Jazz live
Publié le 21 Août 2020

Le jazz et les alentours de Malguénac

Hier soir 20 août, le festival Arts des ville Arts des champs ouvrait ses portes à Malguénac, avec EntoArtix, le Géraldine Laurent Quartet et les Rhythms of Resistance de Naïssam Jalal. Retrouvailles.

Si la Covid 19 n’a pas atteint sans prévenir quelque partie de mon capital mémoire, je crois bien que c’est mon premier concert depuis le 14 mars, veille du confinement. Il n’est pas si étonnant que ce soit pour le 23ème festival Arts de villes Art des champs de Malguénac dont le titre est aujourd’hui précisé du surtitre “Jazz et alentours”. Parce que ce “Monde d’après” – dont on nous a rebattu les oreilles, dont nous avons rêvé nous mêmes, et qui pourrait bien, hélas, n’être qu’une illusion, le “Monde d’avant” étant lancé avec une telle puissance d’inertie vers on ne sait trop quoi d’assez terrifiant –, s’il a quelque chance de se réaliser, ce ne sera que dans le retour à la taille humaine qu’incarne ce festival qui a su depuis sa création et ses premiers succès résister à la folie des grandeurs et à la tentation d’augmenter sa jauge, aujourd’hui de 500 places. Et que le déconfinement ne pouvait se réaliser que dans ces formats “raisonnables”. Malguénac est donc l’un des seuls, l’un des rares de l’été (pour ne pas dire le seul au risque de l’erreur et de l’injustice) à n’avoir jamais annulé sa programmation. Il y a là quelque chose d’un peu rebelle, d’un peu breton, où l’on voit bien la tentation pour certains de nier la réalité du danger ou de jouer avec le feu… Mais Malguénac a ouvert ses portes hier en respectant bon an mal an des règles de distanciation qui de la sphère privée à la sphère publique relèvent d’une quadrature du cercle avec laquelle il faut savoir composer avec autant d’exigence que de souplesse (où l’on voit bien que l’excès d’exigence amène, la fatigue aidant, souvent à des relâchements inconsidérés, là où l’excès de souplesse et relève d’une nocive inconscience).

Malguénac rouvrait donc ce 20 août, sans Joe Lovano que nous espérions dans son programme Charlie Parker mais retenu à New York par la situation, remplacé demain (c’est-à dire ce soir 21 août lorsque vous lirez ces lignes) par le nouveau groupe de Guillaume Perret dont le pianiste Yessai Karapetian a pu, lui, revenir du déménagement à New York qui a suivi en 2019 sa sortie du CNSM de Paris par la grande porte.

Ça commence traditionnellement sur la scène extérieure, alentour donc avec “les alentours” d’une programmation qui chaque année évolue au cours de ses trois soirées, du jazz à ses alentours (soirée du samedi plus festive, plus “jeune”, plus “musiques actuelles”), pour se terminer le dimanche par un concours de palets et une session irlandaise. C’est cependant la pop élégante du trio Ento / Artix qui nous accueille énergiquement cadencée par sa rythmique (le bassiste Guillaume Pique et le batteur Simon Portefaix), mais portée par l’onirisme des textes, des mélodies et de la voix de Sophie Le Morzadec, tandis qu’à l’arrière scène dans un espace élégamment aménagé pour le confort des artistes, le quartette de Géraldine Laurent se restaure, ravi de se retrouver pour la première fois depuis la crise, la saxophoniste remontant pour la première fois sur les planches depuis mars, non sans une certaine appréhension.

Aussitôt sur scène, rien n’y paraît plus, alors même que Leonardo Montana remplace au piano Paul Lay pour la première fois sur “Cooking” (du nom du dernier album du quartette), programme extrêmement balisé par l’écriture, les rendez-vous, les chausse-trapes, les volte-face que Géraldine Laurent balaie de longs traits frénétiques sur un territoire esthétique dont les marges pourraient être définies par Jackie McLean et Greg Osby, avec un art du plein dont les entortillements autour de chaque propositions mélodiques relèvent moins du remplissage que d’une espèce de spectographie des différents moments de sa grille d’improvisation.

L’éclairage est tout à la fois sobre et ambitieux, la sonorisation sans excès avec une illusion de tout acoustique sensible même en étant installé sur une aile extérieure proche des hauts parleurs de façade, avec un petit déficit du côté du piano auquel il sera progressivement remédié. Le pianiste lui-même, moins brillant, moins baroque que Paul Lay, se révèlera lui-même au fil du concert, d’une personnalité peut-être plus discrète sur le morceau d’ouverture, peut-être lui-même le plus “classiquement jazz”. Mais d’emblée, ravi du Steinway mis à sa disposition, il s’impose par sa connaissance de ce répertoire difficile qu’il connaît déjà par cœur sans l’avoir jamais joué. Modeste, après le concert, il en reportera tout le mérite sur la complicité de ses deux interlocuteurs, Yoni Zelnik (contrebasse, une économie virtuose au profit de la profondeur du tempo, du son, de la ligne) et Donald Kontomanou (batterie, un sourire, une précision, une musicalité et une décontraction qui me rappelle Jo Jones, bien que d’une tout autre esthétique). Ils lui renverront l’hommage, époustouflés par l’aisance avec laquelle il a su se joindre à cette complicité labyrinthique qui s’épanouit au fil du concert, tout en étant lui-même, emmenant le quartette vers des espaces nouveaux.

Des moments tout particuliers, la bouleversante ballade Day Off, dont le titre résonne avec ce silence que la saxophoniste a traversé depuis mars. Un hommage à Henri Texier avec lequel elle joua autrefois, Early Bass Master, où étrangement, au travers d’une musique qui lui est pourtant étrangère, la personnalité du dédicataire transparaît comme en ombre chinoise, comme une espèce d’empreinte négative. Long et fervent contrechant sax-contrebasse en ouverture d’une pièce dont le titre m’a échappé. Room 44 en souvenir des chambres d’hôtel des tournées, qui sera l’occasion d’un stop chorus hallucinant de Montana… Voici près d’une heure et demie qu’ils sont sur scène – et en prenant conscience, la saxophoniste s’excuse d’avoir mordu sur le planning de la soirée –, mais le public de Malguénac n’a pas vu le temps passer et la rappelle pour un bref encore sur les motifs entêtants du standard You and the Night and the Music.

Autres temps, autres mœurs, autres codes. Tandis que, à l’extérieur, Géraldine Laurent signe ses disques au stand savamment fourni du disquaire, ancien Harmonia Mundi, qui s’est mis à son compte à Rennes, 12 rue de Saint-Malo sous la belle enseigne de Les Enfants de Bohème, Naïssam Jalal prend possession de la scène avec ses alentours orientaux et ses Rhythms of Resistance : Mehdi Chaïb (saxes soprano et ténor avec un vocabulaire merveilleusement adapté à ces alentours), Karsten Hochapfel (guitare et violoncelle), Damien Varaillon (contrebasse), Arnaud Dolmen (batterie). Entré en retard en salle après m’être attardé en coulisses, j’en retiens surtout les qualités de flûtiste, d’une traversière qui n’est pas sans accointances avec le ney auquel Naïssam Jalal recourt également, et qu’elle combine ici et là avec le son de sa voix, notamment lors du poignant hommage à la rébellion syrienne fracassée par le chaos qu’a entrainé sa sauvage répression. Public sous le charme.

Et me voici, sous le dais d’une nuit sans lune piquetée d’étoiles, reparti sur les routes désertes du Pays Poulet. Une martre qui prenait imprudemment sa température avec son nez en bordure de chaussée, relève la tête pour observer, étourdie, mes phares la frôlant en s’étonnant « Tiens, Malguénac aurait donc lieu ? Les Humains sont de retour, restons sur nos gardes. » Ce soir nous reprendrons cette route dans le sens inverse pour venir entendre notamment le tandem Sophia Domancich-Simon Goubert. Franck Bergerot