Jazz live
Publié le 16 Juil 2022

Un Jazz sans frontières à Marseille qui redécouvre la mandoline

Marseille jazze aux cinq continents et s’ouvre à la mandoline. Un pas de côté pour célébrer le festival Mandol'in, la beauté de certains lieux, le talent des arrangeurs trop méconnus. Le jazz n'est jamais loin cependant avec Sans Frontière du nouveau trio du pianiste Christian Gaubert...

La beauté des lieux à Marseille

Le lieu est le premier élément qui singularise une manifestation telle qu’un festival, dans sa capacité à rassembler. Si l’on pense au festival d’Avignon, le Palais des Papes, face aux étoiles, au vent, à la muraille de pierre de son mur de scène, on conviendra qu’il y a quelque chose de sacré, ou tout au moins qui ouvre à une certaine croyance. Dans le cas du jazz, c’est un autre conditionnement que celui de ces lieux ( de spectacle) de fiction, néanmoins l’attraction peut être très forte.

Marseille qui fut autrefois une grande ville de jazz (lire le livre très instructif de Michel Samson et Gilles Suzanne A fond de cale Un siècle de jazz à Marseille éditions Wild Project ) s’est ouverte progressivement au jazz avec son Festival des Cinq continents qui est devenu une belle machine qui n’a vraiment rien à envier à Vienne ou même Marciac. Avec la 22 ème édition du Jazz des Cinq continents dont le coeur palpite du 7 au 23 juillet, la ville propose un très grand nombre de concerts dans des lieux emblématiques : la Vieille Charité, l’Abbaye de St Victor, le Mucem, le théâtre Sylvain, la Villa Gaby sur la Corniche et bien sûr le Palais Longchamp, site premier, berceau des origines du festival où en 2003, on pouvait assister allongé sur la pelouse aux concerts de Charles Lyoyd, ou de Cassandra Wilson.Ce sont des endroits “chargés” de souvenirs et de nostalgie qui accompagnent les artistes et les publics qui les rencontrent. D’histoire enfin, voilà pourquoi après ce long préambule, j’en arrive au coeur de mon sujet.

Je vais toujours en juillet à l’Alcazar, autre lieu fort de la cité phocéenne. C’est la BMVR (bibliothèque municipale à vocation régionale) où circulent près de 6000 visiteurs quotidiennement), située dans l’ancien music hall marseillais où se produisirent des comiques troupiers comme Fernandel mais aussi des jazzmen comme Armstrong, où débutèrent Trénet, Montand… Tous les ans, en juillet, accompagnant le festival de jazz, un cycle de conférences, de concerts, de projections de films et documentaires passionnants comme ce «I am not your negro » de l’Haïtien Raoul Peck, à partir des textes de l’écrivain noir américain James Baldwin, découvert avant sa sortie en salles.

Et voilà que du 8 au 13 juillet se tenait le deuxième festival de mandoline, créé l’an dernier par Vincent Beer Demander, mandoliniste, compositeur, enseignant qui a d’ailleurs réouvert à Marseille en 2009 la classe de mandoline au Conservatoire. Il voulait témoigner des cents ans de l’ouverture de la première classe de mandoline (au monde!) au Conservatoire Pierre Barbizet. Juste retour des choses, puisque Marseille fut l’une des capitales de cet instrument. L’aventure commença donc l’an dernier et forte du succès de cette première édition qui fit venir entre autre l’Orchestre européen de mandolines et de guitares ( 75 musiciens de 12 pays donnèrent 3 concerts de musique de chambre : sonates baroques, hymnes nationaux et un hommage à Astor Piazzolla, c’était aussi son année), le directeur artistique de ce Mandol’In recommença cette année 2022, avec une petite équipe dynamique. C’est un festival itinérant profitant de la puissance de vie de la cité phocéenne, du tissu associatif solidaire et populaire, favorisant le mélange des genres, une fragilité qui fonctionne. Des concerts, des master classes, des scènes ouvertes à divers orchestres de mandolines dont celui des Minots de Marseille (venus de quartiers pas faciles avec pour certains une seule année de pratique) le premier soir, en ouverture du festival, au Théâtre Toursky. D’autres lieux culturels tout aussi emblématiques, tel le Conservatoire accueillit une relecture de chansons de Brassens par le grand arrangeur Jean Claude Vannier,  Brassens alla Vannier, reprenant le répertoire d’un disque offert à Brassens pour ses 50 ans, réadapté pour un orchestre de mandolines. Ce spectacle fut d’ailleurs joué le lendemain aux Nuits de Fourvière, le partenaire décisif de cette édition. La Friche de la Belle de Mai en collaboration avec le GMEM ( labellisé Centre National de Création musicale) proposa de son côté des stages de l’Orchestre National de plectres de France.

Mandoline-Plectre?

J’ai découvert pas mal de choses sur cet instrument avec Vincent Beer Demander …La mandoline n’est pas dédiée à la seule sérénade et à la tradition napolitaine. Elle a même pas mal voyagé jusqu’aux Etats Unis avec les immigrants et irrigue donc le folk. L’instrument de quatre cordes doubles se joue sur une corde ou sur les doubles, avec des trémolos tenus ou des notes poussées au plectre, entre pouce et index, à la “plume” comme on disait à l’époque baroque, âge d’or de l’instrument. Vous comprendrez mieux si je vous dis que le plectre est le médiator des guitaristes!

Le musicien peut s’adonner à des effets de percussion sur la table d’harmonie, au dos de l’instrument. Tout l’instrument entre alors en résonance pour produire le son. “La petite soeur de la guitare” a la tessiture du violon ( du sol grave au la suraigu) en met plein la vue et l’ouïe, surtout quand on use de la technique du trémolo.

Des musiciens qui n’ont rien à voir avec la mandoline participèrent au festival comme le saxophoniste bien connu du mundillo jazz Raphael Imbert, actuel directeur du Conservatoire Pierre Barbizet ( en fait, le Conservatoire National à Rayonnement Régional, place Carli, autre édifice classé du Second Empire), et le pianiste de jazz Christian Gaubert. En dépit de mon pas de côté, je reviens au jazz…

Car Vincent Beer Demander n’a qu’une idée en tête, renouveller le répertoire de la mandoline, instrument baroque du XVIIIème, immortalisé ensuite par Beethoven, les Romantiques. Ce violon qu’on joue en pinçant les cordes, certains instrumentistes inspirés comme Hamilton de Holanda le travailla avec une mandoline à 5 cordes pour développer le détaché, projeter comme à Marciac sous d’immenses chapiteaux. Chris Thile ou Avi Avital, branchés sur toutes les musiques ont joué de ce regain d’intérêt pour le répertoire, avec des sonorités qui évoluent.  VBD est passionné de musiques de films ( Lalo Schiffrin qu’il a rencontré lui a composé un concerto pour son instrument Lalo Schifrin for mandolin – Compagnie Vincent Beer-Demander & Co (compagnievbd.org)). Il était dit qu’il devait rencontrer Christian Gaubert. Gageons qu’avec ce festival, on s’apercevra que la mandoline « matche » avec la dynamique du piano jazz (sic).

SANS FRONTIERE / Trio Christian Gaubert (p), Vincent Beer Demander ( mandoline) et Julien Gaubert (g).

CHRISTIAN GAUBERT – SANS FRONTIÈRE – Compagnie Vincent Beer-Demander & Co (compagnievbd.org)

Il n’est sans doute pas inutile de rappeler le beau palmarès du pianiste marseillais Christian Gaubert : pendant 50 années d’écriture dans la chanson, il a accompagné et travaillé pour les plus grands, Bécaud, Aznavour entre autres et a oeuvré avec talent sur 150 scores (musiques de films). Issu de ce Marseille ouvert à toutes les influences, Christian Gaubert a été marqué dès son plus jeune âge par les chansons et l’opéra italien, mais le jazz arriva très vite dans sa vie en écoutant sur des LP de La Guilde du Disque de grands solistes qui savaient improviser ( dit-il) comme Coleman Hawkins. Il fit très jeune ses débuts professionnels dans des orchestres de bal, fonda son premier trio jazz à 19 ans avec le batteur Marcel Sabiani et se passionna dès lors pour l’écriture, faisant ses armes d’arrangeur dans un big band d’amis du Conservatoire. Puisqu’autodidacte génial, il avait été repéré très tôt et encouragé à entreprendre de solides études musicales ( premier prix de piano et solfège) au Conservatoire avec le grand Pierre Barbizet.

Le talent d’arrangeur

Avec ce festival, Mandol’IN, non seulement on aura découvert cet instrument qui a une identité sonore, mais mieux compris le travail des arrangeurs, trop peu mis en lumière. Lire la bible de Serge El Haïk à ce sujet  Les arrangeurs de la chanson française : 200 rencontres aux éditions Textuel.

Ce sont eux qui font de la mélodie initiale une véritable partition, écrivent la musique pour les musiciens qui vont la créer. Les arrangeurs donnent de nouvelles couleurs aux chansons qu’ils habillent, se mettant au service des mélodies en authentiques compositeurs. Christian GAUBERT a conjugué l’amour du jazz et du cinéma lors d’une rencontre décisive, celle de l’accordéoniste niçois Francis Lai. Il devint son arrangeur attitré dès le tube planétaire de Love Story en 1971 dont le score est inspiré du Concerto de piano n°1 de Chopin travaillé avec Barbizet justement.

Je ne suis pas loin de penser en écoutant Thierry Jousse qui anime sur France musique Ciné Tempo qu’ Un homme, Une femme est l’un des meilleurs films de Lelouch, toutes époques confondues et que sa B.O est l’une des plus accomplies de Francis Lai, avec celle de l’Aventure c’est l’Aventure, film culte de 1972. Christian Gaubert partagea la création de 18 musiques de films de Claude Lelouch, réharmonisant et développant les mélodies de Francis Lai.

Pour comprendre le talent et le pouvoir d’un arrangeur, écoutez par exemple la BO d’Edith et Marcel (en ce triste jour anniversaire des quarante ans de la mort de Patrick Dewaere qui devait incarner le génial boxeur) où Christian Gaubert transforme littéralement la chanson de Paul Misraki “Qu’est ce qu’on attend pour être heureux?” réservée à Ray Ventura et à ses merveilleux Collégiens, en une version triste préfigurant l’accident d’avion qui coûta la vie à Marcel Cerdan.

Le piano et le jazz

LIGNE SUD TRIO – Un trio du label Cristal Records

Compositeur, arrangeur, chef d’orchestre, Christan Gaubert n’oublie jamais qu’il est un pianiste de jazz. Après les trois albums du trio cent pour cent jazz Ligne Sud (avec le batteur niçois André Ceccarelli et le bassiste marseillais Jannick Top) dont le premier concert eut lieu à l’Alcazar marseillais en 2004, vinrent Lendemains prometteurs ( sur des mesures asymétriques) avec le clarinettiste Thomas Savy en invité et Musiques de films et jazz toujours avec Thomas Savy et le trompettiste Christophe Leloil, Diego Imbert remplaçant à la basse Jannick Top.

Le jazz allait revenir dans le MANDOL’IN FESTIVAL avec le concert en trio du pianiste Christian Gaubert au Mémorial de la Marseillaise, rue Thubaneau lundi 11 juillet dernier, consacré à son nouvel album Sans frontière sorti sur le label Maison Bleue en avril dernier.

Rappelons tout l’intérêt de faire découvrir cet autre lieu mythique méconnu des Marseillais eux même. Le Mémorial de la Marseillaise, édifié au XVII ème siècle, fut installé dans l’ancienne salle du Jeu de Paume de Marseille. Transformé en salle de réunion sous la Révolution Française, le lieu abrita le club des amis de la Constitution. Mais c’est surtout ici le 22 juin 1792 que fut chanté pour la première fois ce chant composé à Strasbourg pour l’Armée du Rhin, qui allait devenir la Marseillaise, notre hymne national.

Sans Frontières est le nouveau projet né de la rencontre du pianiste marseillais avec le mandoliniste Vincent Beer Demander. Tous deux savent faire preuve d’une formidable ouverture musicale qui leur fait passer toutes les frontières. Christian Gaubert quand il écrit pour le mandoliniste fait voyager de Marseille où tout commence avec “l’Alcazar” à l’Espagne, sans oublier l’Irlande, l’Italie ( reprise bien venue du thème du Parrain de Nino Rota), Rio, le Nicaragua, puisant dans des influences et styles divers, jazz, chanson, samba… classique avec “La Habanera” construite sur une forme qui a fasciné les compositeurs classiques du siècle dernier.

J’avais écouté cet album, saisie par sa qualité narrative, témoignant d’une véritable science d’écriture et d’inspiration mélodique comme dans ces deux reprises surprenantes de B.O pleines de reliefs , celle de “L’aventure c’est l’aventure”,de style pop funk, adaptée pour la mandoline et“The little girl who lives down the lane” du film éponyme de Nicolas Gessner (1976), jazz rock , époque oblige, teintées d’accents nostalgiques, plus pop cette fois avec un sens du contrepoint et de belles interventions de guitare. C’est le principe du jazz, le thème est rafraîchi, engendrant une variation plaisante pour Vincent Beer Demander qui n’est pas pour rien dans la formule gagnante du trio, à l’instrumentation des plus originales, piano, guitare, mandoline. Le troisième homme n’est autre que le fils de Christian, Julien Gaubert.

Piano et guitare constituent un écrin idéal pour la mandoline et les mélodies écrites jouent habilement de réflections en miroir entre mandoline et piano : Vincent Beer Demander parvient à s’imposer en acoustique auprès du pianiste, rien qu’en pinçant les cordes!

Inspiré par le lieu rarement ouvert au public, Christian Gaubert débuta d’ailleurs le concert par un arrangement tout frais, seul au piano de notre hymne retrouvant ainsi le contact avec le public marseillais qui remplit entièrement la jauge des 180 places. Il rajouta aussi un hommage personnel à Astor Piazzolla “Adios Nonino”. Ne pouvant jouer deux compositions du Cd prévues avec un orchestre, Christian Gaubert, profitant des couleurs particulièrement originales du trio, écrivit pour la circonstance deux pièces nouvelles dont l’une inspirée du thème de Nestor Burma ( “Voyage dans le temps”).

Sous le chant souvent feutré de ces mélodies, s’impose un parti pris aussi simple qu’efficace, non dénué d’une certaine émotion. Un ancrage populaire avec des mélodies que l’on peut retenir, conjugué à l’art savant de réharmoniser, en changeant les accords, les enrichissant, jouant avec la matière musicale pour en faire des miniatures pour mandoline. De la belle ouvrage, merci messieurs!

Sophie Chambon.

NB : Empêchée au dernier moment d’assister au concert au Mémorial par les précautions d’usage en temps de pandémie, la chroniqueuse était trop frustrée de ne pouvoir faire partager sa découverte  de la mandoline et du festival ainsi que du bel album du trio. Les renseignements recueillis le furent en conversant au téléphone avec Christian Gaubert et Vincent Beer Demander.