Jazz live
Publié le 19 Juil 2022

Jazz à Luz 2022 3/4

Plus courte que la veille, ce vendredi 15 juillet fut marqué par une exceptionnelle réussite matinale.

Luz-Saint-Sauveur (65), Jazz à Luz, Vendredi 15 juillet 2022, 11h00, église des Templiers

Tubi Nebulosi : Giulio Tosti rencontre No Noise No Reduction

Giulio Tosti (orgue), Marc Démereau (bs), Marc Maffiolo, Florian Nastorg (bass sax)

On doit la rencontre entre le trio de saxophones graves toulousain No Noise No Reduction et l’organiste Giulio Tosti à une initiative de ce dernier. Invité au festival Toulouse les orgues, une résidence d’une semaine l’église du Jésus lui avait été proposée, occasion que Giulio Tosti avait saisie pour provoquer des rencontres avec des improvisateurs locaux. Celle avec No Noise No Reduction, prometteuse, ne devait pas rester sans lendemain grâce au programmateur de Jazz à Luz, Jean-Pierre Layrac.

Le lieu d’un concert n’a rien d’anodin. Se produire et écouter de la musique dans un site plusieurs fois centenaire engage sans doute singulièrement l’investissement artistique. Pour le premier concert de l’histoire naissante de cette formation, une véritable communion eut ainsi lieu en l’église des templiers, en une improvisation totale composée de moments successifs, entre passion et élévation.

1 – De profondis : L’orgue exhale son souffle des entrailles de sa mécanique, bientôt relayé par les trois saxophones graves. Quelques notes tenues émergent, enflent jusqu’à inonder la nef, pour une musique qui, en surface, n’est pas sans évoquer le Volumina de Ligeti.

2 – Cujus animam gemetem : Sans l’orgue, le trio transforme ses notes longues en pluie de grêles, quelques slaps de Marc Maffiolo initiant cette texture nouvelle d’attaques (qui cette fois pourrait renvoyer à certains passages des Thrènes aux victimes d’Hiroshima de Pendercki).

3 – In excelsis : Une nuée de notes rapides constituent un nuage de sons à l’enveloppe sans cesse modifiée.

4 – Lux aeterna : Des nappes de sons précédentes émerge un à-plat harmonique à l’orgue que tuile le trio. Ici et là, quelques notes se voient posées, disséminées, sur la toile du temps pour un résultat dont les harmonies fluctuantes pourraient se rapprocher des musiciens spectraux.

5 – Quantus tremor est futurus : Soudain, un cri digne de Gato Barbieri, celui de Marc Démereau, déchire l’acoustique, entraînant à sa suite un bref fracas nourri des hurlements des saxophones et des clusters de l’orgue (jeu de trompette dans le grave).

6 – Lacrimosa : Le calme revenu, des notes isolées de l’orgue scintillent au-dessus du bourdon entretenu en souffle continu par Florian Nastorg. Entre ces deux registres finit par planer une sorte de cantus firmus en valeurs longues.

7 – Dies irae, dies illa : Rejoignant le saxophoniste dans le grave, Giusto Tosti maintient un lancinant cluster auquel se joint Marc Démereau pour un « solo de sons » qui débouche sur une fascinante musique répétitive abstraite. S’ensuit une extraordinaire montée en puissance, véritable crescendo du Jugement dernier, tous jeux de l’orgue tirés ou presque.

8 – In paradisum : Tout est achevé. À l’orgue, une note céleste, immobile, perd peu à peu son souffle jusqu’à sa disparition.

9 – Gloria : Une ovation explose comme on n’en avait pas encore entendue cette année au festival, vrai et unanime remerciement à ce moment de grâce qui donne son prix à la vie.

 

Esquièze-Sère (65), Jazz à Luz, Vendredi 15 juillet 2022, 14h00, Mairie

Stéphane Clor (vlle)

L’improvisation libre en solo constitue toujours un challenge redoutable pour un improvisateur. Comment en effet « vraiment improviser », comme le disait Lee Konitz, sans fatalement verser dans la redite et l’emploi des petits trucs, travers dans lequel était tombé Anthony Braxton et qui l’amena à créer les diverses systèmes musicaux qu’on connaît pour sortir de cette impasse. Stéphane Clor n’est certes pas encore arrivé aux conclusions cosmiques du saxophoniste chicagoan, mais il a manifestement développé une réflexion pour en tirer apparemment la conclusion qu’il fallait envisager sa pratique loin du mélodisme, allant d’une certaine manière à l’encontre des qualités « naturelles » de son instrument. À l’image d’un Pascal Niegenkemper qui s’était produit en solo il y a quelques années au festival, Stéphane Clor posa des attaches à papier sur ses cordes, du papier aluminium, joua à deux archets, usa d’un e-bow et de petites hélices activées par un moteur à vitesse variable, et « étendit » son violoncelle par une pédale qui prolongeait certains sons – les faisant passer par sa caisse de résonance grâce à un tout petit ampli fixé au dos de son instrument. Dans son parcours libre, plusieurs moments s’enchaînèrent avec plus ou moins de transition qui, tous ou quasi, se concentrèrent sur l’exploration du timbre ou de l’intensité, au profit d’une performance globale homogène mais pâtissant peut-être d’une certaine uniformité. Le lieu, vite en surchauffe et peu à même d’aider à la contemplation esthétique, a pu cependant jouer dans cette histoire…

 

Luz-Saint-Sauveur (65), Jazz à Luz, Jeudi 14 juillet 2022, 16h00, Maison de la vallée

Krči et Lê Quan Ninh

Émilie Škrijelj (acc), Loris Binot (p), Lê Quan Ninh (perc)

Le duo Krči et Lê Quan Ninh se sont rapprochés pendant le confinement, rapprochement au sens esthétique et spirituel s’entend. Un disque en a résulté, fait d’échanges à distance  (géographique et temporelle), et lorsqu’il fut de nouveau possible de se voir en chair et en os, les trois musiciens voulurent bien entendu prolonger leur entente sur scène.

La prestation qu’ils donnèrent à 16h (la seconde après celle de 14h à laquelle je ne pus assister puisque j’écouter Stéphane Clor) pourrait avoir pour titre : « du silence au silence ». Tout commença en effet dans le presque-rien cher à Vladimir Jankélévitch pour se conclure de la même manière, dans la disparition d’un je-ne-sais-quoi. Entre les deux, les musiciens demeurèrent à deux exceptions près dans les nuances les plus infimes, sondant sans cesse la frontière entre silence, bruit et son, soit un art de la nuance, du délicat et de la finesse qu’il faut saluer à une époque où l’obscène et le prémâché occupent le devant de la scène. Cette dentelle d’improvisation libre fut hélas de nouveau desservie par la chaleur accablante qui régna dans la salle de diffusion de la Maison de la vallée. Dans ce cadre et ce temps privilégiés, le dérèglement climatique se rappelait là encore à notre bon souvenir.

 

Luz-Saint-Sauveur (65), Jazz à Luz, Vendredi 15 juillet 2022, 21h30, Chapiteau

Iva Bittova et Antonin Fajt

Iva Bittova (vl, vx), Antonin Fajt (p)

Avant le concert attendu d’Iva Bittova, Anne Montaron anima la deuxième des trois tables rondes centrées sur la question de l’égalité femme/homme dans la musique en 2022. Parmi les moments marquants : l’explication de Lê Quan Ninh sur son choix de pratiquer la discrimination positive, précédée d’une sorte d’autocritique de son attitude patriarcale dans un passé dorénavant lointain ; Christiane Bopp qui expliqua comment le problème du genre en musique, elle la tromboniste, s’était révélé seulement une fois son intégration au Conservatoire de Paris ; Jordina Millà faisant l’éloge du pianiste Agustí Fernández, son mentor choisi.

 

À 21h30, une foule importante s’était réunie dans le grand chapiteau monté le temps du festival près du stade de football de Luz pour écouter Iva Bittova. À Luz, où elle se produisit la première fois il y a 27 ans, elle laisse un souvenir impérissable d’une de ses prestations passées avec son mari Paval Fajt. Cette fois, elle se présentait avec leur fils Antonin Fajt pour une musique qui s’avéra éloignée du free jazz demeuré dans les mémoires. Elle n’en sut pas moins séduire une grande partie du public en faisant un vrai show. Elle débuta sa prestation en déambulant au sein de l’auditoire, chantant à pleine voix peut-être une chanson populaire montagnarde de sa Tchécoslovaquie natale (effets d’écho) et s’accompagnant à la manière du violoneux du village. Remontée sur scène, elle enchaîna avec une improvisation vocale construite à partir d’un répertoire d’effets redevables autant à la musique contemporaine qu’à la musique improvisée. Elle entonna ensuite un nouveau chant en faisant alterner ritournelle pseudo-folklorique et mélodie quasi-pop, l’ensemble finissant par disparaître au profit de sifflements d’oiseaux. Ovation : elle venait de se mettre le public dans la poche. Après quelques mots de présentation, son fils fit son entrée sur scène pour l’accompagner dans deux chants là encore peut-être populaires, du moins interprétées avec des codes renvoyant à cette sève jusqu’à ce que la musique passe en mode improvisation. Après cela, Antonin Fajt eut droit à son solo de piano, proche de la musique de film par sa simplicité efficace et son émotivité délibérée. Son fils demeurera transparent le reste du concert, le show reposant totalement sur le charisme formidable et la fantaisie d’Iva Bittova. De façon tout à fait inattendue, le concert se conclut par une reprise de « My Funny Valentine » !

Quoi que l’on puisse penser de la performance réalisée, l’expression vocale d’Iva Bittova fit l’unanimité. Surtout, pour ce qui me concerne, lorsqu’elle interpréta des musiques semblant issues de son terroir. Alors, son grain de voix, l’investissement émotionnel sans strass et l’intensité de l’émotion vécue me touchèrent profondément.

 

 

Luz-Saint-Sauveur (65), Jazz à Luz, vendredi 15 juillet 2022, 22h30, Parc Claude Massoure

Sec

Jules Ribis (elb, vx), Xavier Tabard (dr, vx)

Jouxtant l’emplacement du chapiteau, le Parc Claude Massoure accueillit la performance du duo Sec entre les deux concerts du soir. Le rock noise du duo attira un public majoritairement jeune qui, pour étonnant que cela puisse paraître, parvint à danser sur une musique pourtant faite de ruptures, de métriques complexes, voire d’opposition ludique entre les deux musiciens. La frénésie gagna donc souvent le duo pour des moments d’hyperactivisme ultravitaminé où la puissance sonore sembla remplir l’immensité des espaces montagnards

 

Luz-Saint-Sauveur (65), Jazz à Luz, jeudi 16 juillet 2022, 00h30, Chapiteau

Portron Portron Lopez

Valentin Portron, Marceau Portron (elg), Olivier Kelchtermans (dr)

Pas de club à la voute ce soir pour des raisons logistiques. La musique dynamique du trio Portron Portron Lopez, un power trio à deux guitares, se produisit donc sous le chapiteau. S’appuyant sur la batterie rock d’Olivier Kelchtermans, les deux frères invoquèrent nombre de traditions guitaristiques pour une musique facétieuse où tour à tour sont convoqués le blues, la musique hawaïenne, le folk, la country, le rock « beefheartien » (comme le précise le programme du concert), ou encore la musique répétitive – dont une séance particulièrement longue d’une immobilité exacerbant malicieusement l’arrivée d’une suite ! Comme en miroir, l’attitude du public à l’écoute de cette musique fut tout aussi éclectique et amusant : des danseurs bougeant leur corps soit de manière totalement désordonnée, soit avec la plus grande maîtrise ; au milieu d’eux, un homme reste immobile, son regard concentré ne quittant pas les mains d’un des guitaristes ; une vieille punk lance indolemment entre deux morceaux « c’est mou ! » ; une personne âgée remue la tête de haut en bas à s’en faire mal au cou ; deux jeunes filles sautillent façon kangourous ; et ainsi de suite jusque tard dans la nuit.

Ludovic Florin