Jazz live
Publié le 12 Fév 2023

Jean-Marie Machado revisite Manuel de Falla

Au café de la danse, Jean-Marie Machado a fait entendre une époustouflante relecture de L’amour sorcier de Manuel de Falla. Un magnifique concert pour fêter la sortie du disque Cantos Brujos (Label La Buissonne)

Cantos Brujos, par Jean-Marie Machado (piano, compositions, arrangements) et l’orchestre Danzas, Karine Sérafin (voc), Cecile Grenier (alto), Cécile Grassi (alto), Guillaume Martigné (cello), Elodie Pascquier (cl, bcl), Jean-Charles Richard (sop, bars), Stéphane Guillaume (fl), Didier Ithursarry (acc), Ze Luis Nascimento (perc), Au Café de la danse le 9 février 2023

Pas facile de s’emparer des mélodies composées par Manuel de Falla pour L’amour sorcier (1915). Même le grand Gil Evans, qui avait préempté Cancion del Fuego pour son disque mythique Sketches of Spain, n’échappait pas toujours à l’abus de castagnettes dans Will O’ the Wisp (c’est ainsi qu’il avait rebaptisé le morceau emprunté à De Falla).

 

Pas facile donc de revisiter un tel monument d’espagnolité flamboyante en échappant aux clichés. L’amour sorcier conte l’histoire de Candela, une gitane jeteuse de sorts persécutée par le fantôme d’un ancien amant, qui tente de s’en débarrasser (en aiguillant l’importun vers une autre andalouse aux yeux de braise) pour convoler avec son  nouvel amant. Amour, magie, surnaturel tourbillonnent dans une Espagne rêvée où tout est aussi excessif que la couleur du ciel. Une histoire aussi échevelée semble presque une invite à forcer le trait. Pour un arrangeur, c’est le risque de basculer dans le kitch, la couleur locale, voire le second degré. Avec maestria Jean-Marie Machado déjoue tous ces pièges. D’abord parce qu’il décide de prendre au sérieux cette histoire de fantômes, et d’en explorer sa dimension fantastique et onirique. Ce parti-pris est clairement posé au début du disque (et du concert). Le premier morceau, en piano solo, s’intitule Sueño de Candela (Le rêve de Candela) : un délicieux petit songe debussyste émaillé de dissonances, où les couleurs espagnoles s’installent avec douceur et subtilité, une merveille. Et en même temps un message à l’auditeur. Oui, l’Espagne sera bien là, mais sans surcharge, et différemment selon les morceaux : parfois en filigrane, parfois au premier plan, lors de poussées d’énergie et de violence irrésistibles (par exemple dans Danza rituel del Fuego, au milieu du concert). L’autre parti pris de la lecture de Jean-Marie Machado est d’élargir son regard au-delà de la couleur flamenca. Notamment par le truchement du saxophoniste Jean-Charles Richard (brillantissime) qui distille une ambiance orientale, en particulier dans Molto Tranquillo, ajoutant un zest de Night in Tunisia aux chants sorciers. Jean-Marie Machado donne aussi, par endroits, des couleurs ethniques à ses chants sorciers, on entend des échos de musique peule dans certains solos de flûte de Stéphane Guillaume, virtuose et aérien par ailleurs, par exemple dans Como Llamas.

Les arrangements sont d’une grande finesse de main. Jamais surchargés, jamais répétitifs, aérés, ils laissent circuler la musique qui passe avec fluidité des bois aux cuivres, ménageant de beaux moments de silences, de solos, de duos, avec une multitude d’inventions sur les couleurs et les timbres : par exemple dans Cancion del fuego fatuo, à la fin du morceau, ce ravissant passage de pizzicato collectif (les deux altos plus le violoncelle) scandé par un bruit percussif très léger, comme une peau de tambour qu’on effleure. Mais c’est en fait Stéphane Guillaume à la flûte qui produit ce petit son percussif. On trouve de telles inventions à chaque morceau, ce qui fait du concert un régal pour les oreilles.

Jean-Marie Machado a réservé à chaque musicien un moment pour s’exprimer, mais chaque solos s’inscrit dans une logique dramatique et narrative parfaite. Comme dans Danza del Terror, où  François Thuillier dans un sensationnel numéro de parlé-chanté dans son tuba, avec des sur-graves de rhinocéros qui gargouille, évoque un au-delà peuplé de fantômes ricanants. Il faudrait citer chacun d’entre eux. On mentionnera le dernier arrivant, le percussionniste Ze Luis Nascimento, d’une très grande finesse, dont les petits carillons subtilement dosés apportent beaucoup de poésie à la musique.

Les belles musiques se reconnaissent souvent à leur manière de réunir les contraires. C’est le cas ici. Une musique très écrite mais jamais figée, une exploration délicate et subtile des rêves et du surnaturel, mais avec des flambées de violence et de sauvagerie. Le visage des musiciens disait tout de la rareté du moment: ils semblaient profiter de ces chants sorciers autant que les spectateurs.

Texte: JF Mondot

Dessins : AC Alvoet (autres dessins, peintures, gravures, à découvrir sur son site annie-claire.com)