Uzeste Musical : 48éme édition de La Hestejada de las Arts…

Souvenirs, souvenirs
Grâce à Daniel Filipacchi et Frank Ténot, j’ai découvert le jazz. Via leur émission et leur mensuel « Salut les copains », ils firent habilement la « promotion » de cette musique auprès des adolescents. Et grâce à eux, à 17 ans, j’ai abandonné le monde des « yé-yés ». Dans la foulée… abonnement en 1963 à Jazz Magazine. Dévoré chaque mois. Dans les colonnes de Jazzmag, les articles, interviews, dossiers et photographies n’évoquent pas seulement les « grands » jazzmen américains mais aussi, amplement, les jazzmen français.
Parmi eux un jeune musicien, né en 1945, m’étonne: Bernard Lubat, natif du village d’Uzeste en Gironde. Gamin il a accompagné son père à l’accordéon à l’Estaminet (une épicerie-café-restaurant tenue de 1937 à 1980 à Uzeste par ses parents) et dansles bals des villages de la forêt des Landes de Gascogne.
Prix du Conservatoire Régional de Bordeaux à 15 ans: il y était entré à 12 ans! Puis, à 18 ans, Lubat obtient un grand prix de percussion du Conservatoire Supérieur de Paris.
Ensuite sa carrière donne le tournis.
Très vite il se révèle incroyable et brillant multi-instrumentiste : vibraphone, accordéon, claviers, batterie, percussions. Il est aussi chanteur (scateur très inventif).
Tout jeune, il devient pendant quelques années « requin de studio ». Très demandé: jusqu’à 3 séances de « variétoche » par jour! Il accompagne aussi sur scène de nombreuses grandes « vedettes » de la chanson. Rien de surprenant: il assure ! Ça se sait…
Il fait le métier et gagne (vraiment) très bien sa vie. Et… le soir, fort tard, « boeufs » ou « gigs » dans les clubs de jazz avec des jazzmen prestigieux…
En 1965 je le découvre « live ». Chanteur (aux côtés d’Eddy Louis) avec les Double Six et vibraphoniste avec le grand orchestre de Jef Gilson au festival de Juan les Pins. Ensuite j’ai assisté, dès que je le pouvais, à ses prestations dans moult contextes (comme avec Stan Getz, Ponty, Solal…liste bien incomplète!). Y compris dans sa période musique contemporaine aux côtés, entre autres, de Michel Portal. Pour jouer Varese, Berio, Xenakis. Carrément…
L’extraordinaire aventure d’Uzeste Musical : La Hestejada de las Arts (la fête des arts).
En 1978 il revient vivre à Uzeste et décide, ne voulant pas devenir un simple « couillon du jazz », de créer un Festival des Arts, vraiment différent de tout ce qui était proposé alors dans les festivals de jazz hexagonaux…
De la musique en tous genres, du théâtre, de la pyrotechnie, des arts de rue, des poèmes, des expositions (peinture, dessins, photographies), des émissions de radio en direct (Radio Uz) des ateliers musicaux et artistiques, des débats et conférences à thématiques variées (et toujours très engagées), des projections, des performances, des bals, des rencontres musicales hors des sentiers battus, une librairie associative (La Maison de la Mémoire en Marche)… et bien d’autres choses. Toujours surprenantes.
Le tout dans un esprit « poïélitique », un mot qu’il a inventé: mélange de poésie, d’éthique, de politique et… d’humour.
Les 47 premières éditions ne furent pas un long fleuve tranquille… Loin de là. Querelles cycliques avec les élus locaux. Subventions erratiques. Exil contraint parfois même, pour quelques éditions, dans les villages aux alentours d’Uzeste.
Mais… Lubat, contre vents et marées, a tenu bon.
Et a toujours annoncé des programmes incroyablement denses, profus, insolites, singuliers, déconcertants, ébouffirants…
Pour l’édition 2025, la 48ème Hestejada de las Arts, s’est tenue du 17 au 23 août. Impossible d’évoquer en détails le fourmillement des propositions. Jetez un œil sur la sidérante (et pleine comme un œuf) brochure de 32 pages à la mise en page surprenante, disponible sur uzeste.org: étonnement garanti.
Les nombreux textes (et leurs titres) sont insolites, voire même extravagants… Tous rédigés et/ou supervisés par Bernard Lubat. Quelques uns reproduits dans la belle et étonnante calligraphie de Lubat.
« Mon » Uzeste 2025…
Pas venu à Uzeste depuis quelques années, alors que j’avais assisté, sidéré et enthousiaste, à de très nombreuses éditions d’antan, j’ai passé deux jours captivants et singuliers à la fin de cette 48ème Hestejada.
(NB: à l’époque où il y avait des compte-rendus de concerts et de festivals dans l’édition « papier » de jazzmag j’en avais publié beaucoup dans les premières décennies d’Uzeste Musical).
A peine arrivé, vendredi 22 en milieu d’après-midi, rencontre impromptue devant la superbe Collégiale (où est enterré le Pape Clément V) avec Fabrice Vieira, « œuvrier » de la Compagnie Lubat qui s’est installé ici en 1993 et qui joue un rôle fondamental aux côtés de Lubat : organisation, programmation, logistique, détails, voyages des invités, cantine du festival, débats, dépannages… Mais aussi, et avant tout, musicien original et créatif (guitariste, instruments divers, vocaliste…). Il me remet un badge presse sorti de son sac à dos. Je n’avais pas prévenu de ma venue mais ici tout est simple, direct. Pas de paperasse invraisemblable à remplir comme dans beaucoup de « grands » festivals.
Un concert de musique baroque se termine dans la Collégiale. François Corneloup, superbe saxophoniste baryton, un des fidèles d’Uzeste (on va en rencontrer et en citer beaucoup d’autres dans cette chronique) vient de jouer avec une chanteuse soprano et un joueur de luth… Les spectateurs sortent visiblement enchantés. A quelques mètres de là, dans le parc de la collégiale, un débat proposé par le GEFN (Groupe Français d’Education Nouvelle) débute. Dix participants, de haut niveau, sont réunis pour discuter du Centralisme Culturel, autour de l’oeuvre de l’occitaniste Felix-Marcel Castan. Pas toujours facile à suivre mais j’apprends beaucoup de choses… Un peu plus tard toujours organisé par le GEFN des poètes participent au « Gueuloir du vendredi ». Effectivement on les entend de loin…
Hommage à Eddy Louis sous le grand chapiteau
Arrive l’heure du « grand » concert du soir: « Hommage à l’organiste Eddy Louis ». Le chapiteau dressé sur le stade municipal, est plein. Mais l’affiche, avant l’hommage à Eddy, offre d’autres surprises : deux quintets et deux duos surprenants.
Le quintet d’Emile Rameau (dr) avec ses deux puissants saxophonistes alto (Liam Szimonik, Yonatan Hes) a frappé fort d’entrée. Emile Rameau est Uzestois, il a travaillé tout jeune avec Lubat et a obtenu un Prix de Percussion au Conservatoire de Bordeaux. Il se produit dans des contextes musicaux variés, allant du bal du village aux concerts fleuves d’improvisation libre. Rameau est un remarquable batteur virtuose d’une grande sensibilité. Belle découverte… sur ses terres natales !

Le Collectif Papanosh, un quintet (tp, sax plus rythmique) né il y a bientôt 20 ans, se produit beaucoup en France, en Europe et au-delà… Papanosh est une « maison aux portes et aux fenêtres grandes ouvertes ». Sur scène, la musique s’invente au fur et à mesure qu’elle avance…
Vibrante d’émotions justes, positives, lucides. Belle joie de vivre, énergie communicative, mélange de virtuosité, d’engagement et de… désinvolture… Les Papanosh aiment Lubat et Uzeste. Ils étaient déjà venus ici. Ils y sont appréciés. Confirmation ce soir.

Le duo François Corneloup (bar)/André Minvielle (vocal, perc), deux vieux complices. Le « vocalchimiste » André Minvielle (fidèle premium d’Uzeste depuis fort longtemps) et son étonnant « set » de percussions amplifiées se régale à nous surprendre. Corneloup lui propose de lyriques et magnifiques contrechants au saxophone baryton.

Après Minvielle/Corneloup, Fabrice Vieira (vocal et « trompinette en plastique ! ») et Edward Perraud (drums) entrent en scène et proposent un duo insolite et captivant. Edward Perraud, 55 ans (il ne les fait pas !), est un batteur hors normes. Au CV hors-normes aussi (consulter son site internet pour découvrir son incroyable parcours). A son actif une quarantaine de disques sur de nombreux labels du monde entier. Perraud a joué avec beaucoup de musiciens des scènes européennes et américaines en des formules toujours surprenantes. Son disque Hors Temps avait montré (une fois de plus…) que son jeu de batterie était « hors de portée, hors lieu, hors-jeu, hors la loi, hors de propos, hors règles, hors phase, hors les murs, hors catégorie, hors-piste, hors sol, hors d’âge, hors-série, hors norme, hors système, hors circuit, hors cadre, hors format, hors du commun, hors pair, hors du temps» (extrait du programme d’un concert de 2022 à l’Astrada de Marciac). D’une étrangeté n’excluant pourtant pas le familier. Tout de grâce et de poésie. Une manière mélodique et poétique d’utiliser la batterie, en recourant à de subtiles éraflures de cymbales données dans la micro-seconde nécessaire, mais aussi à des bols tibétains sur lesquels il frotte un instrument à une corde qui ressemble à un petit arc, produisant des sons lancinants, un peu comme une scie musicale. Il se lève comme un ressort aux moment les plus intenses, rendant la musique émotive, vivante, à fleur de peaux.Tour à tour énergique ou plein de retenue, avec une gestuelle toujours surprenante Perraud fascine… 25 minutes exceptionnelles.
Beau prélude pour le « grand » moment de la soirée: l’hommage à Eddy Louis.
Lubat et Uzeste ont une belle histoire commune avec Eddy Louis. Lubat a souvent chanté et joué avec lui. Eddy (1941/2015) avait triomphé plusieurs fois ici. Il était même venu jouer sur le stade municipal avec son incroyable Multicolor Feeling Fanfare, composée de plus de 50 participants (amateurs et professionnels). Grâce à Eddy nous avions aussi découvert en ces terres girondines l’incroyable batteur Paco Séry…
Pour ce concert Lubat a proposé à Emmanuel Bex, un grand de l’orgue Hammond et au guitariste Jean-Marie Ecay d’honorer Eddy en trio. Formule qu’Eddy avait beaucoup pratiqué, avec, justement, fort souvent et il y a fort longtemps, Lubat à la batterie… Bex, grand admirateur d’Eddy, n’avait pas souhaité de répétitions précises. Il voulait vraiment improviser en donnant justes quelques directions « gestuelles » et harmoniques (bien sûr). Au début du concert J.-M. Ecay a visiblement cherché ses marques… Mais en grand improvisateur il a très vite trouvé le bon chemin, en prenant son temps, lors de vibrants et puissants solis. Eckay : un grand monsieur qui a accompagné, entre autres, Didier Lockwood, Richard Galliano, Claude Nougaro, et… Eddy Louis ! A la batterie Lubat fut discret et efficace (formule souvent employée dans les compte-rendus de concert à propos des batteurs…).

André Minvielle en 2006, à Jazz In Marciac dans un superbe concert intitulé « Ô Toulouse », avait participé à un hommage à Claude Nougaro, aux côtés… d’Eddy Louis. En souvenir de ce concert André avait écrit un très beau texte dédié à Eddy qu’il a chanté accompagné par le trio. Emouvant. Vraiment.
Backstage Pierre Louis, le fils d’Eddy, évoque longuement son père avec A. Minvielle. Rencontre touchante.

Samedi 23 août… dernier jour d’Uzeste 2025 : mouvementé !
A 17 heures à la Collégiale duo Corneloup (infatigable!)/Vincent Courtois (violoncelle). Courtois encore un fidèle d’Uzeste (Louis Sclavis en fait aussi partie mais pas entendu car il n’a pas joué cette année à la fin de la semaine). Eclairée par les vitraux de la collégiale, générant une lumière « mystique », le duo a fasciné les présents. Très bien sonorisé le violoncelle de Courtois, au son droit pur et brillant, s’est mêlé aux graves de Corneloup. Musique lyrique, intense. A la sortie quelques spectateurs et spectatrices s’interrogent à haute voix : « Comment s’appelle ce superbe violoncelliste ? ». Deux constats : 1- Ils ou elles n’avaient pas lu le programme… Ce n’est pas grave. 2- Uzeste attire un public qui n’est pas composé seulement de jazz fans érudits… Et c’est tant mieux… Vive la découverte…

A 18h au Théâtre Amusicien l’Estaminet (dans les anciens locaux du bar qu’avaient tenu les parents de Lubat!) Fabrice Vieira (vocal) accompagné par Stéphane Cazilhac (claviers) : « Chansons et improvisations en vagabondages ». Cazilhac enseigne la musique à Uzeste. Il travaille avec des enfants et avec… Fabrice Vieira. Beaucoup de belles mélodies et, aussi, de chansons enfantines. Au début du concert Vieira a la voix cassée par la fatigue de tout ce qu’il a fait lors de la première semaine du festival. Il a du mal à démarrer. Puis la voix revient et la suite et la fin du concert sont superbes. Et fort drôles.

Dans l’attente de la soirée finale beaucoup de monde autour de la collégiale. Débats, théâtre, fin de la construction d’une immense tour en cartons (en hommage à Gaza). Préparation de la pyrotechnie qui doit clôturer le festival. Lubat se promène tranquille et en pleine forme (à 80 berges… mais comment fait-il?) au milieu de l’effervescence préparatoire de la dernière soirée…

Puis à exactement 21h30, à l’heure où devait débuter le dernier concert : panne géante d’électricité dans tout le village ! Edf alerté s’engage à réparer pour une heure du matin…
Qu’à cela ne tienne… Les musiciens prévus pour le chapiteau se mettent à jouer « à fond la caisse » sur le parquet du bal à la lueur des téléphones portables… Des centaines de personnes dansent… Un spectacle pyrotechnique a lieu. Et ce jusqu’au retour de l’électricité à 1h30! De nombreux musiciens, danseurs et spectateurs sont restés ensuite en grand nombre jusqu’à 3 heures du mat ! Avec cette fois sonorisation et lumières vives…

Çà c’est Uzeste !
On vous l’avez dit au début de cette longue chronique : ici rien ne se passe comme dans les autres festivals.
Pierre-Henri Ardonceau