Jazz live
Publié le 28 Mar 2018

BANLIEUES BLEUES : ÉTÉNÈSH WASSIÉ TRIO et LAURENT BARDAINNE QUARTET

Soirée contrastée à La Dynamo de Pantin, avec le charisme de la chanteuse éthiopienne Éténèsh Wassié, et le percutant quartette du saxophoniste Laurent Bardainne.

ÉTÉNÈSH WASSIÉ TRIO

Éténèsh Wassié (voix), Mathieu Sourisseau (guitare basse électro-acoustique, effets), Sébastien Bacquias (contrebasse, effets)

Pantin, La Dynamo, 27 mars 2018, 20h30

En écoutant cette chanteuse issue d’une culture dont j’ignore presque tout, je pense à l’aphasie émerveillée de Claude Debussy à l’écoute du gamelan : « Mais mon pauvre vieux ! rappelle-toi la musique javanaise qui contenait toutes les nuances, même celles qu’on ne peut plus nommer » (lettre à Pierre Louÿs, 1895). Et je me dis aussi que le fait de n’être ni Allemand, ni luthérien, ni musicologue, et si peu musicien, ne m’empêche pas d’aimer (et parfois de comprendre) Jean-Sébastien Bach. Alors j’essaie de vous rapporter ce que j’ai aimé, perçu, et tenté de comprendre.

Le chant s’apparente au début du concert à une sorte de mélopée, tissée de mélismes et d’une vocalité rauque. Puis viennent de forts contrastes de dynamique, des jeux constants sur le timbre, et une intensité de l’expression qui se fait incantatoire. La contrebasse et la guitare basse posent des arpèges et des accords sur quoi le chant improvisé se développe, jusqu’à s’évader. Chacun des accompagnateurs s’autorise, ici ou là, un solo improvisé, avec parfois le renfort de l’électronique, et pour la guitare basse l’usage inattendu d’un archet. On est constamment dans une très forte expressivité, mais avec toujours d’infinies nuances de la voix, et une grande diversité de lignes mélodiques. Il en résulte une sorte d’envoûtement, qui connaîtra son paroxysme au rappel, où les deux instrumentistes jouent la carte d’une free jazz libéré, à quoi la chanteuse répond par des éclats virulents, puis la douceur revient, mais l’effervescence demeure, comme contenue : nous sommes captés, captivés même, et conquis.

Éténèsh Wassié avec Mathieu Sourisseau et Hamid Drake au festival Banlieues Bleues en 2012

https://www.youtube.com/watch?v=5rOdCoW1jjQ

 

 

LAURENT BARDAINNE QUARTET

Laurent Bardainne (saxophones ténor), Arnaud Roulin (orgue), Bruno Chevillon (contrebasse et guitare basse), Philippe Gleizes (batterie)

Pantin, La Dynamo, 27 mars 2018, 22h

 

Un tout nouveau groupe, et un tout nouveau projet accueilli par Banlieues Bleues. Le bassiste et la chanteuse du trio précédent s’étaient connus lors d’un tournée du groupe toulousain ‘Les Tigres des Platanes’. Le titre choisi par ce quartette est (allusivement ?) ‘Tigre d’eau douce’. Un bref échange avec Bruno Chevillon, deux heures avant le concert, m’apprend qu’il est vraiment très heureux de participer à ce groupe, qui donne son premier concert après quelques jours de travail en commun. Bruno a côtoyé Laurent Bardainne en faisant un remplacement dans le groupe ‘Supersonic’ de Thomas de Pourquery (où officie également Arnaud Roulin). Et Laurent Bardainne a tissé une longue complicité avec Philippe Gleizes, avec lequel il constituait, au tout début des années 2000, un duo explosif et mémorable. La couleur musicale choisie par le saxophonsite pour son groupe est d’abord celle de l’incantation, façon Pharoah Sanders au mitan des années soixante. Sur le tapis harmonico-rythmique tissé par ses partenaires, Laurent Bardainne lance des phrases presque rituelles, à l’expressivité tendue, à l’intensité croissante. Après un époustouflant solo de Bruno Chevillon à la contrebasse, le saxophoniste joue de contrastes violemment lyriques. Puis Bruno Chevillon passe à la basse électrique, et là ça barde sérieusement, de tous côtés (orgue, batterie, et sax bien sûr). Quand revient la contrebasse, Laurent Bardainne tire de son saxophone des sonorités qui me rappellent le doudouk arménien. La pression monte, le tempo aussi, et Philippe Gleizes s’embarque dans un solo explosif, où les rythmes se surperposent dans une infernale course au temps. Retour à la guitare basse, et à un calme relatif pour le thème suivant qui commence par une intro de l’orgue, aseez soul. Plusieurs fois au cours du concert, l’instrument aura effleuré ces cadences plagales qui firent le bonheur du gospel. La fin du programme commence par un duo sax-batterie qui ravive l’ancienne connivence de Laurent Bardainne et Philippe Gleizes, et pour moi le souvenir intact de leur prestation au Concours de la Défense 2001,et leur époustouflant concert toujours en duo, l’année suivante, au festival de Radio France et Montpellier. Tout le groupe s’embarque dans un jazz très jazz, un jazz libre, très libre : free jazz ? Ce pourrait être le mot juste, s’il n’était trop chargé d’histoire, et aussi, hélas, de récupération(s). Suit un échange entre la batterie, plus que survoltée, et la guitare basse, qui pousse les effets électroniques au-delà du vertige : c’est l’enfer, mais au paradis ! Et là, tout en douceur, l’orgue reprend, mélodique, comme s’il allait jouer Le Temps de cerises (douceur subversive, quand même….). En rappel, le groupe joue une sorte d’hymne aylerien, qui va croître en tension jusqu’à une totale incandescence. En plus de Pharoah Sanders (et de Coltrane), l’héritage d’Ayler aura aussi plané sur cette musique, ainsi que peut-être le meilleur du Barbieri de la grande époque : on connaît des généalogies moins émancipatrices. D’ailleurs la page de l’histoire est tournée : ici la mémoire est matière du futur. Belle et grande soirée, vraiment.

Xavier Prévost