Jazz live
Publié le 29 Sep 2013

Un jazz critic à la rentrée de l'Ensemble intercontemporain

Le rédacteur en chef de Jazzmag s’est dévergondé hier soir en se rendant à la soirée inaugurale de la saison de l’Ensemble intercontemporain. Au programme : la Fugue de L’Offrande musicale d’Anton Webern d’après Johann Sebastian Bach, Two Interludes and a Scene for an Opera avec les chanteurs Claire Booth et Gordon Gietz, Sonate pour violoncelle de Bernd Alois Zimmermann par Pierre Strauch et Bereshit de Matthias Pintscher, lui-même dirigeant l’Intercontemporain tout au long de cette soirée. Qu’en a-t-il pu bien résulté dans la caboche de notre jazz critic ?

 

« Ben alors ! Qu’est-ce que tu fous là ? Y’a pas de jazz ce soir. » C’est Arnaud Merlin, ancien secrétaire de rédaction de Jazzman, producteur sur France musique du Matin des musiciens (le mardi consacré au jazz) et du Concert Contemporain dont l’émission du 14 octobre, qui m’accueille, remarquant : « C’est rare que je rencontre des jazzmen ou jazzfans dans ces concerts. » Et précisant : « mais l’inverse est vrai. »

 

Ce n’est effectivement pas tout à fait le même monde. Hier, au Studio de l’Ermitage pour Ping Machine (ce nom déjà, face à L’Ensemble Intercontemporain, ça ne fait pas vraiment le poids), un public difficile à cerner, sauf à recourir au qualificatif passe-partout de Bobo. Qui désignera pour l’occasion un mélange d’authentiques bourgeois bohèmes (selon un degré d’authenticité que je laisse le soin au sociologue d’analyser, si tant est que le mot bohème soit adéquat pour cerner une population dont les archétypes vestimentaires sont, pour les têtes blanches, le jean informe, la veste modèle Adolphe Lafont, mâtinés d’attributs plus grunge chez les plus jeunes… l’uniforme des filles échappant un peu à mon regard mâle, peut-être pour trop les rêver au travers), d’authentiques bohèmes pas forcément bourgeois et d’une population qui aspirerait au statut de bourgeois bohème sans en avoir les moyens. Ce soir à la Cité de la musique où, me fait remarquer Arnaud Merlin, un attentat rayerait de la carte toute une génération de compositeurs français, le bobo est bourgeois-bourgeois, soit qu’il aspire à l’être sans en avoir les moyens, soit que l’étant, il se donne quelques accents et tournures bohèmes sans avoir le talent du vrai bobo pour cet exercice.

 

Mais laissons cela. Je prends rarement le temps d’aller au concert classique, je ne vais pas bouder mon plaisir. Déjà le chef entre sans que j’ai entendu le charmant babil de l’orchestre qui précède habituellement son entrée, le moment que je préfère dans les concerts classiques, qui me met en état de familiarité avec un monde social et une musique qui ne sont pas familiers. Peut-être ai-je laissé passer ce doux tumulte, absorbé que j’étais dans le programme distribué à l’entrée.

 

L’une des pièces qui m’a décidé à me déplacer, c’est un commentaire lu quelque part sur L’Offrande Musicale, relecture par Anton Webern d’une œuvre de Jean-Sébastien Bach (Johann Sebastian Bach, ça fait tout de suite snob chez les jazzeux dont la culture germanique est généralement nulle et qui pourtant ricanaient d’André Francis lorsqu’il présentait sur les ondes « Jean Garbarek ». Ont-ils jamais eu l’idée d’appeler John Coltrane « Jean Coltrane » ou Riccardo Del Fra « Richard Del Fra » ?) Une relecture d’une œuvre du passé à l’époque où ça se pratique tant chez les jazzeux, voilà qui avait de quoi titiller ma curiosité, l’objet étant pour Webern une décomposition, à fin de mise en lumière, par la redistribution des timbres, de la richesse motivique et contrapuntique de Bach qui atteint son apogée dans l’extrait retenu par Pintscher, la fuga ricercata. Sauf le respect que je dois à M. Webern, passé le charme très immédiat d’une fluidité timbrale très séduisante, en matière de mise en lumière, ça n’est pas vraiment ça. La faute à Webern ou à Pintscher. Je suis là en dilettante et je n’ai pas les éléments pour répondre, mais, en outre, tout ça est un peu raidasse. Le peu que je connaisse de Bach, je m’en fais une tout autre idée. En j’en dirai autant de l’œuvre de Webern qu’il m’est arrivé de fréquenter. J’apprendrai par la suite que d’un commun accord entre l’orchestre et l’équipe du Concert contemporain, l’œuvre ne sera par retransmise du France musique.

 

La pièce suivante, de Jonathan Harvey, est une suite deux Interludes entre lesquelles s’intercalent un dialogue chanté tiré de l’opéra Wagner Dream. Ça me laisse comme deux ronds de flan, expression dont je n’ai jamais trop su ce qu’elle signifiait mais qui traduit ici un sentiment d’admiration et d’écrasement à l’idée de m’être mis en tête d’en écrire trois mots. Ce qui est probablement une très mauvaise idée. Outre le plaisir à entendre ce genre d’orchestration, ce sens du détail, cette dynamique extraordinaire de l’orchestre classique – Ça me change des aplats trop fréquents du big band (Fred Maurin entendu hier étant l’un de ceux qui cherchent à rompre avec cet atavisme) –, j’ai l’impression que Jonathan Harvey tire un parti maximum de la palette à sa disposition, mais déjà le souvenir s’estompe sauf de disposer du vocabulaire qui permet de saisir ce que je viens d’entendre. Il faut dire que, tout ça étant assez rare pour moi, je suis très bon public. Je le suis moins de la Scene. C’est curieux d’avoir tant renouvelé le langage orchestral au 20ème siècle et de retrouver ce chant lyrique tellement poussiéreux. Je ne parle pas du côté chanson, avec une écriture totalement au service du texte comme dans n’importe quelle rengaine, mais de ce port de voix. Curieux que les compositeurs classiques, en dépit d’expériences nombreuses du sprach gesang de Schönberg au théâtre musical d’Aperghis, n’ait jamais été tenté par l’art vocal des chanteurs de chanson, de jazz, de rock, des rappeurs, de traditions diverses, dès lors qu’ils avaient un texte à faire passer. Si, certains s’y sont risqués, mais à la marge, du côté des minimalistes. Ceci dit pour ce que j’en connais… Probablement des expériences ont-elles été tentées sans que j’en sois prévenu. Mais tout de même David Linx, Youn Sun Nah ou Alim Qasimov travaillant avec l’Intercontemporain, ça aurait de la gueule, non ? Au lieu de quoi, Prakriti et Ananda, en dépit de tout leur talent, ont l’air de sortir de chanter un dialogue de Nous deux dans un salon du 7ème arrondissement. C’est une des raisons pour lesquelles, je ne me rends jamais à l’opéra. Ce qui n’a pas l’air de sortir du 7ème arrondissement, c’est le dispositif électronique de traitement des instruments qui hante le second Interlude (et aussi, plus discrètement m’a-t-il semblé, le premier) programmé par Carl Faia et réalisé par Gilbert Nouno… Gilbert Nouno, à Jazzmag, on le connaît pour son travail avec Steve Coleman, Octurn, Magic Malik. Ici, on se demande si c’est vraiment effectif et si l’orchestre ne se suffit pas à lui-même, jusqu’à d’autres moments où ça jaillit de l’orchestre pour se projeter en d’étranges et rapides reptations à travers la salle, à d’autres encore où ça ressemble à des nappes de verglas où la musique se reflète et dérape.

 

Entracte et reprise avec la Sonate pour violoncelle seul de Bernd Alois Zimmemann. C’est un peu pour elle aussi que je suis venu, Zimmermann étant de ceux qui, à l’égal de Peter Eötvös, ont entretenu de sérieuses affinités a
vec le jazz. Mais, si je ne suis pas venu pour entendre du jazz, je reste un peu sur ma faim. Beaucoup d’information d’un coup sans être certain de savoir donner un sens, une forme à tout ça (mais à lire le programme, une telle « multiplicité du temps, que cisèlent les modes de jeu » viendrait en réflexion la méditation sur le temps que constitue L’Éclésiaste.) C’est le genre d’œuvre que l’on aimerait réentendre et de plus près car de cette succession extrêmement rapide de timbres, d’effets, de modes de jeu, qui semble le résultat d’un travail de physicien sur l’instrument de la part du compositeur comme de interprète, on perd le détail dans l’immense volume de la Cité de la musique. Reste le plaisir immédiat que l’on y prend : c’est un plaisir de spectacle sportif, de la performance, ce qui nous rapproche l’œuvre du jazz (qu’on ne peut comprendre si l’on ne prend pas en compte cette dimension sportive) à tel point qu’il me revient cette remarque de Barre Phillips qui, pratiquant le répertoire contemporain pour contrebasse, en était venu à se demander si plutôt que de faire les pieds au mur avec son instrument à la demande des compositeurs, il ne pourrait pas le faire de sa propre initiative. Je repense au portrait de Jean-Paul Celea de notre numéro 608, où cet autre contrebassiste donne un point de vue beaucoup plus positif sur les relations de l’instrumentiste avec le compositeur contemporain. Reste qu’en écoutant la formidable performance de Pierre Strauch, membre de l’Intercontemporain, je me demandai si je ne trouverai pas le même type de plaisir à l’écoute d’un concert d’improvisation de Barry Guy.

 

Pour finir, Bereshit de Matthias Pintscher. Ah, revoilà La Bible. En hébreu, ça signifierait quelque chose comme « Au commencement. » L’œuvre de Pintscher est une espèce de genèse, qui fait d’ailleurs moins penser à La Genèse qu’aux récits du commencement de l’univers par les astro-physiciens, un commencement d’avant le big bang qui intervient ici à deux reprises, où l’orchestre se fâche à l’issue d’un bref intermède de harpe (de la harpe très harpe, genre d’accessoire à obtenir un certain type d’effet, ce dont tentent de s’affranchir avec détermination nos Isabelle Olivier, Laurra Perrudin, Julie Campiche et Hélène Breschand, mais ici l’effet recherché est parfaitement intégré à l’œuvre), puis plus loin d’un superbe solo de violon. Avec des longueurs et une certaine forme de redite vers la fin, cette genèse qui se referme d’ailleurs sur elle-même, recourt à une fluidité des couleurs, à une façon de les faire surgir du silence, du rien, puis du presque rien, de s’engendre les unes les autres dans un étrange phénomène de génération spontanée, qui m’a profondément captivé. On aura compris que je n’ai qu’une hâte de réentendre au Concert Contemporain du 14 octobre (avec Gilbert Nouno en invité à 21h30 après le concert).

 

Franck Bergerot

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Le rédacteur en chef de Jazzmag s’est dévergondé hier soir en se rendant à la soirée inaugurale de la saison de l’Ensemble intercontemporain. Au programme : la Fugue de L’Offrande musicale d’Anton Webern d’après Johann Sebastian Bach, Two Interludes and a Scene for an Opera avec les chanteurs Claire Booth et Gordon Gietz, Sonate pour violoncelle de Bernd Alois Zimmermann par Pierre Strauch et Bereshit de Matthias Pintscher, lui-même dirigeant l’Intercontemporain tout au long de cette soirée. Qu’en a-t-il pu bien résulté dans la caboche de notre jazz critic ?

 

« Ben alors ! Qu’est-ce que tu fous là ? Y’a pas de jazz ce soir. » C’est Arnaud Merlin, ancien secrétaire de rédaction de Jazzman, producteur sur France musique du Matin des musiciens (le mardi consacré au jazz) et du Concert Contemporain dont l’émission du 14 octobre, qui m’accueille, remarquant : « C’est rare que je rencontre des jazzmen ou jazzfans dans ces concerts. » Et précisant : « mais l’inverse est vrai. »

 

Ce n’est effectivement pas tout à fait le même monde. Hier, au Studio de l’Ermitage pour Ping Machine (ce nom déjà, face à L’Ensemble Intercontemporain, ça ne fait pas vraiment le poids), un public difficile à cerner, sauf à recourir au qualificatif passe-partout de Bobo. Qui désignera pour l’occasion un mélange d’authentiques bourgeois bohèmes (selon un degré d’authenticité que je laisse le soin au sociologue d’analyser, si tant est que le mot bohème soit adéquat pour cerner une population dont les archétypes vestimentaires sont, pour les têtes blanches, le jean informe, la veste modèle Adolphe Lafont, mâtinés d’attributs plus grunge chez les plus jeunes… l’uniforme des filles échappant un peu à mon regard mâle, peut-être pour trop les rêver au travers), d’authentiques bohèmes pas forcément bourgeois et d’une population qui aspirerait au statut de bourgeois bohème sans en avoir les moyens. Ce soir à la Cité de la musique où, me fait remarquer Arnaud Merlin, un attentat rayerait de la carte toute une génération de compositeurs français, le bobo est bourgeois-bourgeois, soit qu’il aspire à l’être sans en avoir les moyens, soit que l’étant, il se donne quelques accents et tournures bohèmes sans avoir le talent du vrai bobo pour cet exercice.

 

Mais laissons cela. Je prends rarement le temps d’aller au concert classique, je ne vais pas bouder mon plaisir. Déjà le chef entre sans que j’ai entendu le charmant babil de l’orchestre qui précède habituellement son entrée, le moment que je préfère dans les concerts classiques, qui me met en état de familiarité avec un monde social et une musique qui ne sont pas familiers. Peut-être ai-je laissé passer ce doux tumulte, absorbé que j’étais dans le programme distribué à l’entrée.

 

L’une des pièces qui m’a décidé à me déplacer, c’est un commentaire lu quelque part sur L’Offrande Musicale, relecture par Anton Webern d’une œuvre de Jean-Sébastien Bach (Johann Sebastian Bach, ça fait tout de suite snob chez les jazzeux dont la culture germanique est généralement nulle et qui pourtant ricanaient d’André Francis lorsqu’il présentait sur les ondes « Jean Garbarek ». Ont-ils jamais eu l’idée d’appeler John Coltrane « Jean Coltrane » ou Riccardo Del Fra « Richard Del Fra » ?) Une relecture d’une œuvre du passé à l’époque où ça se pratique tant chez les jazzeux, voilà qui avait de quoi titiller ma curiosité, l’objet étant pour Webern une décomposition, à fin de mise en lumière, par la redistribution des timbres, de la richesse motivique et contrapuntique de Bach qui atteint son apogée dans l’extrait retenu par Pintscher, la fuga ricercata. Sauf le respect que je dois à M. Webern, passé le charme très immédiat d’une fluidité timbrale très séduisante, en matière de mise en lumière, ça n’est pas vraiment ça. La faute à Webern ou à Pintscher. Je suis là en dilettante et je n’ai pas les éléments pour répondre, mais, en outre, tout ça est un peu raidasse. Le peu que je connaisse de Bach, je m’en fais une tout autre idée. En j’en dirai autant de l’œuvre de Webern qu’il m’est arrivé de fréquenter. J’apprendrai par la suite que d’un commun accord entre l’orchestre et l’équipe du Concert contemporain, l’œuvre ne sera par retransmise du France musique.

 

La pièce suivante, de Jonathan Harvey, est une suite deux Interludes entre lesquelles s’intercalent un dialogue chanté tiré de l’opéra Wagner Dream. Ça me laisse comme deux ronds de flan, expression dont je n’ai jamais trop su ce qu’elle signifiait mais qui traduit ici un sentiment d’admiration et d’écrasement à l’idée de m’être mis en tête d’en écrire trois mots. Ce qui est probablement une très mauvaise idée. Outre le plaisir à entendre ce genre d’orchestration, ce sens du détail, cette dynamique extraordinaire de l’orchestre classique – Ça me change des aplats trop fréquents du big band (Fred Maurin entendu hier étant l’un de ceux qui cherchent à rompre avec cet atavisme) –, j’ai l’impression que Jonathan Harvey tire un parti maximum de la palette à sa disposition, mais déjà le souvenir s’estompe sauf de disposer du vocabulaire qui permet de saisir ce que je viens d’entendre. Il faut dire que, tout ça étant assez rare pour moi, je suis très bon public. Je le suis moins de la Scene. C’est curieux d’avoir tant renouvelé le langage orchestral au 20ème siècle et de retrouver ce chant lyrique tellement poussiéreux. Je ne parle pas du côté chanson, avec une écriture totalement au service du texte comme dans n’importe quelle rengaine, mais de ce port de voix. Curieux que les compositeurs classiques, en dépit d’expériences nombreuses du sprach gesang de Schönberg au théâtre musical d’Aperghis, n’ait jamais été tenté par l’art vocal des chanteurs de chanson, de jazz, de rock, des rappeurs, de traditions diverses, dès lors qu’ils avaient un texte à faire passer. Si, certains s’y sont risqués, mais à la marge, du côté des minimalistes. Ceci dit pour ce que j’en connais… Probablement des expériences ont-elles été tentées sans que j’en sois prévenu. Mais tout de même David Linx, Youn Sun Nah ou Alim Qasimov travaillant avec l’Intercontemporain, ça aurait de la gueule, non ? Au lieu de quoi, Prakriti et Ananda, en dépit de tout leur talent, ont l’air de sortir de chanter un dialogue de Nous deux dans un salon du 7ème arrondissement. C’est une des raisons pour lesquelles, je ne me rends jamais à l’opéra. Ce qui n’a pas l’air de sortir du 7ème arrondissement, c’est le dispositif électronique de traitement des instruments qui hante le second Interlude (et aussi, plus discrètement m’a-t-il semblé, le premier) programmé par Carl Faia et réalisé par Gilbert Nouno… Gilbert Nouno, à Jazzmag, on le connaît pour son travail avec Steve Coleman, Octurn, Magic Malik. Ici, on se demande si c’est vraiment effectif et si l’orchestre ne se suffit pas à lui-même, jusqu’à d’autres moments où ça jaillit de l’orchestre pour se projeter en d’étranges et rapides reptations à travers la salle, à d’autres encore où ça ressemble à des nappes de verglas où la musique se reflète et dérape.

 

Entracte et reprise avec la Sonate pour violoncelle seul de Bernd Alois Zimmemann. C’est un peu pour elle aussi que je suis venu, Zimmermann étant de ceux qui, à l’égal de Peter Eötvös, ont entretenu de sérieuses affinités a
vec le jazz. Mais, si je ne suis pas venu pour entendre du jazz, je reste un peu sur ma faim. Beaucoup d’information d’un coup sans être certain de savoir donner un sens, une forme à tout ça (mais à lire le programme, une telle « multiplicité du temps, que cisèlent les modes de jeu » viendrait en réflexion la méditation sur le temps que constitue L’Éclésiaste.) C’est le genre d’œuvre que l’on aimerait réentendre et de plus près car de cette succession extrêmement rapide de timbres, d’effets, de modes de jeu, qui semble le résultat d’un travail de physicien sur l’instrument de la part du compositeur comme de interprète, on perd le détail dans l’immense volume de la Cité de la musique. Reste le plaisir immédiat que l’on y prend : c’est un plaisir de spectacle sportif, de la performance, ce qui nous rapproche l’œuvre du jazz (qu’on ne peut comprendre si l’on ne prend pas en compte cette dimension sportive) à tel point qu’il me revient cette remarque de Barre Phillips qui, pratiquant le répertoire contemporain pour contrebasse, en était venu à se demander si plutôt que de faire les pieds au mur avec son instrument à la demande des compositeurs, il ne pourrait pas le faire de sa propre initiative. Je repense au portrait de Jean-Paul Celea de notre numéro 608, où cet autre contrebassiste donne un point de vue beaucoup plus positif sur les relations de l’instrumentiste avec le compositeur contemporain. Reste qu’en écoutant la formidable performance de Pierre Strauch, membre de l’Intercontemporain, je me demandai si je ne trouverai pas le même type de plaisir à l’écoute d’un concert d’improvisation de Barry Guy.

 

Pour finir, Bereshit de Matthias Pintscher. Ah, revoilà La Bible. En hébreu, ça signifierait quelque chose comme « Au commencement. » L’œuvre de Pintscher est une espèce de genèse, qui fait d’ailleurs moins penser à La Genèse qu’aux récits du commencement de l’univers par les astro-physiciens, un commencement d’avant le big bang qui intervient ici à deux reprises, où l’orchestre se fâche à l’issue d’un bref intermède de harpe (de la harpe très harpe, genre d’accessoire à obtenir un certain type d’effet, ce dont tentent de s’affranchir avec détermination nos Isabelle Olivier, Laurra Perrudin, Julie Campiche et Hélène Breschand, mais ici l’effet recherché est parfaitement intégré à l’œuvre), puis plus loin d’un superbe solo de violon. Avec des longueurs et une certaine forme de redite vers la fin, cette genèse qui se referme d’ailleurs sur elle-même, recourt à une fluidité des couleurs, à une façon de les faire surgir du silence, du rien, puis du presque rien, de s’engendre les unes les autres dans un étrange phénomène de génération spontanée, qui m’a profondément captivé. On aura compris que je n’ai qu’une hâte de réentendre au Concert Contemporain du 14 octobre (avec Gilbert Nouno en invité à 21h30 après le concert).

 

Franck Bergerot

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Le rédacteur en chef de Jazzmag s’est dévergondé hier soir en se rendant à la soirée inaugurale de la saison de l’Ensemble intercontemporain. Au programme : la Fugue de L’Offrande musicale d’Anton Webern d’après Johann Sebastian Bach, Two Interludes and a Scene for an Opera avec les chanteurs Claire Booth et Gordon Gietz, Sonate pour violoncelle de Bernd Alois Zimmermann par Pierre Strauch et Bereshit de Matthias Pintscher, lui-même dirigeant l’Intercontemporain tout au long de cette soirée. Qu’en a-t-il pu bien résulté dans la caboche de notre jazz critic ?

 

« Ben alors ! Qu’est-ce que tu fous là ? Y’a pas de jazz ce soir. » C’est Arnaud Merlin, ancien secrétaire de rédaction de Jazzman, producteur sur France musique du Matin des musiciens (le mardi consacré au jazz) et du Concert Contemporain dont l’émission du 14 octobre, qui m’accueille, remarquant : « C’est rare que je rencontre des jazzmen ou jazzfans dans ces concerts. » Et précisant : « mais l’inverse est vrai. »

 

Ce n’est effectivement pas tout à fait le même monde. Hier, au Studio de l’Ermitage pour Ping Machine (ce nom déjà, face à L’Ensemble Intercontemporain, ça ne fait pas vraiment le poids), un public difficile à cerner, sauf à recourir au qualificatif passe-partout de Bobo. Qui désignera pour l’occasion un mélange d’authentiques bourgeois bohèmes (selon un degré d’authenticité que je laisse le soin au sociologue d’analyser, si tant est que le mot bohème soit adéquat pour cerner une population dont les archétypes vestimentaires sont, pour les têtes blanches, le jean informe, la veste modèle Adolphe Lafont, mâtinés d’attributs plus grunge chez les plus jeunes… l’uniforme des filles échappant un peu à mon regard mâle, peut-être pour trop les rêver au travers), d’authentiques bohèmes pas forcément bourgeois et d’une population qui aspirerait au statut de bourgeois bohème sans en avoir les moyens. Ce soir à la Cité de la musique où, me fait remarquer Arnaud Merlin, un attentat rayerait de la carte toute une génération de compositeurs français, le bobo est bourgeois-bourgeois, soit qu’il aspire à l’être sans en avoir les moyens, soit que l’étant, il se donne quelques accents et tournures bohèmes sans avoir le talent du vrai bobo pour cet exercice.

 

Mais laissons cela. Je prends rarement le temps d’aller au concert classique, je ne vais pas bouder mon plaisir. Déjà le chef entre sans que j’ai entendu le charmant babil de l’orchestre qui précède habituellement son entrée, le moment que je préfère dans les concerts classiques, qui me met en état de familiarité avec un monde social et une musique qui ne sont pas familiers. Peut-être ai-je laissé passer ce doux tumulte, absorbé que j’étais dans le programme distribué à l’entrée.

 

L’une des pièces qui m’a décidé à me déplacer, c’est un commentaire lu quelque part sur L’Offrande Musicale, relecture par Anton Webern d’une œuvre de Jean-Sébastien Bach (Johann Sebastian Bach, ça fait tout de suite snob chez les jazzeux dont la culture germanique est généralement nulle et qui pourtant ricanaient d’André Francis lorsqu’il présentait sur les ondes « Jean Garbarek ». Ont-ils jamais eu l’idée d’appeler John Coltrane « Jean Coltrane » ou Riccardo Del Fra « Richard Del Fra » ?) Une relecture d’une œuvre du passé à l’époque où ça se pratique tant chez les jazzeux, voilà qui avait de quoi titiller ma curiosité, l’objet étant pour Webern une décomposition, à fin de mise en lumière, par la redistribution des timbres, de la richesse motivique et contrapuntique de Bach qui atteint son apogée dans l’extrait retenu par Pintscher, la fuga ricercata. Sauf le respect que je dois à M. Webern, passé le charme très immédiat d’une fluidité timbrale très séduisante, en matière de mise en lumière, ça n’est pas vraiment ça. La faute à Webern ou à Pintscher. Je suis là en dilettante et je n’ai pas les éléments pour répondre, mais, en outre, tout ça est un peu raidasse. Le peu que je connaisse de Bach, je m’en fais une tout autre idée. En j’en dirai autant de l’œuvre de Webern qu’il m’est arrivé de fréquenter. J’apprendrai par la suite que d’un commun accord entre l’orchestre et l’équipe du Concert contemporain, l’œuvre ne sera par retransmise du France musique.

 

La pièce suivante, de Jonathan Harvey, est une suite deux Interludes entre lesquelles s’intercalent un dialogue chanté tiré de l’opéra Wagner Dream. Ça me laisse comme deux ronds de flan, expression dont je n’ai jamais trop su ce qu’elle signifiait mais qui traduit ici un sentiment d’admiration et d’écrasement à l’idée de m’être mis en tête d’en écrire trois mots. Ce qui est probablement une très mauvaise idée. Outre le plaisir à entendre ce genre d’orchestration, ce sens du détail, cette dynamique extraordinaire de l’orchestre classique – Ça me change des aplats trop fréquents du big band (Fred Maurin entendu hier étant l’un de ceux qui cherchent à rompre avec cet atavisme) –, j’ai l’impression que Jonathan Harvey tire un parti maximum de la palette à sa disposition, mais déjà le souvenir s’estompe sauf de disposer du vocabulaire qui permet de saisir ce que je viens d’entendre. Il faut dire que, tout ça étant assez rare pour moi, je suis très bon public. Je le suis moins de la Scene. C’est curieux d’avoir tant renouvelé le langage orchestral au 20ème siècle et de retrouver ce chant lyrique tellement poussiéreux. Je ne parle pas du côté chanson, avec une écriture totalement au service du texte comme dans n’importe quelle rengaine, mais de ce port de voix. Curieux que les compositeurs classiques, en dépit d’expériences nombreuses du sprach gesang de Schönberg au théâtre musical d’Aperghis, n’ait jamais été tenté par l’art vocal des chanteurs de chanson, de jazz, de rock, des rappeurs, de traditions diverses, dès lors qu’ils avaient un texte à faire passer. Si, certains s’y sont risqués, mais à la marge, du côté des minimalistes. Ceci dit pour ce que j’en connais… Probablement des expériences ont-elles été tentées sans que j’en sois prévenu. Mais tout de même David Linx, Youn Sun Nah ou Alim Qasimov travaillant avec l’Intercontemporain, ça aurait de la gueule, non ? Au lieu de quoi, Prakriti et Ananda, en dépit de tout leur talent, ont l’air de sortir de chanter un dialogue de Nous deux dans un salon du 7ème arrondissement. C’est une des raisons pour lesquelles, je ne me rends jamais à l’opéra. Ce qui n’a pas l’air de sortir du 7ème arrondissement, c’est le dispositif électronique de traitement des instruments qui hante le second Interlude (et aussi, plus discrètement m’a-t-il semblé, le premier) programmé par Carl Faia et réalisé par Gilbert Nouno… Gilbert Nouno, à Jazzmag, on le connaît pour son travail avec Steve Coleman, Octurn, Magic Malik. Ici, on se demande si c’est vraiment effectif et si l’orchestre ne se suffit pas à lui-même, jusqu’à d’autres moments où ça jaillit de l’orchestre pour se projeter en d’étranges et rapides reptations à travers la salle, à d’autres encore où ça ressemble à des nappes de verglas où la musique se reflète et dérape.

 

Entracte et reprise avec la Sonate pour violoncelle seul de Bernd Alois Zimmemann. C’est un peu pour elle aussi que je suis venu, Zimmermann étant de ceux qui, à l’égal de Peter Eötvös, ont entretenu de sérieuses affinités a
vec le jazz. Mais, si je ne suis pas venu pour entendre du jazz, je reste un peu sur ma faim. Beaucoup d’information d’un coup sans être certain de savoir donner un sens, une forme à tout ça (mais à lire le programme, une telle « multiplicité du temps, que cisèlent les modes de jeu » viendrait en réflexion la méditation sur le temps que constitue L’Éclésiaste.) C’est le genre d’œuvre que l’on aimerait réentendre et de plus près car de cette succession extrêmement rapide de timbres, d’effets, de modes de jeu, qui semble le résultat d’un travail de physicien sur l’instrument de la part du compositeur comme de interprète, on perd le détail dans l’immense volume de la Cité de la musique. Reste le plaisir immédiat que l’on y prend : c’est un plaisir de spectacle sportif, de la performance, ce qui nous rapproche l’œuvre du jazz (qu’on ne peut comprendre si l’on ne prend pas en compte cette dimension sportive) à tel point qu’il me revient cette remarque de Barre Phillips qui, pratiquant le répertoire contemporain pour contrebasse, en était venu à se demander si plutôt que de faire les pieds au mur avec son instrument à la demande des compositeurs, il ne pourrait pas le faire de sa propre initiative. Je repense au portrait de Jean-Paul Celea de notre numéro 608, où cet autre contrebassiste donne un point de vue beaucoup plus positif sur les relations de l’instrumentiste avec le compositeur contemporain. Reste qu’en écoutant la formidable performance de Pierre Strauch, membre de l’Intercontemporain, je me demandai si je ne trouverai pas le même type de plaisir à l’écoute d’un concert d’improvisation de Barry Guy.

 

Pour finir, Bereshit de Matthias Pintscher. Ah, revoilà La Bible. En hébreu, ça signifierait quelque chose comme « Au commencement. » L’œuvre de Pintscher est une espèce de genèse, qui fait d’ailleurs moins penser à La Genèse qu’aux récits du commencement de l’univers par les astro-physiciens, un commencement d’avant le big bang qui intervient ici à deux reprises, où l’orchestre se fâche à l’issue d’un bref intermède de harpe (de la harpe très harpe, genre d’accessoire à obtenir un certain type d’effet, ce dont tentent de s’affranchir avec détermination nos Isabelle Olivier, Laurra Perrudin, Julie Campiche et Hélène Breschand, mais ici l’effet recherché est parfaitement intégré à l’œuvre), puis plus loin d’un superbe solo de violon. Avec des longueurs et une certaine forme de redite vers la fin, cette genèse qui se referme d’ailleurs sur elle-même, recourt à une fluidité des couleurs, à une façon de les faire surgir du silence, du rien, puis du presque rien, de s’engendre les unes les autres dans un étrange phénomène de génération spontanée, qui m’a profondément captivé. On aura compris que je n’ai qu’une hâte de réentendre au Concert Contemporain du 14 octobre (avec Gilbert Nouno en invité à 21h30 après le concert).

 

Franck Bergerot

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Le rédacteur en chef de Jazzmag s’est dévergondé hier soir en se rendant à la soirée inaugurale de la saison de l’Ensemble intercontemporain. Au programme : la Fugue de L’Offrande musicale d’Anton Webern d’après Johann Sebastian Bach, Two Interludes and a Scene for an Opera avec les chanteurs Claire Booth et Gordon Gietz, Sonate pour violoncelle de Bernd Alois Zimmermann par Pierre Strauch et Bereshit de Matthias Pintscher, lui-même dirigeant l’Intercontemporain tout au long de cette soirée. Qu’en a-t-il pu bien résulté dans la caboche de notre jazz critic ?

 

« Ben alors ! Qu’est-ce que tu fous là ? Y’a pas de jazz ce soir. » C’est Arnaud Merlin, ancien secrétaire de rédaction de Jazzman, producteur sur France musique du Matin des musiciens (le mardi consacré au jazz) et du Concert Contemporain dont l’émission du 14 octobre, qui m’accueille, remarquant : « C’est rare que je rencontre des jazzmen ou jazzfans dans ces concerts. » Et précisant : « mais l’inverse est vrai. »

 

Ce n’est effectivement pas tout à fait le même monde. Hier, au Studio de l’Ermitage pour Ping Machine (ce nom déjà, face à L’Ensemble Intercontemporain, ça ne fait pas vraiment le poids), un public difficile à cerner, sauf à recourir au qualificatif passe-partout de Bobo. Qui désignera pour l’occasion un mélange d’authentiques bourgeois bohèmes (selon un degré d’authenticité que je laisse le soin au sociologue d’analyser, si tant est que le mot bohème soit adéquat pour cerner une population dont les archétypes vestimentaires sont, pour les têtes blanches, le jean informe, la veste modèle Adolphe Lafont, mâtinés d’attributs plus grunge chez les plus jeunes… l’uniforme des filles échappant un peu à mon regard mâle, peut-être pour trop les rêver au travers), d’authentiques bohèmes pas forcément bourgeois et d’une population qui aspirerait au statut de bourgeois bohème sans en avoir les moyens. Ce soir à la Cité de la musique où, me fait remarquer Arnaud Merlin, un attentat rayerait de la carte toute une génération de compositeurs français, le bobo est bourgeois-bourgeois, soit qu’il aspire à l’être sans en avoir les moyens, soit que l’étant, il se donne quelques accents et tournures bohèmes sans avoir le talent du vrai bobo pour cet exercice.

 

Mais laissons cela. Je prends rarement le temps d’aller au concert classique, je ne vais pas bouder mon plaisir. Déjà le chef entre sans que j’ai entendu le charmant babil de l’orchestre qui précède habituellement son entrée, le moment que je préfère dans les concerts classiques, qui me met en état de familiarité avec un monde social et une musique qui ne sont pas familiers. Peut-être ai-je laissé passer ce doux tumulte, absorbé que j’étais dans le programme distribué à l’entrée.

 

L’une des pièces qui m’a décidé à me déplacer, c’est un commentaire lu quelque part sur L’Offrande Musicale, relecture par Anton Webern d’une œuvre de Jean-Sébastien Bach (Johann Sebastian Bach, ça fait tout de suite snob chez les jazzeux dont la culture germanique est généralement nulle et qui pourtant ricanaient d’André Francis lorsqu’il présentait sur les ondes « Jean Garbarek ». Ont-ils jamais eu l’idée d’appeler John Coltrane « Jean Coltrane » ou Riccardo Del Fra « Richard Del Fra » ?) Une relecture d’une œuvre du passé à l’époque où ça se pratique tant chez les jazzeux, voilà qui avait de quoi titiller ma curiosité, l’objet étant pour Webern une décomposition, à fin de mise en lumière, par la redistribution des timbres, de la richesse motivique et contrapuntique de Bach qui atteint son apogée dans l’extrait retenu par Pintscher, la fuga ricercata. Sauf le respect que je dois à M. Webern, passé le charme très immédiat d’une fluidité timbrale très séduisante, en matière de mise en lumière, ça n’est pas vraiment ça. La faute à Webern ou à Pintscher. Je suis là en dilettante et je n’ai pas les éléments pour répondre, mais, en outre, tout ça est un peu raidasse. Le peu que je connaisse de Bach, je m’en fais une tout autre idée. En j’en dirai autant de l’œuvre de Webern qu’il m’est arrivé de fréquenter. J’apprendrai par la suite que d’un commun accord entre l’orchestre et l’équipe du Concert contemporain, l’œuvre ne sera par retransmise du France musique.

 

La pièce suivante, de Jonathan Harvey, est une suite deux Interludes entre lesquelles s’intercalent un dialogue chanté tiré de l’opéra Wagner Dream. Ça me laisse comme deux ronds de flan, expression dont je n’ai jamais trop su ce qu’elle signifiait mais qui traduit ici un sentiment d’admiration et d’écrasement à l’idée de m’être mis en tête d’en écrire trois mots. Ce qui est probablement une très mauvaise idée. Outre le plaisir à entendre ce genre d’orchestration, ce sens du détail, cette dynamique extraordinaire de l’orchestre classique – Ça me change des aplats trop fréquents du big band (Fred Maurin entendu hier étant l’un de ceux qui cherchent à rompre avec cet atavisme) –, j’ai l’impression que Jonathan Harvey tire un parti maximum de la palette à sa disposition, mais déjà le souvenir s’estompe sauf de disposer du vocabulaire qui permet de saisir ce que je viens d’entendre. Il faut dire que, tout ça étant assez rare pour moi, je suis très bon public. Je le suis moins de la Scene. C’est curieux d’avoir tant renouvelé le langage orchestral au 20ème siècle et de retrouver ce chant lyrique tellement poussiéreux. Je ne parle pas du côté chanson, avec une écriture totalement au service du texte comme dans n’importe quelle rengaine, mais de ce port de voix. Curieux que les compositeurs classiques, en dépit d’expériences nombreuses du sprach gesang de Schönberg au théâtre musical d’Aperghis, n’ait jamais été tenté par l’art vocal des chanteurs de chanson, de jazz, de rock, des rappeurs, de traditions diverses, dès lors qu’ils avaient un texte à faire passer. Si, certains s’y sont risqués, mais à la marge, du côté des minimalistes. Ceci dit pour ce que j’en connais… Probablement des expériences ont-elles été tentées sans que j’en sois prévenu. Mais tout de même David Linx, Youn Sun Nah ou Alim Qasimov travaillant avec l’Intercontemporain, ça aurait de la gueule, non ? Au lieu de quoi, Prakriti et Ananda, en dépit de tout leur talent, ont l’air de sortir de chanter un dialogue de Nous deux dans un salon du 7ème arrondissement. C’est une des raisons pour lesquelles, je ne me rends jamais à l’opéra. Ce qui n’a pas l’air de sortir du 7ème arrondissement, c’est le dispositif électronique de traitement des instruments qui hante le second Interlude (et aussi, plus discrètement m’a-t-il semblé, le premier) programmé par Carl Faia et réalisé par Gilbert Nouno… Gilbert Nouno, à Jazzmag, on le connaît pour son travail avec Steve Coleman, Octurn, Magic Malik. Ici, on se demande si c’est vraiment effectif et si l’orchestre ne se suffit pas à lui-même, jusqu’à d’autres moments où ça jaillit de l’orchestre pour se projeter en d’étranges et rapides reptations à travers la salle, à d’autres encore où ça ressemble à des nappes de verglas où la musique se reflète et dérape.

 

Entracte et reprise avec la Sonate pour violoncelle seul de Bernd Alois Zimmemann. C’est un peu pour elle aussi que je suis venu, Zimmermann étant de ceux qui, à l’égal de Peter Eötvös, ont entretenu de sérieuses affinités a
vec le jazz. Mais, si je ne suis pas venu pour entendre du jazz, je reste un peu sur ma faim. Beaucoup d’information d’un coup sans être certain de savoir donner un sens, une forme à tout ça (mais à lire le programme, une telle « multiplicité du temps, que cisèlent les modes de jeu » viendrait en réflexion la méditation sur le temps que constitue L’Éclésiaste.) C’est le genre d’œuvre que l’on aimerait réentendre et de plus près car de cette succession extrêmement rapide de timbres, d’effets, de modes de jeu, qui semble le résultat d’un travail de physicien sur l’instrument de la part du compositeur comme de interprète, on perd le détail dans l’immense volume de la Cité de la musique. Reste le plaisir immédiat que l’on y prend : c’est un plaisir de spectacle sportif, de la performance, ce qui nous rapproche l’œuvre du jazz (qu’on ne peut comprendre si l’on ne prend pas en compte cette dimension sportive) à tel point qu’il me revient cette remarque de Barre Phillips qui, pratiquant le répertoire contemporain pour contrebasse, en était venu à se demander si plutôt que de faire les pieds au mur avec son instrument à la demande des compositeurs, il ne pourrait pas le faire de sa propre initiative. Je repense au portrait de Jean-Paul Celea de notre numéro 608, où cet autre contrebassiste donne un point de vue beaucoup plus positif sur les relations de l’instrumentiste avec le compositeur contemporain. Reste qu’en écoutant la formidable performance de Pierre Strauch, membre de l’Intercontemporain, je me demandai si je ne trouverai pas le même type de plaisir à l’écoute d’un concert d’improvisation de Barry Guy.

 

Pour finir, Bereshit de Matthias Pintscher. Ah, revoilà La Bible. En hébreu, ça signifierait quelque chose comme « Au commencement. » L’œuvre de Pintscher est une espèce de genèse, qui fait d’ailleurs moins penser à La Genèse qu’aux récits du commencement de l’univers par les astro-physiciens, un commencement d’avant le big bang qui intervient ici à deux reprises, où l’orchestre se fâche à l’issue d’un bref intermède de harpe (de la harpe très harpe, genre d’accessoire à obtenir un certain type d’effet, ce dont tentent de s’affranchir avec détermination nos Isabelle Olivier, Laurra Perrudin, Julie Campiche et Hélène Breschand, mais ici l’effet recherché est parfaitement intégré à l’œuvre), puis plus loin d’un superbe solo de violon. Avec des longueurs et une certaine forme de redite vers la fin, cette genèse qui se referme d’ailleurs sur elle-même, recourt à une fluidité des couleurs, à une façon de les faire surgir du silence, du rien, puis du presque rien, de s’engendre les unes les autres dans un étrange phénomène de génération spontanée, qui m’a profondément captivé. On aura compris que je n’ai qu’une hâte de réentendre au Concert Contemporain du 14 octobre (avec Gilbert Nouno en invité à 21h30 après le concert).

 

Franck Bergerot