Carter) ; des pièces plus tardives comme Valse sinistre et Utviklingssang (qui remontent à « Social Studies », 1980), The Lord Is Listening to ya, Alleluyah un classique du big band des années 1980 (sur « Carla Bley Live », 1982) ; deux suites en trois parties – un format que la compositrice affectionne – avec Horns / Pawns Without Claws / Sex with Birds qui remonte à « Night-Glo » (1985) et The Girl who Cried Champagne (« Fleur Carnivore », 1988) ; une pièce plus récente, Awful Coffee (« Appearing Nightly », 2006). A cet ensemble s’ajoute une relecture délicate et attendrie d’un standard monkien, Misterioso, en un thème qui semble tourner sur lui-même de plus en plus vite, comme une toupie affolée.

Le trio présente une musique en quête de profondeur et d’équilibre. Cette recherche emprunte les chemins du blues et même du gospel, joués avec ferveur et conviction. Le concert est jalonné de très beaux moments de sérénité, par exemple dans The Lord Is Listening to ya, Alleluyah, ou dans la ballade Utvillingsklang jouée en rappel. Andy Sheppard joue un rôle essentiel dans l’avènement de ces ambiances émouvantes et feutrées. Au ténor, les notes qu’il émet nous parviennent enveloppées dans une chrysalide de souffle. « On est quelque part entre Jan Garbarek et Stan Getz » relève notre avisé camarade David Cristol. Sa sonorité, portée par la basse puissante de Swallow, fait merveille sur The Lord Is Listening to ya, Alleluyah, tandis que Carla Bley plaque délicatement des accords mordorés, où l’on retrouve alors la fille du pasteur protestant spécialisé dans les hymnes. Puis elle y instille de légères dissonances, presque des espiègleries. On a l’impression d’une enfant sage qui chahute dans l’église pour voir comment ça fait.
Incontestablement, ce sont Andy Sheppard et Steve Swallow qui propulsent le trio. Carla Bley reste légèrement en retrait. Mais elle se révèle inspirée sur l’anatole (par exemple dans Awful Coffee) et dans le gospel. On note chez elle un lyrisme désormais assumé qui est relativement récent (en 2007, au cours d’une interview, au moment où elle tournait en duo avec Steve Swallow, elle déclarait à propos de son complice : « Quand nous jouons une ballade et qu’il y ajoute beaucoup d’expressivité, j’ai envie de lui dire : “allez, ne reste pas sur ce passage, c’est trop lent, trop romantique, ne tiens pas cette note trop longtemps.” Mais lui, c’est le contraire, il essaie de me retenir… »).
Mais ce soir-là à Saint-Orens, banlieue de Toulouse, personne ne semble retenir personne, et tout le monde va dans le même sens. Il en résulte une musique intime, subtile, délicate. Trop sage ? Le reproche semble un peu injuste : d’abord parce qu’on ne saurait reprocher à un trio de ne pas manifester la flamboyance d’un grand orchestre. Mais surtout parce que la musique entendue ce soir découle d’une esthétique. Carla Bley s’est toujours définie comme compositrice de musique écrite. Ce qui l’intéresse quand elle se produit en trio est d’obtenir un équilibre entre les parties écrites et l’improvisation. Trouver cet équilibre passe par le contenu des improvisations, leur durée rapportée à celle du thème écrit (elles ne sont en général pas très longues), le choix de l’ordre des solistes, les passages de témoin entre les musiciens. La réussite de ce travail se jauge à l’impression de mesure que donne cet orchestre, au coulé des enchaînements, à la souplesse avec laquelle chaque musicien devient tour à tour soliste ou accompagnateur. Mais la contrepartie de cette esthétique est justement de donner le sentiment à certains d’une absence de prise de risque, voire d’une musique trop léchée.
Mais répétons-le, le lyrisme des musiciens, leur sensualité (en particulier celle de Sheppard) empêche cette musique d’être aride. Et c’est pourquoi, à la sortie du théâtre de Saint-Orens, les spectateurs qui repartaient en sautant à cloche pied et en sifflotant Utvillinksklang étaient bien plus nombreux que ceux qui fronçaient les sourcils…

 

Post-scriptum 1 – Michael Mantler :
Après le concert, Michael Mantler, l’ex-compagnon de vie et de route de la musicienne, s’est rendu dans les loges pour saluer Carla Bley. Ils ne s’étaient pas revus depuis plusieurs années, et les retrouvailles furent émouvantes. Michael Mantler se trouvait à Toulouse pour le colloque « Rencontres du jazz et de la musique contemporaine » co-organisé par Jean-Michel Court et Ludovic Florin, du département musique de l’Université de Toulouse Le Mirail. L’un des intérêts de ce colloque était de mélanger théoriciens et praticiens (outre Mantler, Joëlle Léandre, Douglas R. Ewart, ou encore Fred Maurin de Ping Machine faisaient partie de la liste des invités). Au cours du colloque, Ludovic Florin a notamment interrogé Michael Mantler sur les grands musiciens progressistes des années 1960 qu’il a cotoyés, les Bill Dixon, Don Cherry, Cecil Taylor… A la question de savoir si la démarche de ces grands défricheurs étaient directement influencés par Cage, Stockhausen ou Boulez, Michael Mantler a clairement répondu : « Non ». Il a ensuite comparé la situation des années 1960-70 et la situation actuelle du point de vue des rapports entre jazz et musique contemporaine. « Dans les années 1960 il était impossible de trouver un musicien classique capable de jouer du jazz. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. On trouve des musiciens formidables capables de s’exprimer dans les deux langages. Mais dans le même temps où les musiciens se sont ouverts, les institutions se sont refermées. Par exemple, il était possible dans les années 1970 de mélanger musique contemporaine et jazz d’avant-garde au sein d’un même festival. On ne voit plus cela aujourd’hui… ».

 

Post scriptum 2 – The Bridge #1 :

 

The Bridge #1

Jean-Luc Capozzo
(tp), Douglas R. Ewart (ss, cor anglais, perc.), Joëlle Léandre, Bernard Santacruz (cb), Michael Zerang (dm, perc.)

16 octobre 2013, La Fabrique culturelle de l’Université Toulouse Le Mirail, Toulouse (31)

 

Au moment même où se produisait le trio de Carla Bley, avait lieu un autre concert très prometteur, celui de The Bridge, projet audacieux et original où l’on retrouve des musiciens américains et français de passage à Toulouse grâce à l’association Un Pavé dans le Jazz. Amazir Chaouchi, 19 ans, étudiant de première année du département musique de l’Université de Toulouse a assisté à ce concert. Bouleversé, enthousiaste, il en a écrit ce compte-rendu :

 

« C’est l’histoire d’un gamin de six ans qui part assister à un concert avec son grand frère, qui lui en a dix-neuf. Le gosse se pose sur les genoux de son frère puis jette un regard furtif sur le vieillard à côté d’eux, quand commence le concert.
Les trois contemplent la scène.
Deux souffleurs à priori, l’un avec une trompette et un instrument que l’enfant ne connaît pas. L’autre a posé sur une table tout un attirail d’instruments allant du didgeridoo au saxophone sopranino en passant par un tube de PVC rempli de grains et ayant, d’après le vieillard, une utilité rythmique non négligeable. Derrière les deux contrebassistes, un homme et une femme, à gauche et à droite d’un batteur bedonnant. Tout est symétrique. Les musiciens sont placés comme des avions de chasse en formation de combat.
Reste à voir… ou à entendre.
Le décollage est lent, lancinant par moment et les trois auditeurs pénètrent à leur tempo respectif, en trois vitesses, dans ce vaisseau. L’enfant contemple, le vieillard écoute et l’autre regarde le plafond en même temps qu’il se ballade dans sa tête. Au bout d’une vingtaine de minute pourtant régi par les lois de la physique quantique du monde réel – mais qui dans ce genre de concert ne semblent jamais s’appliquer correctement –, les cinq sur scène étaient déjà à un niveau stratosphérique.
Subitement, le batteur abandonne ses furtives prises de paroles pour partir un bon moment dans une frénésie typique du batteur de jazz. L’enfant admire alors la force des membres de cet homme qui, à tout instant, semble être une hydre dont les membres indépendants sont maintenues liés dans l’effort par une savante alchimie. Dans cette soirée, on passe ainsi au travers de plusieurs univers. L’enfant écoute un solo de trompette malade, son frère un batteur fou qui se calme par intermittence, et le vieil homme une contrebassiste sans âge se transformer en chamane indienne : la mélopée de la femme enveloppe autant ses compères musiciens que les trois auditeurs.
The Bridge #1, tel est le nom donné à ce concert : un pont qui se réalise non seulement entre des musiciens français et américains mais aussi de vivants à d’autres vivants, fait rare autant qu’exceptionnel en cette période de crise pour l’humanité.
Et pendant qu’un jeune homme de dix-neuf ans écrit ces lignes avec un enfant et un vieil homme dormant dans sa tête, il se souvient d’une sensation étrange qu’il n’avait, avant ce concert, connu que par l’ingurgitation de mélanges produits par un procédé ancestral de fermentation du glucose : l’ivresse…

Amazir Chaouchi »

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A la sortie du concert donné mercredi 16 octobre à Saint-Orens par le trio de Carla Bley, beaucoup de visages radieux, beaucoup de sourires épanouis. Mais aussi des sourcils qui se froncent, et des  nez qui se pincent : « trop lisse »  dit l’un, « pas assez de prise de risque » dit l’autre. « Mais où est passé la révolte des années 60 ? » ajoute un troisième.  Et en filigrane, cette question : Carla Bley est-elle devenue trop sage ?

 

 

Carla Bley Trio

Andy Sheppard (ss, ts), Carla Bley (p), Steve Swallow (elb)

16 octobre 2013, Festival « Jazz sur son 31 », Altigone, Saint-Orens (31)

 

Le trio est formé de musiciens qui se connaissent par cœur. Steve Swallow et Carla Bley jouent ensemble depuis cinquante ans. Le trio avec Andy Sheppard existe depuis 1999. Le répertoire est bien rodé : il est presque exclusivement formé de grands standards de la compositrice empruntés à toutes les époques de sa carrière. On retrouve des pièces du début des années 1960 comme Vashkar (enregistrée en 1963 par Paul Bley, c’est une des premières compositions de Carla Bley) et Doctor (qui figure sur « Jazz Realities », album de 1966 avec Michael Mantler, Steve Lacy, Aldo Romano, Kent Carter) ; des pièces plus tardives comme Valse sinistre et Utviklingssang (qui remontent à « Social Studies », 1980), The Lord Is Listening to ya, Alleluyah un classique du big band des années 1980 (sur « Carla Bley Live », 1982) ; deux suites en trois parties – un format que la compositrice affectionne – avec Horns / Pawns Without Claws / Sex with Birds qui remonte à « Night-Glo » (1985) et The Girl who Cried Champagne (« Fleur Carnivore », 1988) ; une pièce plus récente, Awful Coffee (« Appearing Nightly », 2006). A cet ensemble s’ajoute une relecture délicate et attendrie d’un standard monkien, Misterioso, en un thème qui semble tourner sur lui-même de plus en plus vite, comme une toupie affolée.

Le trio présente une musique en quête de profondeur et d’équilibre. Cette recherche emprunte les chemins du blues et même du gospel, joués avec ferveur et conviction. Le concert est jalonné de très beaux moments de sérénité, par exemple dans The Lord Is Listening to ya, Alleluyah, ou dans la ballade Utvillingsklang jouée en rappel. Andy Sheppard joue un rôle essentiel dans l’avènement de ces ambiances émouvantes et feutrées. Au ténor, les notes qu’il émet nous parviennent enveloppées dans une chrysalide de souffle. « On est quelque part entre Jan Garbarek et Stan Getz » relève notre avisé camarade David Cristol. Sa sonorité, portée par la basse puissante de Swallow, fait merveille sur The Lord Is Listening to ya, Alleluyah, tandis que Carla Bley plaque délicatement des accords mordorés, où l’on retrouve alors la fille du pasteur protestant spécialisé dans les hymnes. Puis elle y instille de légères dissonances, presque des espiègleries. On a l’impression d’une enfant sage qui chahute dans l’église pour voir comment ça fait.
Incontestablement, ce sont Andy Sheppard et Steve Swallow qui propulsent le trio. Carla Bley reste légèrement en retrait. Mais elle se révèle inspirée sur l’anatole (par exemple dans Awful Coffee) et dans le gospel. On note chez elle un lyrisme désormais assumé qui est relativement récent (en 2007, au cours d’une interview, au moment où elle tournait en duo avec Steve Swallow, elle déclarait à propos de son complice : « Quand nous jouons une ballade et qu’il y ajoute beaucoup d’expressivité, j’ai envie de lui dire : “allez, ne reste pas sur ce passage, c’est trop lent, trop romantique, ne tiens pas cette note trop longtemps.” Mais lui, c’est le contraire, il essaie de me retenir… »).
Mais ce soir-là à Saint-Orens, banlieue de Toulouse, personne ne semble retenir personne, et tout le monde va dans le même sens. Il en résulte une musique intime, subtile, délicate. Trop sage ? Le reproche semble un peu injuste : d’abord parce qu’on ne saurait reprocher à un trio de ne pas manifester la flamboyance d’un grand orchestre. Mais surtout parce que la musique entendue ce soir découle d’une esthétique. Carla Bley s’est toujours définie comme compositrice de musique écrite. Ce qui l’intéresse quand elle se produit en trio est d’obtenir un équilibre entre les parties écrites et l’improvisation. Trouver cet équilibre passe par le contenu des improvisations, leur durée rapportée à celle du thème écrit (elles ne sont en général pas très longues), le choix de l’ordre des solistes, les passages de témoin entre les musiciens. La réussite de ce travail se jauge à l’impression de mesure que donne cet orchestre, au coulé des enchaînements, à la souplesse avec laquelle chaque musicien devient tour à tour soliste ou accompagnateur. Mais la contrepartie de cette esthétique est justement de donner le sentiment à certains d’une absence de prise de risque, voire d’une musique trop léchée.
Mais répétons-le, le lyrisme des musiciens, leur sensualité (en particulier celle de Sheppard) empêche cette musique d’être aride. Et c’est pourquoi, à la sortie du théâtre de Saint-Orens, les spectateurs qui repartaient en sautant à cloche pied et en sifflotant Utvillinksklang étaient bien plus nombreux que ceux qui fronçaient les sourcils…

 

Post-scriptum 1 – Michael Mantler :
Après le concert, Michael Mantler, l’ex-compagnon de vie et de route de la musicienne, s’est rendu dans les loges pour saluer Carla Bley. Ils ne s’étaient pas revus depuis plusieurs années, et les retrouvailles furent émouvantes. Michael Mantler se trouvait à Toulouse pour le colloque « Rencontres du jazz et de la musique contemporaine » co-organisé par Jean-Michel Court et Ludovic Florin, du département musique de l’Université de Toulouse Le Mirail. L’un des intérêts de ce colloque était de mélanger théoriciens et praticiens (outre Mantler, Joëlle Léandre, Douglas R. Ewart, ou encore Fred Maurin de Ping Machine faisaient partie de la liste des invités). Au cours du colloque, Ludovic Florin a notamment interrogé Michael Mantler sur les grands musiciens progressistes des années 1960 qu’il a cotoyés, les Bill Dixon, Don Cherry, Cecil Taylor… A la question de savoir si la démarche de ces grands défricheurs étaient directement influencés par Cage, Stockhausen ou Boulez, Michael Mantler a clairement répondu : « Non ». Il a ensuite comparé la situation des années 1960-70 et la situation actuelle du point de vue des rapports entre jazz et musique contemporaine. « Dans les années 1960 il était impossible de trouver un musicien classique capable de jouer du jazz. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. On trouve des musiciens formidables capables de s’exprimer dans les deux langages. Mais dans le même temps où les musiciens se sont ouverts, les institutions se sont refermées. Par exemple, il était possible dans les années 1970 de mélanger musique contemporaine et jazz d’avant-garde au sein d’un même festival. On ne voit plus cela aujourd’hui… ».

 

Post scriptum 2 – The Bridge #1 :

 

The Bridge #1

Jean-Luc Capozzo
(tp), Douglas R. Ewart (ss, cor anglais, perc.), Joëlle Léandre, Bernard Santacruz (cb), Michael Zerang (dm, perc.)

16 octobre 2013, La Fabrique culturelle de l’Université Toulouse Le Mirail, Toulouse (31)

 

Au moment même où se produisait le trio de Carla Bley, avait lieu un autre concert très prometteur, celui de The Bridge, projet audacieux et original où l’on retrouve des musiciens américains et français de passage à Toulouse grâce à l’association Un Pavé dans le Jazz. Amazir Chaouchi, 19 ans, étudiant de première année du département musique de l’Université de Toulouse a assisté à ce concert. Bouleversé, enthousiaste, il en a écrit ce compte-rendu :

 

« C’est l’histoire d’un gamin de six ans qui part assister à un concert avec son grand frère, qui lui en a dix-neuf. Le gosse se pose sur les genoux de son frère puis jette un regard furtif sur le vieillard à côté d’eux, quand commence le concert.
Les trois contemplent la scène.
Deux souffleurs à priori, l’un avec une trompette et un instrument que l’enfant ne connaît pas. L’autre a posé sur une table tout un attirail d’instruments allant du didgeridoo au saxophone sopranino en passant par un tube de PVC rempli de grains et ayant, d’après le vieillard, une utilité rythmique non négligeable. Derrière les deux contrebassistes, un homme et une femme, à gauche et à droite d’un batteur bedonnant. Tout est symétrique. Les musiciens sont placés comme des avions de chasse en formation de combat.
Reste à voir… ou à entendre.
Le décollage est lent, lancinant par moment et les trois auditeurs pénètrent à leur tempo respectif, en trois vitesses, dans ce vaisseau. L’enfant contemple, le vieillard écoute et l’autre regarde le plafond en même temps qu’il se ballade dans sa tête. Au bout d’une vingtaine de minute pourtant régi par les lois de la physique quantique du monde réel – mais qui dans ce genre de concert ne semblent jamais s’appliquer correctement –, les cinq sur scène étaient déjà à un niveau stratosphérique.
Subitement, le batteur abandonne ses furtives prises de paroles pour partir un bon moment dans une frénésie typique du batteur de jazz. L’enfant admire alors la force des membres de cet homme qui, à tout instant, semble être une hydre dont les membres indépendants sont maintenues liés dans l’effort par une savante alchimie. Dans cette soirée, on passe ainsi au travers de plusieurs univers. L’enfant écoute un solo de trompette malade, son frère un batteur fou qui se calme par intermittence, et le vieil homme une contrebassiste sans âge se transformer en chamane indienne : la mélopée de la femme enveloppe autant ses compères musiciens que les trois auditeurs.
The Bridge #1, tel est le nom donné à ce concert : un pont qui se réalise non seulement entre des musiciens français et américains mais aussi de vivants à d’autres vivants, fait rare autant qu’exceptionnel en cette période de crise pour l’humanité.
Et pendant qu’un jeune homme de dix-neuf ans écrit ces lignes avec un enfant et un vieil homme dormant dans sa tête, il se souvient d’une sensation étrange qu’il n’avait, avant ce concert, connu que par l’ingurgitation de mélanges produits par un procédé ancestral de fermentation du glucose : l’ivresse…

Amazir Chaouchi »

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A la sortie du concert donné mercredi 16 octobre à Saint-Orens par le trio de Carla Bley, beaucoup de visages radieux, beaucoup de sourires épanouis. Mais aussi des sourcils qui se froncent, et des  nez qui se pincent : « trop lisse »  dit l’un, « pas assez de prise de risque » dit l’autre. « Mais où est passé la révolte des années 60 ? » ajoute un troisième.  Et en filigrane, cette question : Carla Bley est-elle devenue trop sage ?

 

 

Carla Bley Trio

Andy Sheppard (ss, ts), Carla Bley (p), Steve Swallow (elb)

16 octobre 2013, Festival « Jazz sur son 31 », Altigone, Saint-Orens (31)

 

Le trio est formé de musiciens qui se connaissent par cœur. Steve Swallow et Carla Bley jouent ensemble depuis cinquante ans. Le trio avec Andy Sheppard existe depuis 1999. Le répertoire est bien rodé : il est presque exclusivement formé de grands standards de la compositrice empruntés à toutes les époques de sa carrière. On retrouve des pièces du début des années 1960 comme Vashkar (enregistrée en 1963 par Paul Bley, c’est une des premières compositions de Carla Bley) et Doctor (qui figure sur « Jazz Realities », album de 1966 avec Michael Mantler, Steve Lacy, Aldo Romano, Kent Carter) ; des pièces plus tardives comme Valse sinistre et Utviklingssang (qui remontent à « Social Studies », 1980), The Lord Is Listening to ya, Alleluyah un classique du big band des années 1980 (sur « Carla Bley Live », 1982) ; deux suites en trois parties – un format que la compositrice affectionne – avec Horns / Pawns Without Claws / Sex with Birds qui remonte à « Night-Glo » (1985) et The Girl who Cried Champagne (« Fleur Carnivore », 1988) ; une pièce plus récente, Awful Coffee (« Appearing Nightly », 2006). A cet ensemble s’ajoute une relecture délicate et attendrie d’un standard monkien, Misterioso, en un thème qui semble tourner sur lui-même de plus en plus vite, comme une toupie affolée.

Le trio présente une musique en quête de profondeur et d’équilibre. Cette recherche emprunte les chemins du blues et même du gospel, joués avec ferveur et conviction. Le concert est jalonné de très beaux moments de sérénité, par exemple dans The Lord Is Listening to ya, Alleluyah, ou dans la ballade Utvillingsklang jouée en rappel. Andy Sheppard joue un rôle essentiel dans l’avènement de ces ambiances émouvantes et feutrées. Au ténor, les notes qu’il émet nous parviennent enveloppées dans une chrysalide de souffle. « On est quelque part entre Jan Garbarek et Stan Getz » relève notre avisé camarade David Cristol. Sa sonorité, portée par la basse puissante de Swallow, fait merveille sur The Lord Is Listening to ya, Alleluyah, tandis que Carla Bley plaque délicatement des accords mordorés, où l’on retrouve alors la fille du pasteur protestant spécialisé dans les hymnes. Puis elle y instille de légères dissonances, presque des espiègleries. On a l’impression d’une enfant sage qui chahute dans l’église pour voir comment ça fait.
Incontestablement, ce sont Andy Sheppard et Steve Swallow qui propulsent le trio. Carla Bley reste légèrement en retrait. Mais elle se révèle inspirée sur l’anatole (par exemple dans Awful Coffee) et dans le gospel. On note chez elle un lyrisme désormais assumé qui est relativement récent (en 2007, au cours d’une interview, au moment où elle tournait en duo avec Steve Swallow, elle déclarait à propos de son complice : « Quand nous jouons une ballade et qu’il y ajoute beaucoup d’expressivité, j’ai envie de lui dire : “allez, ne reste pas sur ce passage, c’est trop lent, trop romantique, ne tiens pas cette note trop longtemps.” Mais lui, c’est le contraire, il essaie de me retenir… »).
Mais ce soir-là à Saint-Orens, banlieue de Toulouse, personne ne semble retenir personne, et tout le monde va dans le même sens. Il en résulte une musique intime, subtile, délicate. Trop sage ? Le reproche semble un peu injuste : d’abord parce qu’on ne saurait reprocher à un trio de ne pas manifester la flamboyance d’un grand orchestre. Mais surtout parce que la musique entendue ce soir découle d’une esthétique. Carla Bley s’est toujours définie comme compositrice de musique écrite. Ce qui l’intéresse quand elle se produit en trio est d’obtenir un équilibre entre les parties écrites et l’improvisation. Trouver cet équilibre passe par le contenu des improvisations, leur durée rapportée à celle du thème écrit (elles ne sont en général pas très longues), le choix de l’ordre des solistes, les passages de témoin entre les musiciens. La réussite de ce travail se jauge à l’impression de mesure que donne cet orchestre, au coulé des enchaînements, à la souplesse avec laquelle chaque musicien devient tour à tour soliste ou accompagnateur. Mais la contrepartie de cette esthétique est justement de donner le sentiment à certains d’une absence de prise de risque, voire d’une musique trop léchée.
Mais répétons-le, le lyrisme des musiciens, leur sensualité (en particulier celle de Sheppard) empêche cette musique d’être aride. Et c’est pourquoi, à la sortie du théâtre de Saint-Orens, les spectateurs qui repartaient en sautant à cloche pied et en sifflotant Utvillinksklang étaient bien plus nombreux que ceux qui fronçaient les sourcils…

 

Post-scriptum 1 – Michael Mantler :
Après le concert, Michael Mantler, l’ex-compagnon de vie et de route de la musicienne, s’est rendu dans les loges pour saluer Carla Bley. Ils ne s’étaient pas revus depuis plusieurs années, et les retrouvailles furent émouvantes. Michael Mantler se trouvait à Toulouse pour le colloque « Rencontres du jazz et de la musique contemporaine » co-organisé par Jean-Michel Court et Ludovic Florin, du département musique de l’Université de Toulouse Le Mirail. L’un des intérêts de ce colloque était de mélanger théoriciens et praticiens (outre Mantler, Joëlle Léandre, Douglas R. Ewart, ou encore Fred Maurin de Ping Machine faisaient partie de la liste des invités). Au cours du colloque, Ludovic Florin a notamment interrogé Michael Mantler sur les grands musiciens progressistes des années 1960 qu’il a cotoyés, les Bill Dixon, Don Cherry, Cecil Taylor… A la question de savoir si la démarche de ces grands défricheurs étaient directement influencés par Cage, Stockhausen ou Boulez, Michael Mantler a clairement répondu : « Non ». Il a ensuite comparé la situation des années 1960-70 et la situation actuelle du point de vue des rapports entre jazz et musique contemporaine. « Dans les années 1960 il était impossible de trouver un musicien classique capable de jouer du jazz. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. On trouve des musiciens formidables capables de s’exprimer dans les deux langages. Mais dans le même temps où les musiciens se sont ouverts, les institutions se sont refermées. Par exemple, il était possible dans les années 1970 de mélanger musique contemporaine et jazz d’avant-garde au sein d’un même festival. On ne voit plus cela aujourd’hui… ».

 

Post scriptum 2 – The Bridge #1 :

 

The Bridge #1

Jean-Luc Capozzo
(tp), Douglas R. Ewart (ss, cor anglais, perc.), Joëlle Léandre, Bernard Santacruz (cb), Michael Zerang (dm, perc.)

16 octobre 2013, La Fabrique culturelle de l’Université Toulouse Le Mirail, Toulouse (31)

 

Au moment même où se produisait le trio de Carla Bley, avait lieu un autre concert très prometteur, celui de The Bridge, projet audacieux et original où l’on retrouve des musiciens américains et français de passage à Toulouse grâce à l’association Un Pavé dans le Jazz. Amazir Chaouchi, 19 ans, étudiant de première année du département musique de l’Université de Toulouse a assisté à ce concert. Bouleversé, enthousiaste, il en a écrit ce compte-rendu :

 

« C’est l’histoire d’un gamin de six ans qui part assister à un concert avec son grand frère, qui lui en a dix-neuf. Le gosse se pose sur les genoux de son frère puis jette un regard furtif sur le vieillard à côté d’eux, quand commence le concert.
Les trois contemplent la scène.
Deux souffleurs à priori, l’un avec une trompette et un instrument que l’enfant ne connaît pas. L’autre a posé sur une table tout un attirail d’instruments allant du didgeridoo au saxophone sopranino en passant par un tube de PVC rempli de grains et ayant, d’après le vieillard, une utilité rythmique non négligeable. Derrière les deux contrebassistes, un homme et une femme, à gauche et à droite d’un batteur bedonnant. Tout est symétrique. Les musiciens sont placés comme des avions de chasse en formation de combat.
Reste à voir… ou à entendre.
Le décollage est lent, lancinant par moment et les trois auditeurs pénètrent à leur tempo respectif, en trois vitesses, dans ce vaisseau. L’enfant contemple, le vieillard écoute et l’autre regarde le plafond en même temps qu’il se ballade dans sa tête. Au bout d’une vingtaine de minute pourtant régi par les lois de la physique quantique du monde réel – mais qui dans ce genre de concert ne semblent jamais s’appliquer correctement –, les cinq sur scène étaient déjà à un niveau stratosphérique.
Subitement, le batteur abandonne ses furtives prises de paroles pour partir un bon moment dans une frénésie typique du batteur de jazz. L’enfant admire alors la force des membres de cet homme qui, à tout instant, semble être une hydre dont les membres indépendants sont maintenues liés dans l’effort par une savante alchimie. Dans cette soirée, on passe ainsi au travers de plusieurs univers. L’enfant écoute un solo de trompette malade, son frère un batteur fou qui se calme par intermittence, et le vieil homme une contrebassiste sans âge se transformer en chamane indienne : la mélopée de la femme enveloppe autant ses compères musiciens que les trois auditeurs.
The Bridge #1, tel est le nom donné à ce concert : un pont qui se réalise non seulement entre des musiciens français et américains mais aussi de vivants à d’autres vivants, fait rare autant qu’exceptionnel en cette période de crise pour l’humanité.
Et pendant qu’un jeune homme de dix-neuf ans écrit ces lignes avec un enfant et un vieil homme dormant dans sa tête, il se souvient d’une sensation étrange qu’il n’avait, avant ce concert, connu que par l’ingurgitation de mélanges produits par un procédé ancestral de fermentation du glucose : l’ivresse…

Amazir Chaouchi »